La parution d’un article, l’an passé, sur le principe anthropique (MAGNAN), dont les conclusions me paraissent très discutables, et peut-être non dénuées d’arrière-pensées, m’avait déterminé à faire une mise au point sur ce sujet dans le cadre d’une vue du monde polythéiste et non dualiste. Rappelons d’abord brièvement ce qu’est le principe anthropique. Il fut énoncé en 1961 par le physicien Robert DIRCKE (cf. l’article de G. GALLE, Pour la Science 52, p. 46-55), qui étudiait les relations entre les nombres décrivant l’univers et ceux décrivant les particules atomiques. Ce chercheur démontrait que la valeur de 15 milliards d’années, fournie aujourd’hui par les astrophysiciens pour l’âge de l’univers, loin d’être le fruit du hasard, résultait d’une nécessité inhérente à l’univers. L’originalité de l’argument est que c’est la présence de la conscience humaine qui détermine les propriétés de l’univers. Paradoxe de la science moderne que de replacer l’homme (anthropos en grec) au centre du monde ! Cette première version du principe anthropique fut bien acceptée par les scientifiques, puisque la proposition énonçant que « s’il y a un observateur, c’est que l’univers a les propriétés requises pour l’engendrer » est irréfutable. En 1974, l’astrophysicien Brandon CARTER proposa une version « forte » du principe anthropique, qui suscita davantage de réticences. Elle énonçait que « de tous les univers théoriquement possibles, les seuls réels sont ceux dont les propriétés autorisent le développement de la conscience ». Imaginons en effet que le Big Bang ait créé un univers si différent du nôtre que la vie y ait été impossible : aucun observateur n’aurait donc pu se rendre compte de l’existence d’un tel univers. En d’autres termes, la vie, loin d’être un accident dans l’évolution de l’univers, apparaît comme indispensable à son existence. Mais les choses allèrent encore plus loin avec WHEELER qui, faisant le parallèle avec la physique quantique (où l’on sait qu’une particule est indissociable de son observateur), pense que « l’observateur est aussi essentiel à la création que l’univers ne l’est à la création de l’observateur ». C’en était trop pour certains philosophes et scientifiques qui dénoncèrent un « anthropocentrisme suspect » (COMTE-SPONVILLE), « ouvrant la porte à des déviations de toutes sortes ». Selon les détracteurs de la version forte, une théorie postulant l’existence d’une infinité d’univers serait non scientifique puisque non démontrable. Mais du même coup la cosmologie perd son statut de science sous le prétexte que la production d’univers n’est pas reproductible expérimentalement ! Ces arguments semblent témoigner d’une certaine mauvaise foi. Le principe anthropique, dans sa version forte, a pourtant le mérite de répondre à quelques grandes questions du genre « Pourquoi le monde a-t-il été créé ? ». À Hubert REEVES se demandant « pourquoi de la musique plutôt que du bruit ? » (cf. Einstein : « le plus incompréhensible est que l’univers soit compréhensible »), le principe répond que l’univers est ordonné (donc compréhensible), parce que s’il avait été désordonné, nous ne serions pas là pour poser la question.
Une autre conséquence du principe anthropique est que l’homme peut très bien être le seul être pensant de l’univers. La biologie indique que l’apparition de la conscience résulte d’un enchaînement d’événements aléatoires dont la probabilité est quasiment nulle : un singe tapant au hasard sur une machine à écrire n’arriverait pas à produire une pièce de Shakespeare, même après des millions d’années ! Rappelons que, jusqu’à présent, toutes les tentatives pour détecter par radioastronomie les messages d’éventuelles civilisations extraterrestres ont échoué. Dans cette hypothèse, l’homme apparaîtrait comme le seul démiurge de l’univers : voilà de quoi susciter l’inquiétude de certains bien-pensants, apôtres de la soumission des créatures à leur créateur…
Il est révélateur que Magnan termine son article par ces mots : « Ainsi plus que jamais, en dépit des prétentions anthropiques, l’être humain reste-t-il encore étranger à l’univers. » À contrario de ce dualisme, le principe anthropique conforte l’image d’un panthéisme correspondant à la « vraie religion de l’Europe » (voir le beau livre de S. HUNKE) ; d’un sacré immanent où l’homme fait partie intégrante du Cosmos, qui est Dieu, car pour nous Dieu est tout ce qui est (cf. Aristophane, pour qui Zeus est tout ce qui existe). La vision anthropique est aussi réenchantement du monde, puisque du simple fait de regarder un ciel étoilé jaillit « la conscience d’un univers narcissique qui se contemple par les yeux des hommes » (NEWSTEIN).
Jean-Christophe MATHELIN. Antaios. Vol 1. No 1. Solstice d’été 1993.
Références :
COMTE-SPONVILLE A., L’univers a-t-il un sens ? Ciel et Espace 249 (1990), p. 38-41.
GALLE G., Le principe anthropique, Pour la Science 52 (1982).
HUNKE S., La vraie religion de l’Europe, Paris, Le Labyrinthe, 1985.
MAGNAN C., Le cosmos, miroir de l’homme ? Ciel et Espace, 1991, p. 88-92.
NEWSTEIN G., L’Ordre, Ciel et Espace 217 (1987), p. 14-15.
REEVES H., Patience dans l’azur, Paris, Seuil, 1991.