René Guénon et la Franc-Maçonnerie.

Dans son article du numéro spécial consacré à René Guénon, notre directeur, M. Paul Chacornac, a indiqué que notre regretté collaborateur avait publié, au cours des années 1913 et 1914, une série d’articles sur la Maçonnerie dans la revue La France Antimaçonnique. Malgré les explications données à ce sujet par notre directeur, beaucoup de lecteurs n’ont pas dû apprendre sans surprise la participation de René Guénon à un organe de combat de cette sorte. Au moment où les études traditionnelles entreprennent de réimprimer les travaux les plus importants publiés par René Guénon dans La France Antimaçonnique, d’abord sans signature, puis sous le pseudonyme « Le Sphinx », nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt de préciser encore la position de l’auteur des « Aperçus sur l’initiation relativement à la maçonnerie. 

Dans un de ses premiers ouvrages, « Orient et Occident », auquel il faut se reporter sans cesse si l’on veut comprendre vraiment la portée de l’œuvre de René Guénon, l’auteur mettait en garde les éléments de l’éventuelle future élite contre la séduction que pourrait exercer sur certains d’entre eux la perspective d’une action sociale immédiate, peut-être même politique au sens le plus étroit de ce mot, et qui serait bien la plus fâcheuse de toutes les éventualités, et la plus contraire au but proposé. Et il ajoutait : « On n’a que trop d’exemples de semblables déviations : combien d’associations, qui auraient pu remplir un rôle très élevé (sinon purement intellectuel, du moins confinant à l’intellectualité) si elles avaient suivi la ligne qui leur avait été tracée à l’origine, n’ont guère tardé à dégénérer ainsi, jusqu’à agir à l’opposé de la direction première dont elles continuent pourtant à porter les marques, fort visibles encore pour qui sait les comprendre ! C’est ainsi que s’est perdu totalement, depuis le XVIe siècle, ce qui aurait pu être sauvé de l’héritage laissé par le moyen Âge ». Bien que la Maçonnerie ne soit pas mentionnée nommément, il est évident que c’est à elle que l’auteur fait allusion principalement, et peut-être aussi au Compagnonnage, puisqu’il parle de ces associations au présent et que, si d’autres organisations initiatiques occidentales ont subi à partir de la Renaissance une dégénérescence et des déviations analogues, il semble bien qu’elles aient fini par s’éteindre complétement avant de parvenir jusqu’à notre temps

Ainsi, la situation de la Maçonnerie se trouve définie clairement : elle à une origine traditionnelle et elle a conservé un caractère traditionnel dans ses rites et dans ses symboles qui sont « les marques fort visibles » de sa nature profonde : elle est actuellement dégénérée et même déviée puisqu’elle va « jusqu’à agir à l’opposé de sa direction première ». De ce double caractère essentiel et accidentel, il résulte qu’en se plaçant au point de vue traditionnel on adoptera deux attitudes entièrement différentes selon qu’en parlant de Maçonnerie on pensera à l’organisation initiatique considérée dans son principe, dans ses rites et dans ses symboles, où qu’on pensera à la Maçonnerie considérée comme la collectivité des individus intégrés aux différents corps maçonniques à telle époque déterminée.

De ce même point de vue traditionnel, on établira une distinction rigoureuse entre les différentes formes d’antimaçonnisme. On considérera comme étant d’inspiration « contre-initiatique » tout antimaçonnisme qui tentera de jeter le discrédit sur la nature même de l’initiation maçonnique, sur ses rites et ses symboles, qui leur attribuera un caractère soit « naturaliste », soit « luciférien » ou « satanique » ou les tournera en dérision. Par contre, on considérera comme légitime, et éventuellement bienfaisant, un antimaçonnisme inspiré par le souci de défendre une religion qui est, elle aussi une forme de l’esprit traditionnel, antimaçonnisme qui combattra les positions idéologiques des Maçons ou d’un grand nombre d’entre eux dans la mesure où leurs idéologies sont en opposition avec la doctrine traditionnelle. Du même point de vue, on verra d’un œil indifférent un antimaçonnisme procédant de soucis purement sociaux et politiques et qui ne peut exister que là où les Maçons sont eux-mêmes descendus dans un domaine qui n’a rien à voir avec l’initiation. 

La double attitude dont nous avons parlé plus haut se marque très nettement dans toute l’œuvre de René Guénon. Il a saisi toutes les occasions d’affirmer la réalité actuelle de la transmission initiatique au sein de la Maçonnerie. Il a multiplié, surtout en ses dernières années, les études sur le symbolisme maçonnique en soulignant le rôle « conservateur » de la Maçonnerie même à l’égard d’éléments qui n’appartenaient pas originellement aux initiations artisanales ; son livre « La Grande Triade » est, à certains égards, un véritable traité de doctrine maçonnique et Les « Aperçus sur l’initiation » sont plus directement applicables à la Maçonnerie qu’à toute autre forme initiatique. Mais, dans le même temps, René Guénon ne manquait pas d’exprimer le peu de confiance qui lui inspiraient l’immense majorité des Maçons contemporains pour une restauration traditionnelle en Occident : « Il suffit de jeter un coup d’œil sur les vestiges d’initiation qui sont encore en Occident pour voir ce que certains, faute de qualification intellectuelle, font des symboles qui sont proposés à leur méditation, et pour être bien sûr que ceux-là, de quelques titres qu’ils soient revêtus et quelques degrés initiatiques qu’ils aient reçu virtuellement, ne parviendront jamais à pénétrer le vrai sens du moindre fragment de la géométrie mystérieuse des Grands Architectes d’Orient et d’Occident ! ». 

