D’après le Sânkhya de Kapila, il existe cinq « tanmâtras » ou « essences élémentaires », perceptibles (ou plutôt « conceptibles ») idéalement, mais incompréhensibles et insaisissables sous un mode quelconque de la manifestation universelle, parce que non-manifestées elles-mêmes ; pour cette même raison, il est impossible de leur attribuer des dénominations particulières, car elles ne peuvent être définies par aucune représentation formelle. Ces « tanmâtras » sont les principes potentiels, où, pour employer une expression qui rappelle la doctrine de Platon, les « idées-archétypes » des cinq éléments du monde matériel physique, ainsi, bien entendu, que d’une indéfinité d’autres modalités de l’existence manifestée, correspondant analogiquement à ces éléments dans les degrés multiples de cette existence ; et, selon la même correspondance, ces idées principielles impliquent aussi en puissance, respectivement, les cinq conditions dont les combinaisons constituent les délimitations de cette possibilité particulière de manifestation que nous appelons l’existence corporelle. Ainsi, les cinq « tanmâtras » ou « idées principielles » sont les éléments « essentiels », causes primordiales des cinq éléments « substantiels » de la manifestation physique, qui n’en sont que des déterminations particulières, des modifications extérieures. Sous cette modalité physique, ils s’expriment dans les cinq conditions selon lesquelles se formulent les lois de l’existence corporelle : la loi, intermédiaire entre le principe et la conséquence, traduit la relation de la cause à l’effet (relation dans laquelle on peut regarder la cause comme active et l’effet comme passif), ou de l’essence à la substance, considérées comme les deux points extrêmes de la modalité de manifestation que l’on envisage (et qui, dans l’université de leur extension, le sont de même pour chaque modalité). Mais ni l’essence ni la substance n’appartiennent en elles-mêmes au domaine de cette manifestation, pas plus que les deux extrémités de l’Yu-yang ne sont contenues dans le plan de la courbe cyclique ; elles sont de part et d’autre de ce plan, et c’est pourquoi, en réalité, la courbe de l’existence n’est jamais fermée.
Les cinq éléments du monde physique sont, comme on le sait, l’Éther (Akâsha), l’Air (Vayu), le Feu (Téjas), l’Eau (Apa), et la Terre (Prithvî) : l’ordre dans lequel ils sont énumérés est celui de leur développement, conformément à l’enseignement du Véda. On a souvent voulu assimiler les éléments aux différents états où degrés de condensation de la matière physique, se produisant à partir de l’Éther primordial homogène, qui remplit toute l’étendue, unissant ainsi entre elles toutes les parties du monde corporel ; à ce point de vue, on fait correspondre, en allant du plus dense au plus subtil, c’est-à-dire dans l’ordre inverse de celui de leur différenciation, la Terre à l’état solide, l’Eau à l’état liquide, l’Air à l’état gazeux, et le Feu à un état encore plus raréfié, assez semblable à l’ « état radiant » récemment découvert par les physiciens et actuellement étudié par eux, à l’aide de leurs méthodes spéciales d’observation et d’expérimentation. Ce point de vue renferme assurément une part de vérité, mais il est trop systématique, c’est-à-dire trop étroitement particularise, et l’ordre qu’il établit dans les éléments diffère du précédent sur un point, car il place le Feu avant l’Air et immédiatement après l’Éther, comme s’il était le premier élément se différenciant au sein de ce milieu cosmique originel. Au contraire, d’après l’enseignement conforme à la doctrine orthodoxe, c’est l’Air qui est ce premier élément et cet Air, élément neutre (ne contenant qu’en puissance la dualité active-passive, produit en lui-même, en se différenciant par polarisation faisant passer cette dualité de la puissance à l’acte), le Feu, élément actif, et l’Eau, élément passif fon pourrait dire « réactif », c’est-à-dire agissant en mode réfléchi, corrélativement à l’action en mode spontané de l’élément complémentaire), dont l’action et réaction réciproque donne naissance (par une sorte de cristallisation ou de précipitation résiduelle) à la Terre, « élément terminant et final » de la manifestation corporelle. Nous pourrions considérer plus justement les éléments comme différentes modalités vibratoires de la matière physique, modalités sous lesquelles elle se rend perceptible successivement (en succession purement logique, bien entendu) à chacun des sens de notre individualité corporelle ; d’ailleurs, tout ceci sera suffisamment expliqué et justifié par les considérations que nous allons avoir à exposer dans la suite de cette étude.
Nous devons, avant tout, établir que l’Éther et l’Air sont des éléments distincts, contrairement à ce que soutiennent quelques écoles hétérodoxes ; mais, pour rendre plus compréhensible ce que nous dirons sur cette question, nous rappellerons d’abord que les cinq conditions à l’ensemble desquelles est soumise l’existence corporelle sont l’espace, le temps, la matière, la forme et la vie, Par suite, on peut, pour réunir en une seule définition l’énoncé de ces cinq conditions, dire qu’un corps est « une forme matérielle vivant dans le temps et dans l’espace » ; d’autre part, lorsque nous employons l’expression « monde physique », c’est toujours comme synonyme de « domaine de la manifestation corporelle ». Ce n’est que provisoirement que nous avons énuméré ces conditions dans l’ordre précédent, sans préjuger de rien à l’égard des relations qui existent entre elles, jusqu’à ce que nous ayons, au cours de notre exposé, déterminé leurs correspondances respectives avec les cinq sens et avec les cinq éléments, qui, d’ailleurs, sont tous semblablement soumis à l’ensemble de ces cinq conditions.
