Une faute d’impression qui s’est glissée dans notre article « La dernière veille de la nuit », nous paraît assez grave pour que nous ne nous bornions pas à la rectifier dans un de ces errata dont la plupart des lecteurs négligent de prendre connaissance.
Le texte erroné se présente ainsi, page 348 du numéro spécial consacré à René Guénon : « Il existe certainement, en dehors de la Maçonnerie et du Compagnonnage dont il n’est vraiment pas possible de croire qu’ils aient conservé la totalité de leur dépôt, des filiations initiatiques occidentales et spécifiquement chrétiennes, mais rien ne permet de penser qu’elles aient conservé davantage », alors que nous avions écrit : «… mais rien ne permet de penser qu’elles l’aient conservé davantage », ce qui est tout différent. En effet, d’après le texte précédemment imprimé, nous aurions affirmé que les organisations initiatiques chrétiennes auxquelles nous faisions allusion n’auraient rien conservé de plus que la Maçonnerie et le Compagnonnage, alors que nous avons seulement voulu dire que ni la Maçonnerie, ni le Compagnonnage, ni ces organisations chrétiennes n’avaient conservé la totalité du dépôt qui leur avait été originellement confié pour répondre à leur fin, sans vouloir décider si les unes avaient conservé autant ou plus ou moins que les autres, ce qui, dans certains cas, est d’ailleurs fort difficile à apprécier, eu égard aux différences de structure des diverses organisations envisagées. Ce qui nous importait était seulement de prendre acte que, selon toutes les apparences, il n’y avait plus actuellement en Occident d’organisation assurant intégralement la transmission de la connaissance traditionnelle et des moyens de sa réalisation, fût-ce à l’intérieur d’un domaine limité.
Nous disons « selon toutes les apparences ». Cela signifie très exactement que René Guénon, jusqu’à la fin de sa vie, n’avait pas acquis la preuve de l’existence actuelle d’une telle organisation, ni même relevé de signe assez net pour qu’il pût la croire hautement probable. C’est là un point sur lequel nous pouvons être tout à fait affirmatif. On peut dire, naturellement, que ceci ne constitue pas une preuve décisive de la non-existence actuelle d’une telle organisation, et nous en convenons volontiers. Cependant, il semble bien que, dans l’esprit de René Guénon, sa fonction personnelle impliquait que, si l’organisation envisagée existait elle aurait nécessairement pris contact avec lui, non pas en tant qu’individu mais en tant qu’intermédiaire possible avec l’Orient. Ce point de vue supposait au moins que le contact entre la dite organisation et les autres formes traditionnelles avait été rompu, ou que le niveau auquel se situait l’organisation n’était pas celui où un tel contact est normal et même s’impose. On ne peut pas, dès lors qu’on admet la légitimité et la nécessité de l’œuvre de Guénon, envisager une possibilité plus favorable pour l’Occident. En effet, si on supposait l’existence d’une organisation occidentale complète sous tous les rapports et en relation avec les autres formes traditionnelles, la nécessité de l’œuvre de Guénon ne s’imposerait pas avec évidence, et on pourrait penser qu’elle procède d’une initiative individuelle, car le retour de l’Occident à la tradition intégrale aurait pu alors s’effectuer par des voies discrètes et non apparentes, sans impliquer une manifestation extérieure et publique des aspects ésotériques de la doctrine.
Nous devons maintenant répondre à une question qui nous a été posée, à savoir ce que nous entendons par la « totalité du dépôt » d’une organisation initiatique. Il nous semble opportun de le faire publiquement puisque cette question présente un intérêt général et que la réponse nous servira de point de départ pour des considérations susceptibles de diriger certains vers des voies de recherches intellectuelles auxquelles il nous semble qu’on pense généralement assez peu.