Envisageant le cas de traditions dont la dégénérescence aurait été poussée à un tel point que l’« esprit » finirait par s’en retirer totalement et dont la contre-initiation utiliserait les « résidus », effectuant ainsi une complète « subversion », il écrivait, s’adressant à la Maçonnerie aussi bien qu’à toute autre organisation traditionnelle du monde occidental : « Il convient cependant d’ajouter que, avant mème que les choses en soient à ce point, et dès que les organisations traditionnelles sont assez amoindries et affaiblies pour ne plus être capables d’une résistance suffisante, des agents plus ou moins directs de l’adversaire peuvent déjà s’y introduire pour travailler à hâter le moment où la subversion deviendra possible ; il n’est pas certain qu’ils y réussissent dans tous les cas, car tout ce qui a encore quelque vie peut toujours se ressaisir ; mais, si la mort se produit, l’ennemi se trouvera ainsi dans la place, pourrait-on dire, tout prêt à en tirer parti et à utiliser aussitôt le cadavre à ses propres fins. Les représentants de tout ce qui, dans le monde occidental, possède encore actuellement un caractère traditionnel authentique, tant dans le domaine exotérique que dans le domaine initiatique, auraient, pensons-nous, le plus grand intérêt à faire leur profit de cette dernière observation pendant qu’il en est temps encore, car, autour d’eux, les signes menaçants que constituent les infiltrations de ce genre ne font malheureusement pas défaut pour qui sait les apercevoir ». 

Dans un autre ouvrage, René Guénon déclarait encore : « Il est d’ailleurs bien clair que l’ambiance moderne, par sa nature même, est et sera toujours un des principaux obstacles que devra inévitablement rencontrer toute tentative de restauration traditionnelle en Occident, dans le domaine initiatique aussi bien que dans tout autre domaine ; il est vrai que, en principe, ce domaine initiatique devrait, en raison de son caractère fermé, être plus à l’abri de cas influences hostiles du monde extérieur, mais, en fait, i1 y a déjà trop longtemps que les organisations existantes se sont laissé entamer par elles et certaines brèches sont maintenant trop largement ouvertes pour être facilement réparées ». Quelques lignes plus haut l’auteur exprimait pourtant le souhait que, parmi les représentants des organisations initiatiques subsistant en Occident — et encore une fois il s’agissait avant tout ici de la Maçonnerie — « il s’en trouve tout au moins quelques-uns à qui les considérations que nous exposons contribueront à rendre la conscience de ce qu’est véritablement l’initiation ; nous n’entretenons d’ailleurs pas des espoirs exagérés à cet égard, non plus que pour tout ce qui concerne plus généralement les possibilités de restauration que l’Occident peut encore porter en lui-même. Pourtant, il en est assurément à qui la connaissance réelle fait plus défaut que La bonne volonté ; mais cette bonne volonté ne suffit pas, et toute la question serait de savoir jusqu’où leur horizon intellectuel est susceptible de s’étendre, et aussi s’ils sont bien qualifiés pour passer de l’initiation virtuelle à l’initiation effective ; en tout cas, nous ne pouvons, quant à nous, rien faire de plus que de fournir quelques données dont profiteront peut-être ceux qui en sont capables et qui seront disposés à en tirer parti dans la mesure où les circonstances le permettront. Ceux-là ne seront certainement jamais très nombreux, mais, comme nous avons eu souvent à le dire déjà, ce n’est pas le nombre qui importe dans les choses de cet ordre, pourvu toutefois, dans ce cas spécial, qu’il soit au moins, pour commencer, celui que requiert la constitution des organisations initiatiques ; jusqu’ici, les quelques expériences qui ont été tentées dans un sens plus ou moins voisin de celui dont à s’agit, à notre connaissance, n’ont pu, pour des raisons diverses, être poussées assez loin pour qu’il soit possible de juger des résultats qui auraient pu être obtenus si les circonstances avaient été plus favorables ». 

La situation n’a guère changé depuis que ces lignes ont été écrites. C’est dire qu’il subsiste pour la Maçonnerie les mêmes dangers ; c’est dire aussi qu’il subsiste, en prenant pour point de départ l’initiation maçonnique, les mêmes possibilités de retour à une initiation effective. René Guénon en indique une condition sine qua non dont les « expériences » passées n’ont sans doute pas tenu suffisamment compte. S’il est vrai que l’ambiance moderne est par sa nature même un des principaux obstacles à toute tentative de restauration traditionnelle, s’il est non moins vrai qu’il est impossible de se soustraire entièrement à ladite ambiance, on devrait néanmoins prendre les précautions les plus sévères pour s’en protéger dans toute la mesure possible. C’est dire que la tentative envisagée devrait tenir rigoureusement à l’écart quiconque, même initié virtuel, serait affecté par l’esprit moderne à quelque degré que ce soit. C’est dire que ne pourraient participer à cette tentative que des hommes qui, par leur « constitution intérieure » ne sont pas des « hommes modernes », ainsi que René Guénon l’a précisé dans un des derniers articles qu’il ait écrit avant de déposer la plume pour toujours, car ceux-là seuls peuvent maintenir l’attitude traditionnelle dans toute sa rigueur et sont incapables de la moindre concession et du moindre compromis. 

Rendant compte du numéro spécial que les Études Traditionnelles ont consacré à la mémoire de René Guénon, une revue maçonnique exprimait récemment le regret qu’une part plus grande de ce numéro n’ait pas été accordée à la « pensée maçonnique » de celui dont nous déplorons la perte. Nous avons tenu à combler au moins partiellement cette lacune très réelle et, pour des raisons que quelques-uns comprendront, nous avons tenu à le faire en laissant parler le plus possible René Guénon lui-même. 

Jean REYOR. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juin 1953.