Pourquoi exposer des œuvres d’art ?

A quoi sert un musée des beaux-arts ? Comme l’implique le mot « conservateur », la première fonction, la plus essentielle d’un tel musée est d’avoir soin des œuvres d’art anciennes ou uniques qui ne sont plus dans leurs lieux d’origine et sont par conséquent menacées de destruction par négligence ou autrement. Cette conservation des œuvres d’art n’entraîne pas nécessairement leur exposition. 

Si nous demandons pourquoi les œuvres d’art mises ainsi à l’abri seraient exposées, rendues accessibles et expliquées au public, la réponse sera qu’il faut le faire dans un but éducatif. Mais avant de considérer ce but, avant de demander : « éducation en quoi et en vue de quoi ? » nous devons faire une distinction entre l’exposition des œuvres d’artistes vivants et celle d’œuvres d’art anciennes ou relativement anciennes ou exotiques. Il n’est pas nécessaire que les musées exposent les œuvres d’artistes encore en vie, œuvres  que ne menace aucun danger imminent de destruction ; ou, du moins, si de telles œuvres sont exposées, qu’il soit clairement entendu que le musée fait alors ni plus ni moins de la réclame pour l’artiste et agit pour le compte du marchand où intermédiaire dont le métier consiste à trouver pour l’artiste un débouché ; la seule différence sera que le musée, tout en procédant comme le marchand, n’en tire aucun profit. D’un autre côté, qu’un artiste encore en vie désire être « accroché » où « monté » dans un musée ne peut être dû qu’à ses besoins ou à sa vanité ; car les choses normalement sont faites pour des buts et des lieux déterminés auxquels elles conviennent et non pas simplement pour être « exposées ». Comme M. Steinfels le disait récemment : « L’art qui est destiné uniquement à être accroché aux murs d’un musée est un art qui n’a pas à se préoccuper de sa relation avec ce qui, finalement, l’avoisine. L’artiste peut peindre tout ce qu’il veut et comme il le veut et si les conservateurs où les administrateurs apprécient suffisamment le résultat, ils l’aligneront sur le mur avec toutes les autres curiosités ». 

Nous restons aux prises avec le véritable problème : pourquoi exposer, tel qu’il se pose pour les œuvres d’art étrangères ou relativement anciennes qui, en raison de leur fragilité et parce qu’elles ne correspondent plus à aucun besoin de notre part dont nous soyons vraiment conscients, sont conservées dans nos musées où elles constituent le plus gros des collections. Si nous exposons ces objets dans un but éducatif et non comme de simples curiosités, il est évident que nous envisageons de nous en servir ainsi autant qu’il est possible mais sans les utiliser effectivement. Ce sera en imagination et non en fait que nous emploierons le reliquaire médiéval, où que nous nous étendrons sur le lit égyptien ou ferons notre offrande à quelque déité ancienne. Les fins éducatives auxquelles peut servir une exposition demandent par conséquent les services non seulement d’un conservateur, qui prépare l’exposition, mais aussi ceux d’un instructeur, qui explique les besoins du détenteur originel et les méthodes de l’artiste originel, car c’est en raison de ce qu’étaient l’un et l’autre que les œuvres que nous voyons sont ce qu’elles sont. Si l’exposition doit être quelque chose de plus qu’un étalage de curiosités et un spectacle divertissant, nous ne pouvons nous borner à être satisfaits avec nos propres réactions devant ces objets : afin de savoir pourquoi ces objets sont ce qu’ils sont nous devons connaître les hommes qui les ont faits. Il ne sera guère « instructif » d’interpréter de tels objets selon nos goûts, ou de supposer que ces hommes concevaient l’art à notre manière ou avaient des mobiles esthétiques, où se préoccupaient de « s’exprimer ». Nous devons examiner leur théorie de l’art, d’abord pour comprendre ce qu’ils ont fait dans ce domaine et ensuite pour nous demander si leur conception d’art, pour peu qu’elle s’avère différente de la nôtre, n’était pas autrement supérieure. 

