Le texte dont nous donnons ci-après la traduction est extrait du Siddhânta-lêsha-sangraha d’Appava Dikshita, un réputé instructeur adwaitiste qui vivait au XVIIe siècle et qui, dans cet ouvrage, a rassemblé pour les mettre au point des enseignements de diverses provenances sur la doctrine vêdantique. Comme on pourra s’en rendre compte, ces diverses interprétations se complètent beaucoup plus qu’elles ne s’opposent, sur des notions tellement complexes que l’on peut sans inconvénient retenir comme fondamental l’un ou l’autre de leurs multiples aspects et considérer tous les autres comme plus ou moins relatifs. Ici comme un tout exposé d’ordre métaphysique, il appartient à chacun d’y trouver par quelque côté le support qui lui est le mieux approprié pour atteindre une compréhension qui ne se laisse pas circonscrire par les mots.
Sur la théorie de l’adhyâsa, dont il est question au début, le lecteur trouvera des indications utiles dans la courte et solide introduction de Shankara à son commentaire des Brakma-Srûtras. Pour ceux qui n’auraient pas ce texte à leur disposition, nous allons succinctement résumer cette théorie que professent tous les tenants de l’Adwaita.
L’analyse des différents éléments qui interviennent dans tout acte de connaissance aboutit à un aspect de la conscience intellective qui ne donne prise à aucune détermination parce qu’il correspond à la pure lumière intelligible et est pour cette raison appelé en sanscrit sâkshi, ca qui veut dire « témoin », parce que cet aspect de la conscience est le spectateur impassible des modifications conscientes auxquelles il confère pourtant leur caractère de connaissance immédiate, d’objets effectivement « perçus ». Étant en réalité le Soi, ce « témoin » est à lui-même sa propre lumière et comme tel, il doit être distingué du sens interne dont il transcende les opérations bien que celles-ci impliquent entre ce témoin intelligent et ce qui est perçu, par l’intermédiaire du sens interne et des autres sens, une connexion intime dont la nature est celle de l’adhyâsa, identification erronée de l’un avec l’autre. C’est le sens interne qui, au moyen des indriyas, s’empare de ce qui est perceptible, s’identifie effectivement avec lui, où plutôt le réalise dans toute la force du terme, du moins sous quelqu’une de ses modalités. Mais est « acte commun du sentant et du senti n’est un acte immédiatement conscient que parce que le sens interne, inintelligent par lui-même comme toute production de Prakriti, est (abusivement) identifié aussi avec la lumière intelligible de sâkshi, du Soi, identification qui voie, d’ailleurs, l’omniscience de jivatmà, l’âme vivante, qui ne se distingue du suprême Soi au de Brahma, qu’en mode illusoire, par l’effet d’un tel upâdhi où condition d’existence. Cette confusion initiale, qui attribue au sens interne ce qui ressortit au Soi et à celui-ci ce qui caractérise la nature du premier, constitue l’adhyâsa ou fausse imputation par excellence, parce que sur elle repose toute la relation du connaissant et du connu, adhyâsa qui, dans la sphère objective est illustré par l’erreur de celui « qui prend une corde pour un serpent ». R.A.
OBJECTION : Bien que le caractère illusoire de la manifestation, qui est par elle-même, inintelligente, l’éther ou autre chose, soit établi par des paroles upanishadiques telles que : ârambhana, etc., étant donné que ce caractère illusoire ne convient pas à des êtres intelligents destinés à réaliser la Délivrance, le Vêdanta se contredit en affirmant la non-dualité de Brahma. Et on ne peut non plus accepter l’indistinction entre ces êtres et Brahma, car, étant distincts les uns des autres, ces êtres ne peuvent être identiques à l’unique Brahma. Et on ne peut soutenir que cette distinction n’est pas établie, car on en a la preuve dans leurs états déterminés, bonheur, malheur, etc. La réponse du non-dualiste est : non, en dépit de cette indistinction, leurs états déterminés et différents sont possibles grâce à une différence des upâdhis, conditions extérieures (qui n’affectent pas l’être réel et lui sont surajoutés).
Comment cet état déterminé est-il possible sans entrainer la perte de cette indistinction qui n’est pas affectée par les conditions d’existence, alors que l’absence de confusion pour des attributs opposés n’est explicable que s’ils ont des substrats différents et non en vertu d’un principe de différenciation en dehors de ce substrat ?
À cela certains répondent : les différents états déterminés tels que bonheur, malheur, etc., ne peuvent résulter que d’une différence dans les upâdhis où conditions d’existence tels que le sens interne. En effet, la Shrutri déclare notamment : « Le désir, la volition, le doute, la foi, l’absence de foi, la fermeté, l’absence de fermeté, la modestie, la perspicacité, la peur, tout cela est dans le manas » ; « c’est l’intelligence distinctive qui accomplit le sacrifice » ce qui signifie que c’est le sens interne où quelque autre upâdhi qui est le siège du mal. D’autres textes disent : « Ce Purusha est sans contact » ; « sans contact, il n’est pas souillé », ce qui signifie que l’être intelligent n’est d’aucune façon touché par ce qui est perçu. Cela étant, il n’y a aucune contradiction dans l’expérience d’un substrat commun à l’intelligence et à l’existence conditionnée ; étant donné que l’être intelligent est (illusoirement) identifié avec le sens interne, il est possible de concevoir l’expérience d’un substrat commun aux attributs de cet organe et à l’intelligence.
