Pourquoi ne fait-on plus d’enfants en Italie ?

Du matérialisme au post-matérialisme.

Plus qu’un caprice collectif de milléniaux, le manque de nouveau-nés est l’aboutissement de changements profonds qui ont rendu plus rationnel le fait d’avoir moins d’enfants. Car si l’on y réfléchit bien, il y a encore quelques décennies, il fallait avoir plus d’enfants pour obtenir plus de revenus, et nos grands-parents fondaient des familles dans des conditions bien pires qu’aujourd’hui.

Déjà dans les années 70, le politologue américain Ronald Inglehart parlait d’une « révolution silencieuse ». Il disait que lorsqu’une société atteint un certain niveau de bien-être, comme cela s’est produit dans la majeure partie de ce que nous appelons l’Occident, les priorités se déplacent. C’est-à-dire qu’une personne ne pense plus seulement à remplir le frigo ou à survivre à l’hiver, mais commence à réfléchir à qui elle est et comment elle veut vivre. Autrement dit, elle opère un passage des « valeurs matérialistes » (celles de la sécurité, de l’emploi stable, de la maison de propriétaire, du « je me marie et je mets au monde des enfants parce que tout le monde a toujours fait comme ça ») aux « valeurs post-matérialistes » centrées sur la liberté, la réalisation personnelle et la qualité de vie.

Bref, non plus « avoir pour vivre », mais « vivre pour être ». Si autrefois le rêve était d’avoir quelque chose à partir d’une descendance ou d’une famille, aujourd’hui le rêve de beaucoup est d’être quelqu’un, de faire le travail qui nous plaît, de voyager, d’avoir du temps pour des loisirs, de garder le contrôle sur sa vie et ainsi de suite. Ce changement de perspective naît d’un principe assez simple : plus la sécurité matérielle augmente, plus les désirs immatériels croissent.

Quand un homme a déjà tout ce dont il a besoin pour vivre (par exemple une maison, une connexion internet stable et une série télévisée à regarder le soir), il cesse de s’inquiéter de sa survie et commence à se demander quel sens a sa propre existence. Dans une société où le bien-être a augmenté et où la mortalité infantile s’est effondrée, avoir des enfants ne sert plus à garantir la continuité ou la sécurité de sa propre famille, comme cela fut le cas pendant des siècles.

Cela ne signifie pas que le désir d’avoir des enfants a disparu ou que nous sommes tous devenus des hédonistes acharnés, comme l’empereur Héliogabale qui banquetait avec des paons et des pétales de roses, mais simplement que les règles du jeu ont changé. Aujourd’hui, on fait des enfants, si on en fait, par désir ; et en Italie, le désir moyen reste autour de deux enfants.

L’hiver démographique mondial.

Mais attention, tout l’Occident n’est pas identique à l’Italie face à cet hiver démographique. Le gel des naissances se concentre surtout en Europe orientale et méditerranéenne, mais le véritable iceberg de la natalité se trouve ailleurs : en Corée du Sud et au Japon.

Par exemple, en Corée du Sud, la combinaison d’un travail très compétitif, de coûts immobiliers insoutenables, de rôles de genre encore rigides et d’un isolement social répandu a produit un modèle parfait de stérilité démographique : une société hyper-compétitive dans laquelle les gens n’ont plus d’espace, ni de temps, ni encore moins d’énergie pour avoir des relations, et encore moins des familles. Selon les projections de l’ONU, on parle déjà en Corée et au Japon d’une réduction de moitié de la population d’ici la fin du siècle !

En regardant l’histoire, les graines non plantées de cet hiver sont visibles depuis un siècle. Dans les sociétés agricoles, plus d’enfants signifiait plus de « bras ». Chaque enfant était une ressource productive, une aide dans les champs, ainsi qu’une assurance contre la faim. Puis, avec l’arrivée de la révolution industrielle, ces enfants deviennent des ouvriers et, par conséquent, de la main-d’œuvre à bas prix pour alimenter les usines.

Par la suite, avec l’expansion du capitalisme et le boom de la consommation d’après-guerre, chaque naissance commence à représenter non seulement un travailleur potentiel, mais aussi un futur consommateur qui va alimenter un système se nourrissant de productions et de désirs. Et ici naît l’un des plus grands paradoxes de notre temps, peut-être justement le plus grand de tous.

Pendant un siècle, le capitalisme a progressé grâce à l’amplification du progrès technologique d’après-guerre, mais aussi grâce à une base de travailleurs toujours plus large. Il suffit de penser à la génération des baby-boomers, cette énorme masse démographique qui a rempli les usines et les bureaux depuis l’après-guerre. Le système reposait sur cette équation : plus de personnes, donc plus de production, donc plus de croissance.

