« La seule ivresse intellectuelle est celle de la rupture avec les habitudes de penser et de sentir, avec l’éthique environnante ». Cette sentence sans appel suffit à dépeindre l’irrécupérable franc-tireur qu’est Michel Mourlet. Tout jeune romancier, il est découvert par trois écrivains, et non des moindres : André Fraigneau, Michel Déon et Paul Morand, qui dira de lui : « Une écriture dont il faut faire grand cas ». Critique et théoricien du cinéma, il travaille aux côtés d’Éric Rohmer aux Cahiers du Cinéma avant d’être rédacteur en chef de Présence du Cinéma, la revue des « Mac-Mahoniens », puis d’enseigner la théorie de la communication audiovisuelle à l’Université de Paris I. En 1971, écœuré par « la plus grotesque intelligentsia de tous les temps », seul et sans un sou, il fonde MATULU, gazette littéraire indépendante dont le titre est redevable à Jean Cocteau. Cette gazette non-conformiste résistera jusqu’en 1974 au terrorisme des trois T : Trissotin, Tartuffe et Torquemada. C’est l’époque où Simone de Beauvoir peut déclarer sans rire : « La vérité est une ; l’erreur multiple. » Toute l’équipe de MATULU, groupée autour de son capitaine, communie dans un refus passionné de la décadence et du pourrissement de la culture européenne, publie Le Solstice d’hiver, dernier entretien avec Montherlant, fête Barrès, Larbaud, Morand, Jünger, Loti, Fraigneau… Aujourd’hui critique dramatique et littéraire à Valeurs actuelles et au Spectacle du Monde, Michel Mourlet est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages parmi lesquels les exquises Chroniques de Patrice Dumby, une Thaumaturgie du théâtre ou L’Anti-Brecht, des pièces comme La Mort de Néron ou La Sanglière, qui lui valut le prix Montherlant en 1987, sans oublier Le Crépuscule de la Modernité, un essai courageux consacré aux ravages de l’anti-culture. Il reçoit en 1988, pour son essai La mise en scène comme langage, le prix Simone-Genevoix du meilleur livre de cinéma. Tous ces livres témoignent de l’acuité du regard que « ce païen insolent qui pleure la mort des druides » pose sur les hommes, la nature et son temps. Michel Mourlet a récemment fondé, avec quelques complices, « Les Amis d’André Fraigneau », dont Antaios est le correspondant en Belgique.
A : Tout d’abord, qui êtes-vous, Michel Mourlet ?
M. M. : Ce que je suis, je n’en suis pas sûr ; mais ce dont je suis sûr, c’est de ce que je voudrais être : un « honnête homme » au sens du XVIIᵉ siècle, c’est-à-dire le contraire de ces spécialistes dont on fait tant de cas aujourd’hui. Je partage l’opinion de Pascal : « Il est bien plus beau de savoir quelque chose de tout que de savoir tout d’une chose ».
A : Quelle a été votre formation intellectuelle et spirituelle ?
M. M. : Les humanités classiques, puis deux découvertes bouleversantes entre seize et dix-huit ans : la poésie et les pouvoirs de l’image cinématographique fécondée par la mise en scène. Élevé dans la religion catholique, incrédule de tendance panthéiste à quinze ans, révolté contre le Jéhovah judéo-chrétien à dix-huit, refusant ensuite la métaphysique comme inaccessible — par goût profond de la nature et par méditation sur la biologie (notamment J. Huxley) — je me suis rapproché peu à peu d’une vision du monde comportant une sorte de réversibilité ou d’échange entre matière, énergie et esprit.
A : Quelles ont été pour vous les grandes influences : les livres, les rencontres, les amitiés ?
M. M. :
Les livres :
— La comtesse de Ségur, lue entre quatre et six ans ;
— Le Robinson suisse de Wyss, relu vingt fois entre huit et douze ans ;
— Victor Hugo à seize ans, Valéry à vingt, Fraigneau à vingt-cinq, Montherlant et Barrès à trente.
Les rencontres :
— M. Blaizot, mon professeur de lettres en première au lycée Carnot, qui m’a ouvert l’esprit comme on ouvre une boîte de conserve ;
— des camarades de classe : Jacques Serguine, futur écrivain, et Pierre Rissient, futur cinéaste ;
— plus tard, André Fraigneau, Michel Déon, Montherlant, le cinéaste italien Cottafavi, Fritz Lang, Marcel Duchamp, Chapelain-Midy, Georges Mathieu ;
— une femme extraordinaire : Silvia Monfort…
A : À vos yeux, qu’est-ce qu’un païen ?
M. M. : Le païen rejette comme inadéquate et intolérable l’idée monothéiste née, disait Renan, de la contemplation du désert. Mais en même temps, il ne conçoit pas un univers absurde, livré au hasard plutôt qu’à la nécessité. Je tiens quant à moi que cette conception absurde naît de la contemplation du macadam et des couloirs du métro.
A : En quoi en êtes-vous un ?
M. M. : Je me sens païen pour ces raisons et aussi par anti-créationnisme : le néant antérieur postulé par la création est, selon moi, un produit imaginaire d’une opération purement mentale. « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », pont aux ânes de la métaphysique, est la question idiote par excellence. L’être est, et ne peut pas ne pas être. Je me sens aussi païen par dégoût de ce que Nietzsche appelait les « morales d’esclaves ».
A : Quand et comment avez-vous su que vous l’étiez ?
M. M. : Peut-être lorsque j’ai écrit ma première pièce, une commande de la radio : La Mort de Néron (1963). Je me suis aperçu que j’étais beaucoup plus proche de Néron que des chrétiens !
A : Que représentent les dieux pour vous ?
M. M. : Des puissances douées d’instinct, de volonté et peut-être de conscience — encore que cette conscience puisse ne leur venir que par l’homme. Puisque l’homme et les animaux sont doués d’esprit et produits de l’univers, et puisqu’ils ne créent pas leur propre substance ex nihilo, il faut bien qu’il y ait de l’esprit dans l’univers pour engendrer celui de l’homme. Cette présence indispensable de l’esprit explique aussi les « inexplicables » finalités biologiques, sous la forme de courants ou d’entités séparées, parfois antagonistes, que je nomme les dieux.
A : De quelle spiritualité ancienne ou moderne vous sentez-vous le plus proche ?
M. M. : Du climat poétique, « convivial », réconfortant, que m’apportent les mythologies gauloise et gréco-latine : divinités de la forêt, des fontaines, des champs et de la mer.
A : Que pensez-vous du Retour des Dieux ?
M. M. : C’est une idée d’avenir, portée par le mouvement cyclique — ou de balancier — qui anime l’histoire. Elle est favorisée par le double déclin, en Europe, du christianisme et du matérialisme pur et dur, ainsi que par le succès des spiritualismes de substitution, qui finiront bien par se retremper à la source originelle.
A : Quelle est votre divinité tutélaire ?
M. M. : Le Grand Pan mystérieux, qui enchante et qui terrifie.
A : Nous vous remercions pour cet entretien.
Christopher GERARD. Antaios. Vol 1. No 1. Solstice d’été 1993.