Qu’on ne dise pas : « Si c’est le sens interne qui est le siège de l’existence conditionnée avec les limitations de l’action, etc., l’être intelligent n’est pas ce qui transmigre ». On a admis que le samsâra a pour base l’imputation illusoire d’une identité de nature (entre le soi et le non-soi) et dont le nœud constitue le moi, siège de l’existence conditionnée. On conçoit que de cette façon est possible la conviction que le Soi est le siège du mal, comme est possible la conviction « cela est effrayant » concernant la corde, à laquelle on attribue ainsi la nature du serpent et qui de ce fait est le siège de ce qui effraie.
C’est pourquoi la Shrutri et la Smriti disent « (Il est) comme s’il méditait, comme s’il se mouvait » ; « La confusion du Soi avec le moi fait penser « Je suis celui qui agit » ».
Qu’on ne dise pas non plus : « Étant donné que les multiples sens internes, sièges respectifs des états déterminés tels que plaisir, douleur, etc., sont surimposés au seul et même Soi, de tels états conçus comme étant dans le Soi sont impossibles (car ils s’excluent l’un l’autre) ». De même que l’ensemble de maux présents dans un sens interne, bien que différents les uns des autres, sont tous conçus comme appartenant au Soi (par identification entre celui-ci et ce sens interne), des états déterminés par leur différence respective (et correspondant aux multiples sens internes) sont possibles (avec leur identification au seul Soi) tout comme est possible l’expérience illusoire du mal par Le Soi (qui, en réalité, est au-delà de l’expérience empirique), Ainsi est réfutée l’objection : « Bien que bonheur, malheur, etc., soient des attributs du sens interne, étant donné que leur perception ressortit à la nature (intelligente) du témoin et que celui-ci est unique, il ne peut y avoir une différenciation dans cette perception et correspondant à l’expérience (simultanée) de plaisir, douleur, etc. (des multiples sens internes) ». Il faut comprendre que c’est le témoin (non pas en lui-même mais) en tant qu’identifié avec l’un et l’autre sens internes qui est (en apparence) différencié par leur nature respective et qui expérimente le bonheur, le malheur des sens internes distincts. Cette distinction (dans le Soi) est donc compréhensible.
Mais d’autres disent aussi : « Parce que l’inintelligent ne peut être le siège de l’existence conditionnée (qui est un état conscient), conformément à l’enseignement qui dit : « Le Soi est l’agent, car la doctrine a des buts (qu’il faut atteindre) », d’où il s’ensuit que l’être intelligent est le siège de ces buts : ce siège de l’existence conditionnée est constitué par le reflet de l’Intellect dans le sens interne. Comme ce reflet est illusoire, vu qu’il est distinct de sa source lumineuse, en raison de sa séparation dans chaque sens interne, il y a de tels états séparés, tels que savant, ignorant, heureux, malheureux, agent, non agent. Et alors, étant donné que ce qui est surimposé (au Soi) est le siège de l’existence conditionnée, il ne s’ensuit pas que celle-ci et la Délivrance ont des sièges différents, car le reflet de « Chit », de l’intellect transcendant est surimposé au réel jiva, l’être vivant, qui, en tant qu’être intelligent est (en apparence) limité par le sens interne, mais demeure absolument réel et subsiste comme tel dans l’état de Délivrance. Son état de non délivrance réside donc dans l’imputation de la nature essentielle de Jîva à ce reflet de Chit, lequel reflet est la sphère de l’action (et de tout ce qui caractérise l’existence conditionnée).
D’autres disent également que l’énoncé : « Les sages déclarent : Le Soi, les sens et le manas réunis constituent celui qui jouit (et pâtit de l’existence conditionnée) » enseigne que cet état est propre à l’être intelligent uni, par identification réciproque, au manas avec le corps et les sens comme auxiliaires ; vu la différence (spécifique) du sens interne, il y a un état déterminé de l’être intelligent distingué par cette différence (du sens interne), de sorte que l’état conditionné et l’état inconditionné, le samsâra et la délivrance, concernent le même substrat, le premier en tant que celui-ci est déterminé par le sens interne et le second en tant que (dans sa nature véritable) il est pur (de toute différenciation) ; l’existence conditionnée, propre au distingué, n’attend pas l’essence de ce-qui-est-distingué et le substrat du premier n’est pas différent de cette pure essence.
Mais d’autres disent : i1 faut considérer l’être intelligent, qui est unique en son essence profonde, comme étant le siège de la limitation : le fait d’agir, de jouir et de pâtir. Selon l’analogie du cristal qui est en apparence teinté par la fleur rouge qui se trouve à proximité, on admet la surimposition de cette limitation sur l’être intelligent, en raison de la proximité du siège de cette limitation, que ce siège soit le sens interne ou ce qui est distingué en lui. Il ne s’ensuit pas que cet état déterminé est incompatible avec l’unicité de l’être intelligent, car cette différenciation résulte d’une condition adventice. Et qu’on ne dise pas : en raison d’une différence dans autre chose, il ne peut y avoir un domaine caractérisé par des attributs contradictoires (un être délivré sous certains rapports et non-délivré sous d’autres), car selon qu’on l’envisage par rapport au sommet où par rapport à la racine un arbre est distingué comme étant en contact où non (avec un singe). L’éther, devenu le sens de l’ouïe, grâce à la différence de l’upâdhi ou condition constituée par la cavité de l’oreille de tel et tel homme, correspond à une variété de perceptions ou de non perceptions auditives, tons aigus, bas, plaisants, déplaisants, etc. Voilà ce qu’ils disent. (A suivre).
APPAVA DIKSHITA. Traduit du sanscrit par René ALLAR. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Janvier-février 1952.