Supposons que nous sommes à une exposition d’objets grecs et demandions à Platon d’être notre instructeur. Il ignore tout de notre distinction entre les beaux-arts et les arts appliqués. Pour lui, la peinture et l’agriculture, la musique, la charpente, la céramique sont tous des genres égaux de poétique où confection. Et comme Plotin, à la suite de Platon, nous le dit, les arts tels que la musique, la charpente ne sont pas fondés sur la sagesse humaine mais sur la pensée qui gît « là ». 

Lorsque Platon nous parle avec mépris des « vils arts mécaniques » et du simple « labeur » en opposition avec le « beau travail » dans la confection des choses, c’est en se référant aux genres de fabrication qui n’ont en vue que les besoins du corps. L’art qu’il appelle sain et admettrait dans son État idéal doit être non seulement utile mais également fidèle à des modèles judicieusement choisis et pour cette raison « beaux », et cet art, dit-il, pourvoira « aux âmes et aux corps de nos citoyens ». Sa « musique » vaut pour tout ce que nous entendons par « culture » et sa « gymnastique » pour tout ce que nous entendons par exercice physique et bien- être ; il souligne que les fins de la culture et du développement physique ne doivent jamais être poursuivies séparément : l’artiste débile et l’athlète borné sont pareillement blâmables. Nous autres, par contre, avons l’habitude de regarder la musique et la culture en général, comme inutiles, et néanmoins de grande valeur. Nous oublions que la musique, traditionnellement, n’est jamais quelque chose fait doit être autant que possible l’ennemi juré des méthodes d’instruction qui prévalent habituellement dans nos écoles d’art. 

C’était rien moins que le « miracle grec » en art que Platon admirait ; ce qu’il louait, c’était l’art canonique de l’Égypte dans lequel « ces modes (de représentations) qui sont correctes par nature étaient regardées pour toujours comme sacrées ». Le point de vue est identique avec celui des philosophes scolastiques pour lesquels « l’art à des fins établies et des moyens assurés d’opération ». De nouveaux chants, oui, mais jamais de nouveaux genres de musique, car ceux-ci risquent de ruiner notre civilisation entière. Ce sont les impulsions irrationnelles qui soupirent après la nouveauté. Notre culture sentimentale ou esthétique -— sentimental, esthétique et matérialiste sont des termes virtuellement synonymes — préfère l’expression instinctive à la beauté formelle de l’art irrationnel. Mais Platon n’aurait vu aucune différence entre le mathématicien ému par une « belle équation » et l’artiste ému par sa vision formelle. Car il nous demande de résister virilement aux réactions instinctives devant ce qui est plaisant et déplaisant et d’admirer dans les œuvres d’art non leur surface esthétique mais la juste ou logique raison de leur composition, Et ainsi, naturellement, il signale que « la beauté de la ligne droite et du cercle, et des figures planes ou dans l’espace qui en dérivent, n’est pas, comme d’autres choses, relative, mais éternelle et absolue ». Rapproché de tout ce qu’il dit ailleurs de l’art humaniste qui commençait à être à la mode en son temps et de ce qu’il dit de l’art égyptien, cela revient à sanctionner l’art grec archaïque et l’art grec de la géométrie — arts qui correspondent réellement à la teneur de ces mythes et récits fabuleux qu’il tient en si grande estime et cite si souvent. Traduit en des termes plus familiers, cela signifie que de ce point de vue intellectuel de l’art, la peinture de sable de l’Indien d’Amérique est supérieure en son genre à n’importe quelle peinture exécutée par un Européen où un blanc d’Amérique durant ces derniers siècles. Comme le directeur d’un des cinq plus grands musées de nos États de l’Est me l’a dit plus d’une fois : « Depuis l’âge de la pierre taillée jusqu’à nos jours, quelle décadence ! ». Il voulait dire évidemment décadence intellectuelle et non matérielle. Dégonfler l’illusion du progrès devrait être une des fonctions de tout musée bien organisé.