1. Ahkâsha, l’Éther, qui est considéré comme l’élément le plus subtil et celui dont procèdent tous les autres (formant, par rapport à son unité primordiale, un quaternaire de manifestation), occupe tout l’espace physique, ainsi que nous l’avons dit ; pourtant, ce n’est pas immédiatement par lui que cet espace est perçu, et sa qualité particulière n’est pas l’étendue, mais le son ; ceci nécessite quelque explication. En effet, l’Éther, envisagé en lui-même, est primitivement homogène ; sa différenciation, qui engendre les autres éléments (en commençant par l’Air) a pour origine un mouvement élémentaire se produisant, à partir d’un point initial quelconque, dans ce milieu cosmique indéfini. Ce mouvement élémentaire est le prototype du mouvement vibratoire de la matière physique : au point de vue spatial, il se propage autour de son point de départ en mode isotrope, c’est-à-dire par des ondes concentriques, en vortex hélicoïdal suivant toutes les directions de l’espace, ce qui constitue la figure d’une sphère définie ne se fermant jamais. Pour marquer déjà les rapports qui relient entre elles les différentes conditions de l’existence corporelle, telles que nous les avons précédemment énumérées, nous ajouterons que cette forme sphérique est le prototype de toutes les formes : elle les contient toutes en puissance, et sa première différenciation en mode polarisé peut être représentée par la figuration de l’Yu-yang, ainsi qu’il est facile de s’en rendre compte en se reportant, par exemple, à la conception symbolique de l’Androgyne de Platon.
Le mouvement, même élémentaire, suppose nécessairement l’espace, ainsi que le temps, et l’on peut même dire qu’il est en quelque sorte la résultante de ces deux conditions, puisqu’il en dépend nécessairement, comme l’effet dépend de la cause (dans laquelle il est impliqué en puissance) ; mais ce n’est pas le mouvement élémentaire, par lui-même, qui nous donne immédiatement la perception de l’espace (ou plus exactement de l’étendue}. En effet, il importe de bien remarquer que, quand nous parlons du mouvement qui se produit dans l’Éther à l’origine de toute différenciation, il ne s’agit exclusivement que du mouvement élémentaire, que nous pouvons appeler mouvement ondulatoire ou vibratoire simple (de longueur d’onde et de période infinitésimales), pour indiquer son mode de propagation (qui est uniforme dans l’espace et dans le temps), où plutôt la représentation géométrique de celui-ci ; c’est seulement en considérant les autres éléments que nous pourrons envisager des modifications complexes de ce mouvement vibratoire, modifications qui correspondent pour nous à divers ordres de sensations. Ceci est d’autant plus important que c’est précisément sur ce point que repose toute la distinction fondamentale entre les qualités propres de l’Éther et celles de l’Air.
Nous devons nous demander maintenant quelle est, parmi les sensations corporelles, celle qui nous présente le type sensible du mouvement vibratoire, qui nous le fait percevoir en mode direct, sans passer par l’une ou l’autre des diverses modifications dont il est susceptible. Or, la physique élémentaire elle-même nous enseigne que ces conditions sont remplies par la vibration sonore, dont la longueur d’onde est comprise, de même que la vitesse de propagation, dans les limites appréciables à notre perception sensible ; on peut donc dire, par suite, que c’est le sens de l’ouïe qui perçoit directement le mouvement vibratoire. Ici, on objectera sans doute que ce n’est pas la vibration éthérique qui est ainsi perçue en mode sonore, mais bien la vibration d’un milieu gazeux, liquide ou solide ; il n’en est pas moins vrai que c’est l’Éther qui constitue le milieu originel de propagation du mouvement vibratoire, lequel, pour entrer dans les limites de perceptibilité qui correspondent à l’étendue de notre faculté auditive, doit seulement être amplifié par sa propagation à travers un milieu plus dense (matière pondérable), sans perdre pour cela son caractère de mouvement vibratoire simple (mais sa longueur d’onde et sa période n’étant plus alors infinitésimales). Pour manifester ainsi la qualité sonore, il faut que ce mouvement la possède déjà en puissance (directement) dans son milieu originel, l’Éther, dont par conséquent, cette qualité, à l’état potentiel (d’indifférenciation primordiale), constitue bien là nature caractéristique par rapport à notre sensibilité corporelle.
