Depuis plus de trente ans, l’enseignement du latin et du grec ancien est défendu contre vents et marées – on pense au « rénové » de triste mémoire – par la Fédération des Professeurs de Grec et de Latin. Cette association sans but lucratif regroupe les philologues classiques des différents réseaux de l’enseignement francophone de Belgique. Elle publie un bulletin trimestriel contenant maintes notes intéressantes sur l’apprentissage des langues dites « mortes », les livres sur le monde antique, les expositions, les classiques au théâtre (tout récemment les Antigones et un Juvénal magistralement dépoussiéré par Michel Grodent)… Ainsi que des brochures sur des sujets variés : l’humanisme (R. Schilling), la tragédie grecque (J. de Romilly), en tout une vingtaine de textes inédits. Lors de sa dernière assemblée générale, rehaussée par la présence du professeur A. Michel de la Sorbonne, venu prononcer une conférence sur la Politique et l’Esthétique chez Tacite, de vives craintes ont été exprimées face à l’évolution (?) de l’enseignement en Belgique. En effet, de récentes mesures, qui soulèvent un tollé d’indignation tant dans le corps enseignant que parmi les parents et les élèves, imposent un véritable carcan à tous : les 32 heures hebdomadaires, c’est-à-dire ce qu’il faut bien appeler une formation au rabais. Dans un pareil cadre, l’enseignement des langues classiques ne trouvera que fort difficilement la place qui lui revient. En outre, des rumeurs persistantes de « primarisation » de l’enseignement secondaire, à savoir la mainmise des instituteurs sur les deux premières années et surtout la fermeture totale du secondaire inférieur aux universitaires (les régents coûtant moins cher !) font qu’il n’y a vraiment pas de quoi pavoiser dans la Patrie des Arts et de la Pensée… Notre enseignement général, naguère réputé dans toute l’Europe, risque fort de sombrer irrémédiablement. En Belgique comme en France, à l’accroissement – significatif – de la demande de cours de latin et de grec correspond une réduction croissante des possibilités, c’est-à-dire de la liberté du choix. Les justifications sont légion : Économies (de bouts de chandelles), Égalitarisme (ou Dogme de l’Infaillibilité ministérielle), Rationalisation (ou plutôt rationnement, à quand les tickets ?), et bien d’autres encore plus savoureuses. Mais pourquoi, par Zeus, encore étudier ces vieilleries à l’aube du GMU (id est le Grand Marché Unique, version technocratique du Paradis) ? C’est à cette pertinente question qu’ont répondu les classiques de la FPGL avec lucidité, méthode et modération. Leurs arguments ont été rassemblés dans une petite brochure à diffuser d’urgence auprès du public cultivé, afin de lui faire mieux apprécier l’utilité et la place des langues anciennes dans l’enseignement de l’an 2000. Il faut en effet maintenir le latin pour le rôle irremplaçable qu’il joue dans la structuration de l’esprit logique chez l’adolescent : ses déclinaisons, sa conjugaison, sa syntaxe, la pratique constante de l’analyse et de la synthèse, l’exercice du thème et de la version permettent à celui-ci d’acquérir une logique abstraite. Or, toutes les recherches en psychologie génétique montrent que, si l’école primaire (de 6 à 12 ans) doit inculquer la logique concrète, il revient précisément à l’enseignement secondaire de former les adolescents de 12 à 18 ans à la logique abstraite.
L’étude du latin doit donc pouvoir être entreprise dès l’âge de 12 ans, comme cela a été la règle en Occident depuis des siècles. L’idéal est d’ailleurs de l’étudier 4 heures par semaine : un cours de 2 heures ne serait qu’un cours-croupion, sans grande utilité si ce n’est de donner un vague vernis culturel à l’élève. Or, le latin n’a pas à être une information parmi d’autres mais doit demeurer une formation de l’esprit, qui amène l’adolescent à conceptualiser et à catégoriser, à passer de l’inconscient au conscient, à maîtriser des structures logiques. Quant à la rentabilité sociale des langues anciennes, elle est indéniable, puisqu’elles permettent de développer une connaissance très approfondie, quasi charnelle, du français et qu’elles facilitent l’apprentissage des autres langues indo-européennes. La traduction commentée de textes antiques permet aussi de mieux cerner notre identité d’Européens, d’éviter les nationalismes de clocher, d’apprécier ce qui nous unit : Cives Romani sumus ! Enfin – et ce dernier point ne figure pas dans la brochure précitée – l’étude du latin et du grec permet un accès direct aux sources de notre imaginaire païen, à nos mythes fondateurs, à nos épopées, à nos tragédies. Homère et Virgile, Euripide et Lucrèce lus dans le texte, déchiffrés sous la férule d’un professeur enthousiaste et imaginatif, nous font accéder au monde éternellement présent des nymphes, des héros et des dieux. Prométhée et Antigone doivent rester à nos côtés… La lecture d’un livre aussi important pour l’histoire de l’Occident que le Bellum Gallicum est un événement qui a marqué TOUS les jeunes latinistes, et pour toute leur vie : l’armée romaine et sa discipline, César et ses trucs littéraires d’homme politique génial, les druides et la société celtique, la résistance grandiose des Belges ; tout cet héritage devrait sombrer dans l’oubli ? Après tout, le latin et le grec ne constituent-ils pas un merveilleux pont entre les générations, un lien entre Européens de 7 à 77 ans ? Pour nous autres, Païens de cette fin de siècle, défendre les langues anciennes contre les apôtres de l’oubli et du néant, contre les bradeurs de notre identité, est un devoir sacré.
Christopher GERARD. Antaios. Vol 1. No 1. Solstice d’été 1993.