Il me faut ici faire une digression pour dissiper une confusion très répandue. On croit assez communément que l’art abstrait des modernes est, d’une certaine manière, pareil et apparenté à, ou même inspiré par l’aspect formel de l’art primitif. La ressemblance est tout à fait superficielle. L’abstraction de nos artistes n’est rien d’autre que du maniérisme. L’art néolithique est abstrait où plutôt algébrique parce que seule une forme algébrique peut être la forme unique de choses très différentes. Les formes des Grecs anciens sont ce qu’elles sont parce que ce n’est que dans de telles formes que peut être gardé l’équilibre entre les pôles physique et métaphysique. Comme le disait récemment Bernheimer : « avoir oublié ce but devant le mirage de modèles et de dessins absolus est peut-être l’erreur fondamentale « du mouvement artistique abstrait ». Le moderne abstractionniste oublie que le « formaliste » néolithique n’était pas un décorateur d’intérieur mais bien un homme métaphysique qui se préoccupait de la vie totale et devait vivre d’expédients : quelqu’un qui ne vivait pas comme nous en avons la tendance, uniquement par le cerveau car, ainsi que les anthropologistes nous l’assurent, les cultures primitives pourvoyaient à la fois en même temps aux besoins de l’âme et du corps. Les expositions de musées devraient consister en une exhortation à revenir à ces niveaux « sauvages » de culture. 

Un effet naturel de ces expositions sera d’amener le public à se demander comment il se fait que des objets ayant cette qualité ne se voient que dans les musées et ne sont ni d’un usage quotidien ni d’une acquisition facile. Car les objets de musée, dans l’ensemble, n’étaient pas à l’origine, des « trésors » exécutés pour être vus derrière une vitrine mais plutôt des objets communs que n’importe qui pouvait acheter sur le marché et utiliser. Que signifie cette perte en qualité de ce qui nous entoure ? Pourquoi devons-nous compter autant que nous le faisons sur ce qui est « ancien » ? La seule réponse possible nous révélera de nouveau l’opposition essentielle entre le musée et le monde. Cette réponse sera, en effet, que les objets de musée étaient d’ordre pratique et faits pour l’usage tandis que les choses exécutées dans nos fabriques le sont surtout pour être mises en vente. Le mot « manufacturier » lui-même, qui désigne quelqu’un qui fait des choses à la main, a fini par signifier un marchand qui possède des choses faites pour lui par des machines. Les objets de musée ont été confectionnés humainement par des hommes responsables, pour qui leurs moyens d’existence étaient une vocation et une profession. Les objets de musée ont été exécutés par des hommes libres. Ceux de nos magasins ont-ils été fabriqués par des hommes libres ? 

Quand Platon pose en principe que les arts « s’occuperont des corps et des âmes de vos citoyens », et que seules des choses saines et libres et non des choses honteuses et indignes d’hommes libres doivent être exécutées, cela revient à dire que l’artiste dans n’importe quel domaine matériel doit être un homme libre, (ce qui ne veut pas dire un « artiste émancipé » dans le sens vulgaire de quelqu’un qui n’a aucune obligation où contrainte de quelque genre que ce soit) qui doit représenter les réalités éternelles, et, pour cela doit auparavant les connaître telles qu’elles sont : en d’autres termes, un acte d’imagination dans lequel l’idée à représenter est d’abord revêtue d’une forme inimitable doit précéder l’opération qui incorpore cette forme dans une matière proprement dite. Le premier de ces actes est appelé « libre », le second « servile ». Mais c’est uniquement lorsque le premier acte est omis que le mot « servile » prend une signification déshonorante. Il est à peine nécessaire de démontrer que nos procédés de fabrication, sont, dans ce sens, honteux, serviles et on peut difficilement nier que notre système industriel pour lequel ces procédés sont indispensables ne convient pas à des hommes libres. Un système de manufacture où plutôt de production quantitative dominé par des valeurs monétaires présuppose qu’il y aura deux espèces différentes de producteurs ; des « artistes » privilégiés qui peuvent être « inspirés » et des travailleurs en dessous de tout privilège, sans imagination par hypothèse, puisqu’on leur demande uniquement d’exécuter ce que d’autres hommes ont imaginé. Comme le signale Eric Gill : « on a d’une part l’artiste qui ne songe qu’à exprimer sa personnalité et, d’autre part, l’ouvrier dépourvu de toute personnalité à exprimer ». On a souvent prétendu que les productions des « beaux-arts » sont inutiles : on devrait considérer comme une plaisanterie le fait de parler d’une société comme libre alors que dans cette société ce sont exclusivement ceux qui font des choses inutiles qui peuvent être appelés libres, à moins de l’entendre dans ce sens que nous sommes tous libres de travailler ou de mourir de faim. 