Aujourd’hui pourtant, vous savez déjà que cette équation, à cause aussi de la baisse des naissances, commence à ne plus fonctionner aussi bien qu’autrefois. Pour le comprendre, il suffit de regarder les chiffres. Dans les pays occidentaux, le taux de fécondité, c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants par femme, s’est effondré : de plus de deux enfants par femme dans les années 60, il est passé à des valeurs bien en dessous du seuil de remplacement générationnel qui est d’environ 2,1. Pour bien comprendre, sous ce chiffre, la population commence inévitablement à décliner.

En Italie, qui est un peu la lanterne rouge de ces listes, le taux de fécondité est tombé à 1,20 en 2023. En pratique, la génération des trentenaires fera en moyenne à peine plus d’un enfant par personne. Et de fait, les naissances sont en baisse constante : seulement 379 000 bébés en 2023, soit 34 % de moins qu’en 2008. Certes, aujourd’hui les femmes deviennent mères plus tard (l’âge moyen à l’accouchement est désormais de 32 ans et demi), mais ce phénomène n’est pas né hier. Ses racines remontent déjà aux années 70 et 80, quand la croissance économique, l’émancipation féminine et les nouveaux modèles culturels ont commencé à redéfinir le sens même de la famille. Nous commençons à refuser toute société basée sur l’exploitation et sur la division des tâches et du travail en fonction du sexe, rendant l’un serviteur de l’autre.

Les causes économiques.

La pénalisation liée à la parentalité.

L’un des facteurs les plus pertinents à prendre en compte est le coût en termes de carrière et de temps personnel qu’implique le fait d’avoir un enfant. Cela touche les deux sexes, mais continue de peser surtout sur les femmes : c’est ce que les économistes appellent la « child penalty », la pénalisation économique et professionnelle qui survient après la naissance d’un enfant. En pratique, devenir parent signifie souvent voir sa carrière ralentir, gagner moins et avoir moins de liberté de mouvement.

Cela arrive d’une part parce que notre économie est encore construite autour d’un modèle de travailleur totalement disponible avec des horaires infinis — un « Monsieur Fantozzi » qui se plie devant le méga-directeur suprême. D’autre part, parce que la société dans laquelle nous vivons nous pousse à être égoïstes (dans l’acception la plus neutre possible du terme) et à moins accepter que notre temps soit dédié à autre chose qu’à nous-mêmes. C’est un modèle pensé pour un adulte sans attaches, incompatible avec le soin détaillé de la famille. Statistiquement, c’est la mère qui ralentit, non parce qu’elle y serait plus disposée, mais parce que les congés et les conventions sociales suggèrent que c’est son rôle. Dans les pays scandinaves, cette pénalité est contenue (14 % au Danemark), tandis qu’en Allemagne ou en République Tchèque, elle dépasse les 40 %.

La stabilité économique et le logement.

Fonder une famille nécessite une base matérielle solide. En Italie, l’âge moyen auquel on quitte le domicile parental dépasse 30 ans. Trouver un logement décent est devenu un parcours du combattant, surtout dans les grandes villes où se trouve le travail. À Milan, un deux-pièces de 20 m² en sous-sol coûte 1500 € par mois. (Si tu veux acheter ce bunker, c’est en moyenne 5500 € le mètre carré !). C’est un cercle vicieux : on attend la stabilité pour faire un enfant, mais cette stabilité n’arrive jamais.

Le manque de soutien.

L’Italie a préféré les « bonus » ponctuels (bonus bébé, bonus maman), une logique clientéliste délétère. Penser qu’un couple décide de fonder une famille grâce à un misérable chèque de 1000 € est un acte de foi dans la stupidité humaine. Si élever un enfant jusqu’à 18 ans coûte environ 175 000 €, offrir 1000 € pour inciter à la naissance, c’est comme offrir un café à quelqu’un qui doit s’acheter une maison. Il faut des infrastructures permanentes : des crèches gratuites et des congés parentaux paritaires. En Suède, chaque couple a droit à 480 jours de congé rémunéré ; en Italie, nous en sommes à 10 jours. 10 ! 

La gérontocratie.

Pendant que la politique discute, les coûts quotidiens restent sur les épaules de ceux qui travaillent. En Italie, prévaut encore une logique d’urgence gérontocratique « dinosauresque ». On dépense des montagnes d’argent dans les retraites (environ 16 % du PIB, record absolu de l’OCDE), alors qu’il ne reste que des miettes pour les politiques en faveur des jeunes et des familles (à peine 1 %). Ce déséquilibre est aussi le fruit du poids électoral des seniors qui, en Italie, sont nombreux et votent de manière compacte. On finit par avoir une politique qui se bat exclusivement pour protéger ceux qui votent le plus.