Le dépôt d’une organisation initiatique comprend des éléments de plusieurs ordres. Tout d’abord, les rites de transmission de l’influence spirituelle sans lesquels il n’est pas d’initiation ni par conséquent d’organisation initiatique, rites réservés dans tous les cas à une élite d’un niveau plus ou moins élevé suivant la nature de l’organisation, rites non connus dans le monde profane, sauf dans des circonstances exceptionnelles destinées à provoquer un providentiel « scandale » ; rites se superposant, sans se confondre avec eux mais sans les supprimer ni les rendre inutiles, aux rites exotériques de la tradition dont relève l’organisation envisagée.
Un second élément est l’enseignement doctrinal, métaphysique et cosmologique, ou seulement cosmologique dans les initiations de « petits mystères », mais rattaché aux principes métaphysiques ; cet enseignement peut être consigné par écrit, dans la mesure où il se laisse exprimer par le discours, Le reste étant représenté par des symboles, et en laissant toujours subsister la nécessité de l’enseignement oral. En ce qui concerne certaines parties de la métaphysique et l’ontologie, l’enseignement peut légitimement — et nous serions même tenté de dire doit normalement — être exposé d’une manière publique pour éveiller l’aspiration du profane doué de possibilité de compréhension et de bonne volonté. L’enseignement doit en tout cas, au moins dans sa partie réservée, être suffisamment explicite pour que l’initié ait clairement conscience de son but et ne puisse considérer comme tel un quelconque « grand œuvre » social ou minéral, ainsi que cela est malheureusement arrivé en Occident.
Un troisième élément est constitué par la méthode propre à l’organisation envisagée, comportant une définition de l’attitude psycho-mentale, une discipline de vie et des moyens techniques plus ou moins nombreux et complexes. Enfin, un enseignement technique dans l’ordre des sciences traditionnelles, représentant essentiellement des moyens de connaissance et, lorsque l’opportunité s’impose, des moyens d’action de divers ordres. Ce dernier élément du dépôt sera rarement consigné par écrit et, si quelque chose en est rendu volontairement public, il ne pourra s’agir que d’aide-mémoire à peu près inintelligibles et tout à fait inutilisables pour quiconque n’est pas déjà instruit des matières traitées.
Des œuvres telles que celles de Mohyiddin-ibn-Arabi et de Jacob Boehme, telles aussi que Le Sepher-ha-Zohar peuvent donner une idée de ce que nous avons appelé la totalité du dépôt d’une organisation initiatique, en y joignant les développements, compléments et « clefs » donnés par l’enseignement oral, et étant entendu que l’ampleur de ce dépôt peut être moindre que celle des œuvres précitées et varier indéfiniment selon le niveau auquel se situe l’organisation.
Les choses étant ainsi précisées, nous pouvons dire qu’à la connaissance de René Guénon, toutes les filiations occidentales parvenues jusqu’à notre époque ont perdu les deuxième et quatrième éléments constitutifs du dépôt, l’enseignement doctrinal et l’enseignement technique, et que le troisième, la méthode, est ou bien totalement absent ou bien réduit à un strict minimum. De plus, un examen attentif des éléments subsistants (rites, règles et constitutions) fait ressortir que, dans toutes ces filiations, des « choses secrètes » ont bien réellement disparu au cours des temps.