D’autre part, si l’on recherche quel est celui des 5 sens par lequel le temps nous est plus particulièrement manifesté, il est facile de se rendre compte que c’est le sens de l’ouïe ; c’est d’ailleurs là un fait qui peut être vérifié expérimentalement par tous ceux qui sont habitués à contrôler l’origine respective de leurs diverses perceptions. La raison pour laquelle il en est ainsi est la suivante : pour que le temps puisse être perçu matériellement (c’est-à-dire entrer en relation avec la matière, en ce qui concerne spécialement notre organisme corporel), il faut qu’il devienne susceptible de mesure, car c’est là, dans le monde physique, un caractère général de toute qualité sensible (lorsqu’on la considère en tant que telle) ; or, il ne l’est pas directement pour nous, parce qu’il n’est pas divisible en lui-même, et que nous ne concevons la mesure que par la division, du moins d’une façon usuelle et sensible (car on peut cependant concevoir de tout autres modes de mesure, par exemple l’intégration). Le temps ne sera donc rendu mesurable qu’autant qu’il s’exprimera en fonction d’une variable divisible, et, comme nous le verrons un peu plus loin, cette variable ne peut être que l’espace, la divisibilité étant une qualité essentiellement inhérente à celui-ci. Par suite, pour mesurer le temps, il faudra l’envisager en tant qu’il entre en relation avec l’espace, qu’il s’y combine en quelque sorte, et le résultat de cette combinaison est le mouvement, dans lequel l’espace parcouru, étant la somme d’une série de déplacements élémentaires envisagés en mode successif (c’est-à-dire précisément sous la condition temporelle), est fonction du temps employé pour le parcourir ; la relation qui existe entre cet espace et ce temps exprime la loi du mouvement considéré. Inversement, le temps pourra alors s’exprimer de même en fonction de l’espace, en renversant le rapport considéré précédemment comme existant entre ces deux conditions dans un mouvement déterminé. Ceci revient à considérer ce mouvement comme une représentation spatiale du temps. La représentation la plus naturelle sera celle qui se traduira numériquement par la fonction la plus simple : ce sera donc un mouvement oscillatoire rectiligne où circulaire) uniforme (c’est-à-dire de vitesse ou de période oscillatoire constante), qui peut être regardé comme n’étant qu’une sorte d’amplification (impliquant d’ailleurs une différenciation par rapport aux directions de l’espace), du mouvement vibratoire élémentaire ; puisque tel est aussi le caractère de là vibration sonore, on comprend immédiatement par-là que ce soit l’ouïe qui, parmi les sens, nous donne spécialement la perception du temps.
Une remarque qu’il nous faut ajouter dès maintenant, c’est que, si l’espace et le temps sont les conditions nécessaires du mouvement, ils n’en sont point les causes premières : ils sont eux-mêmes des effets, au moyen desquels est manifesté le mouvement, autre effet (secondaire par rapport aux précédents, qui peuvent être regardés en ce sens comme ses causes immédiates, puisqu’il est conditionné par eux) des mêmes causes essentielles, qui contiennent potentiellement l’intégralité de tous leurs effets, et qui se synthétisent dans la Cause totale et suprême, conçue comme la Puissance Universelle, illimitée et inconditionnée. D’autre part, pour que le mouvement/puisse se réaliser en acte, i1 faut quelque chose qui soit mû, autrement dit une substance (au sens étymologique du mot) sur laquelle i1 s’exerce ; ce qui est mû, c’est la matière, qui n’intervient ainsi dans la production du mouvement que comme condition purement passive. Les réactions de la matière soumise au mouvement (puisque la passivité implique toujours une réaction) développent en elle les différentes qualités sensibles, qui, comme nous l’avons déjà dit, correspondent aux éléments dont les combinaisons constituent cette modalité de la matière que nous connaissons (en tant qu’objet, non de perception, mais de pure conception) comme le « substratum » de la manifestation physique. Dans ce domaine, l’activité n’est donc pas inhérente à la matière st spontanée en elle, mais elle lui appartient, d’une façon réflexe, en tant que cette matière coexiste avec l’espace et le temps, et c’est cette activité de la matière en mouvement qui constitue, non pas la vie en elle-même, mais la manifestation de la vie dans le domaine que nous considérons. Le premier effet de cette activité est de donner à cette matière la forme, car elle est nécessairement informe tant qu’elle est à l’état homogène et indifférencié, qui est celui de l’Éther primordial ; elle est seulement susceptible de prendre toutes les formes qui sont potentiellement contenues dans l’extension intégrale de sa possibilité particulière. On peut donc dire que c’est aussi le mouvement qui détermine la manifestation de la forme en mode physique ou corporel ; et, de même que toute forme procède, par différenciation, de la forme sphérique primordiale, tout mouvement peut se réduire à un ensemble d’éléments dont chacun est un mouvement vibratoire hélicoïdal, qui ne se différenciera du vortex sphérique élémentaire qu’autant que l’espace ne sera plus envisagé comme isotrope.
Nous avons déjà eu ici à considérer l’ensemble des cinq conditions de l’existence corporelle, et nous aurons à y revenir, à des points de vue différents, à propos de chacun des quatre éléments dont il nous reste à étudier les caractères respectifs. (À suivre…).
RENÉ GUÉNON. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Janvier-février 1952.