Les causes sociales et culturelles.

À mon avis, le problème n’est pas seulement le coût d’un nouveau-né, mais ce qu’il représente aujourd’hui. L’un des aspects les plus profonds est le changement des normes sociales. Aujourd’hui, être parent semble être devenu une tâche titanesque, presque une profession à part entière qui exige des compétences, de l’argent et un dévouement total.

Le sociologue Maurizio Ferrera explique que le métier de parent est devenu plus exigeant : il ne suffit plus d’élever les enfants, il faut leur fournir dès la petite enfance la plus grande quantité et qualité de stimuli possible. Un bon parent ne se contente plus de voir grandir ses enfants, il ressent une pression constante — presque un stigmate social — qui le pousse à soigner chaque détail, de l’alimentation aux émotions. Un enfant est devenu un « projet » à cultiver, comme un investissement à long terme dans une vitrine de cristal.

Cette peur de mal faire, cette « Parenting Mania », est une épée de Damoclès. Beaucoup de jeunes, déjà épuisés par des emplois précaires, se demandent s’ils seront capables de supporter cette charge. On est passé d’une logique de survie collective à une logique de maximisation individuelle. Comme l’expliquait Ulrich Beck, nous vivons dans une « société du risque » où l’individu doit gérer seul des incertitudes autrefois partagées. Être parent entre en compétition avec la réalisation personnelle. Beaucoup de jeunes voient des amis néo-parents épuisés et se disent : « Adieu la spontanéité, adieu les voyages, adieu le sommeil ».

Le changement de priorité.

Dans les années 50 et 60, le message était clair : faire des enfants était un acte normal de réussite sociale. La culture populaire le répétait partout : dans les publicités télévisées avec la famille parfaite, incarnation du bonheur domestique. Aujourd’hui, quand les jeunes imaginent la « dolce vita », ils n’y incluent plus forcément un mariage et une progéniture.

La sécularisation a joué un rôle énorme : en perdant la pression religieuse du « croissez et multipliez-vous », l’impératif procréatif s’est affaibli. En Italie, personne ne vous juge aujourd’hui si, à 35 ans, vous n’avez pas d’enfants ; au contraire, on vous demande pourquoi vous devriez vous compliquer la vie. C’est l’individualisme, fils du capitalisme et du consumérisme, qui a placé le « Moi » au centre de l’univers.

À cela s’ajoute la fragilité des relations. Pour avoir des enfants, il faut un couple solide, mais les liens durent moins longtemps et les séparations sont devenues la norme. Les familles unipersonnelles ont explosé : aujourd’hui, 32 % des familles italiennes sont composées de célibataires. Bientôt, même la publicité cessera de nous montrer des familles parfaites pour nous montrer un individu de 33 ans souriant devant son plat individuel, seul chez lui, devant sa série Netflix.

Quelles solutions ?

Peut-on inverser la tendance ? Le défi n’est pas seulement technique, il est culturel. Il faudrait réhabiliter l’idée que faire des enfants est compatible avec une vie épanouie. Cela signifie changer radicalement la culture d’entreprise qui voit encore la naissance comme un obstacle à la productivité.

Il y a aussi une dimension plus profonde : la méfiance envers l’avenir. Dans un monde qui semble s’effondrer entre guerres et catastrophes, beaucoup ne veulent pas mettre d’enfants au monde. Sans redécouvrir un sens du futur collectif, toutes les mesures pratiques ne seront que des palliatifs. La philosophe Hannah Arendt exaltait la natalité non comme un nombre, mais comme la capacité humaine de commencer quelque chose de nouveau. C’est le sens du verbe « generare » : ouvrir de nouvelles possibilités.

Inutile de culpabiliser ceux qui choisissent de ne pas procréer. Même la Chine, qui a imposé la politique de l’enfant unique, expérimente aujourd’hui l’impuissance politique face au changement culturel. Vous pouvez obliger les gens à ne pas faire d’enfants, mais vous ne pouvez pas les convaincre d’en faire quand ils n’en veulent plus.

La route est tracée : rendre la société plus adaptée aux jeunes familles avec des politiques et des services favorables, et cultiver un climat culturel qui valorise ce choix sans l’imposer. Mais il est peu probable que nous revenions aux taux des années 60, et peut-être ne devrions-nous pas le vouloir, car ce modèle reflétait un monde très différent.