Lorsque nous pensons à une restauration traditionnelle sous une forme occidentale, c’est donc à partir de l’état de choses décrit ci-dessus que nous sommes obligés de l’envisager et que doivent l’envisager ceux qui, au sein des initiations occidentales, ont donné leur adhésion entière à l’œuvre de René Guénon. Il nous semble évident que ce travail de restauration ne peut être effectué intégralement par les individualités qui se trouvent actuellement dans la situation que nous venons d’indiquer, et que pour le mener à bien elles devront recevoir une aide qui peut se présenter sous deux formes différentes bien que non incompatibles, soit sous la forme d’une aide apportée par une organisation orientale, soit sous la forme d’une intervention directe du Centre Suprême qui demeure possible toujours et partout. Dans ses exposés, René Guénon a surtout insisté sur la solution par l’aide orientale, et cela se comprend aisément car cette solution est la seule qu’il soit possible de rechercher, la seconde ne pouvant être provoquée par aucune initiative extérieure. Mais l’une et l’autre solutions requièrent la même attitude intérieure, la même position intellectuelle et les mêmes efforts intellectuels, de sorte qu’il n’y a pas lieu de se demander laquelle des deux solutions interviendra, si toutefois une solution doit intervenir. La même attitude intérieure, c’est-à-dire évidemment une aspiration spirituelle authentique, une absence totale d’exclusivisme et de cet orgueil collectif qui fait croire à certains que leur tradition où leur forme d’initiation est supérieure à toutes les autres, position intellectuelle d’adhésion sans réserve à la doctrine traditionnelle contenue dans les exposés de René Guénon ; adhésion sans réserve à la théorie de l’unité non pas seulement transcendante, ce qui importerait peut ici, mais aussi immanente des différentes formes traditionnelles, Efforts intellectuels de pénétration aussi poussés que possible de la tradition et de la forme d’initiation auxquelles on est rattaché. Ajoutons à cela l’utilisation des éléments de méthode subsistant dans les initiations occidentales.
Quand ces conditions auront été réunies chez un certain nombre d’individus constituant un ou des noyaux initiatiques occidentaux, une aide sous une forme quelconque deviendra sans doute possible. Chaque fois que des individualités ont tenté de constituer de tels noyaux et qu’elles ont posé à René Guénon des questions relatives à la possibilité d’actualisation d’une aide orientale (encore une fois c’était la seule qu’il y eût utilité à envisager d’une manière « pratique »), il a invariablement répondu que cela dépendrait des « résultats obtenus ». Il est donc hors de doute que des « résultats » doivent — et par conséquent, peuvent — être obtenus même dans l’état présent des initiations occidentales et à partir des moyens dont on dispose déjà actuellement.
Le premier élément du dépôt initiatique à la restauration duquel, il est dès maintenant possible de travailler de divers côtés, c’est l’enseignement doctrinal dans sa partie métaphysique et ontologique, C’est celui pour lequel l’aide orientale déjà représentée par l’œuvre de Guénon, peut être le plus immédiatement utilisable : c’est aussi celui pour lequel certains courants occidentaux sont le plus riches en documents écrits et rendus publics. C’est ainsi que du côté des initiations spécifiquement chrétiennes on dispose d’œuvres importantes telles que Denys l’Aréopagite, de Maître Eckhart, de Nicolas de Cues et aussi de Jacob Boehme, pour ne citer que les principaux. Mais on ne peut considérer la réunion de telles œuvres comme constituant un enseignement, car bien qu’elles se situent toutes dans le courant chrétien, elles expriment aussi diverses modalités de ce courant et des perspectives intellectuelles différentes. Il ne s’agit donc pas de les mettre en quelque sorte bout à bout, ce qui serait du syncrétisme, mais de les « repenser » et de les « situer » dans le cadre des grandes lignes de la métaphysique exposée var René Guénon d’une manière incomparablement plus claire et plus explicite que dans tout ce qui était connu avant lui.
Nous laisserons de côté ici l’élément méthode. Nous avons déjà longuement parlé dans nos commentaires des Aperçus sur l’Initiation de l’attitude psycho-mentale et nous nous proposons d’ailleurs d’y revenir ultérieurement. D’autre part, la question des moyens techniques nous parait précisément une de celles pour lesquelles une « aide » est le plus nécessaire. Il reste donc à envisager l’enseignement cosmologique et l’enseignement technique pour lesquels, par la nature mème des choses, les textes occidentaux sont le moins nombreux et le moins explicites, et ce sujet est suffisamment important pour que nous lui consacrions un autre article.
JEAN REYOR. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Janvier-février 1952.