Cristallisation.

Selon Stendhal, la « cristallisation» est un processus par lequel un homme s’imagine que la femme qu’il aime est dotée de toutes les qualités.

Il s’agit, en réalité, d’une obsession romantique unilatérale malsaine. Habituellement non-réciproque, ce sentiment de l’homme envers la femme est une idéalisation irréaliste.

La cristallisation, c’est de la paralysie. Vous cessez de mûrir, de bouger, de croître. Vous cessez d’être vous-même. La femme de votre vie n’existe pas. Elle n’est pas l’unique, la seule. C’est le mythe de l’âme sœur. Il y a des femmes qui sont bonnes pour vous, et d’autres qui le sont moins, mais il n’y en a pas une qui est faite pour vous. Quiconque vous dira autre chose essaiera de vous vendre quelque-chose. Il y a de nombreuses « personnes spéciales » pour vous ; il vous suffit de demander aux personnes divorcées, ou veuves, qui se sont remariées après que leur « âme sœur » soit morte (ou qu’elle soit partie avec une autre personne).

C’est cela qui est terrifiant avec ce mythe de l’âme sœur (cette fantaisie à laquelle chacun a adhéré) : il existe une seule personne pour chacun de nous, et aussitôt que les planètes sont alignées, et que le destin agit, vous savez que vous êtes faits l’un pour l’autre. C’est une belle ligne directrice pour un film romantique, mais c’est une façon bien maladroite pour planifier votre vie. C’est simplement paralysant.

Ce qui est encore plus fascinant à ce propos, plus particulièrement pour les hommes, c’est que leur vision de la vie est totalement trompée par ce mythe.

Ces mêmes hommes qui, par ailleurs, reconnaissent la valeur de la psychologie, de la biologie, de la sociologie, de l’évolution, du business, de l’ingénierie… ces hommes qui ont une compréhension complète du rôle que jouent ces sciences dans tous les domaines de notre vie quotidienne ; sont les mêmes hommes qui deviennent agressivement opposé à l’idée qu’il n’y pas « une âme pour chacun » et qu’il y a plutôt des milliers de personnes qui peuvent remplir nos critères pour devenir « celle-là », l’« unique », la « seule »…

Réfuter le mythe de l’âme sœur leur paraît alors, en quelque sorte, « nihiliste ». Que ce mythe soit faux bouscule leurs idées, leurs préconceptions, leurs croyances. C’est comme si vous disiez « Dieu est mort » à une personne profondément religieuse. Cela paraît terrible de contempler l’idée qu’il n’y a peut-être pas d’« âme sœur », mais plusieurs âmes potentielles avec qui partager sa vie.

Ce romantisme occidental, ce mythe, est basé sur le présupposé qu’il n’existe qu’une seule et même personne pour chaque individu et que la vie peut et doit être passée dans la recherche constante de cette âme sœur. Ce mythe est si fort et si persuasif dans notre inconscient collectif que s’en est devenu une loi religieuse, et cela a été intégré comme tel par chacun, à mesure de la féminisation de notre culture occidentale.

Peut-être faudrait-il redéfinir ce concept de « cristallisation ». Il est nécessaire de distinguer entre une saine relation, construite autour d’une affinité et d’un respect mutuel, et une cristallisation unilatérale. La cristallisation peut-elle être à l’origine d’une relation monogame saine ? Après tout, n’est-il pas normal pour un homme de « cristalliser » envers sa copine ou sa femme ? Elle est la « seule et l’unique » pour lui.

Non. La cristallisation est une dépendance psychologique unilatérale. La cristallisation est à l’inconscient individuel ce que le mythe de l’âme sœur est à l’inconscient collectif. La cristallisation n’est pas un aspect d’une relation saine ou d’un mariage serein.

La cristallisation est très certainement un fait sociologique : elle n’est pas seulement une croyance personnelle, à un certain degré, elle est aussi une idéologie disséminée dans la culture populaire (les médias de masse, la musique, la littérature, le cinéma, les réseaux sociaux…).

Le business des sites et des applications de rencontre repose en réalité sur la surexploitation de ce mythe et de cette insécurité, qui pousse les personnes à chercher cette âme sœur. Que les hommes aient une prédisposition naturelle à la protection, et à la monogamie est un fait efficace à la fois d’un point de vue social et biopsychologique, mais une cristallisation pathologique est un sous-produit de ce comportement. Il faut distinguer cette saine dynamique protecteur/ pourvoyeur de la cristallisation, qui est fondamentalement un auto-sabotage de notre propension à protéger.

La cristallisation est une insécurité pathologique lorsque la personne qui en souffre est célibataire, mais cela devient encore plus paralysant lorsque la personne qui fait l’objet de la cristallisation est en couple avec celui qui l’idéalise. Ce désespoir qui pousse une personne à s’installer avec l’âme sœur (que celle-ci lui soit bienfaisante ou non) est le même désespoir qui pousse cette personne à ne pas savoir mettre fin à cette relation, lorsque celle-ci devient insatisfaisante. Après tout, si c’est la seule et l’unique, comment pourrait-il vivre sans elle ? Ou pire, la personne « idéalisante » doit penser qu’elle doit se changer elle-même, ou changer la personne idéalisée, afin que cette relation perdure. Une idéalisation de la relation est elle-même une racine de la cristallisation.

Avec une conception si limitée, binaire, du « tout ou rien », qui est celle de l’âme sœur, comment pouvons-nous mûrir suffisamment pour comprendre ce qu’est vraiment une saine relation ?

Cette relation idéalisée, qui croit en une âme sœur, entre en contradictoire avec les coûts d’une poursuite constante de cette âme sœur avec qui l’on souhaite s’installer. Après toute une vie investie dans cette idéologie, ne sera-t-il pas beaucoup plus difficile de parvenir à la réalisation que la personne avec qui l’on vit n’est pas, en réalité, cette âme sœur ? A quelle extrémité peut parvenir une personne afin de protéger cette croyance en l’âme sœur ?

Il arrivera, à un certain point de la relation idéalisée, où l’un des participant établira sur l’autre sa domination basée sur l’absence de pouvoir de celui qui idéalise l’autre. Il n’y a pas plus grand pouvoir, pour une femme, de savoir – sans le moindre doute – qu’elle est la seule et l’unique source d’intimité et de sexe pour son homme. Une mentalité « cristallisée » ne fait qu’accentuer cette domination féminine sur l’homme idéaliste.

Il n’y a rien de plus paralysant pour le développement d’un homme que de croire toute sa vie que la relation (insatisfaisante) qu’il a avec une personne, est la seule relation qu’il n’aura jamais, parce qu’il croit être son âme sœur. La même chose s’applique effectivement à une femme, et c’est cette idée que nous avons lorsque nous voyons une très belle femme courir après un salaud parce qu’elle croit – elle – que cet homme est sa seule et unique source de sécurité affective. Dans son cas, peut-être que c’est son hypergamie qui oblige celle-ci à rester avec lui, mais c’est aussi la peur de perdre l’âme sœur.

La définition du pouvoir n’est pas le succès financier, le statut social ou l’influence que nous avons sur les autres, mais le degré de maitrise avec lequel nous dirigeons notre propre vie. Souscrire à l’idée de l’âme sœur, et donc souffrir de cristallisation, c’est accepter de perdre tout pouvoir dans le domaine affectif de notre vie. Il est préférable d’accepter qu’il n’y a pas d’âme sœur, mais qu’il y a plusieurs âmes potentielles.


Source : There is no One publié par Rollo Tomassi le 30 août 2011.