C’est donc avec la notion d’œuvrer selon sa vocation en contraste avec celle de gagner sa vie en travaillant à la pièce, sans égard pour ce dont il s’agit, que la différence entre les objets de musée et ceux d’un magasin peut être le mieux expliquée. Dans ces conditions, qui sont celles de toutes les sociétés non industrielles, c’est-à-dire quand chaque homme fait une seule sorte de choses, faisant uniquement le genre de travail qui lui convient par sa nature même et auquel il est par conséquent destiné, Platon nous rappelle que « davantage sera fait et mieux fait que de toute autre manière ». Dans ces conditions, un homme au travail fait ce qu’il préfère et le plaisir qu’il retire de son travail parfait l’opération. Nous voyons l’évidence de ce plaisir dans les objets de musée mais nullement dans les produits du travail à la chaîne, lesquels ressemblent bien plus à ceux des galériens enchaînés qu’à ceux d’hommes aimant leur tâche. Notre aspiration à des loisirs ou à l’oisiveté est une preuve que la majorité d’entre nous sont attelés à une tâche qui ne peut nous être demandée par personne si ce n’est par un marchand, sûrement pas par un dieu ou par notre nature propre. Les artisans traditionnels que nous avons connus en Orient ne peuvent être détournés de leur travail et au besoin « feront des heures supplémentaires à leurs frais ». 

Nous en sommes arrivés à séparer le travail de la culture et à considérer celle-ci comme quelque chose à acquérir pendant les heures de loisirs mais il ne peut y avoir qu’une culture artificielle et de serre chaude là où le travail n’est pas son moyen ; si la culture ne se révèle pas dans tout ce que nous faisons nous ne sommes pas cultivés. Nous avons perdu cette manière de vivre selon la vocation, la manière dont Platon faisait le type de la justice et en détruisant comme nous l’avons fait les cultures de tous les autres peuples touchés par le contact avilissant de notre civilisation nous ne pouvions donner une meilleure preuve de la profondeur de cette perte. 

Afin de comprendre les œuvres d’art qui s’offrent à notre admiration, il ne sert à rien de les expliquer avec les termes de notre propre psychologie et de notre esthétique ; agir ainsi serait une lamentable erreur. Nous ne pourrons comprendre de tels arts tant que nous ne les envisagerons pas comme le faisaient leurs auteurs. L’instructeur doit nous instruire dans ce qui nous paraîtra un langage étrange : bien que nous connaissions ces termes, c’est avec une signification très différente que, de nos jours, nous les employons. La signification de termes tels que : art, nature, inspiration, forme, ornement et esthétique, doit être expliquée à notre public avec des mots de deux syllabes, car aucun de ces termes n’est employé dans la philosophie traditionnelle comme nous le faisons actuellement. 

Nous devrons écarter sans ménagement le terme esthétique, car ces arts n’ont pas été créés pour la délectation des sens. La racine grecque de ce vocable ne signifie pas autre chose que sensation ou réaction aux données extérieures : la sensibilité signifiée par le mot « aisthesis » est présente dans les plantes, les animaux et l’homme ; c’est ce que le biologiste appelle « irritabilité ». Ces sensations, qui correspondent à ce que le psychologue appelle passions où émotions, sont les forces motrices de l’instinct. Platon nous demande de résister virilement aux impulsions du plaisir et de la douleur, car ceux-ci, comme l’implique le mot passion, sont les expériences plaisantes et déplaisantes auxquelles nous sommes assujettis ; ce ne sont pas des actes venant de nous mais des choses faites sur nous : seuls le jugement et l’appréciation de l’art sont une activité. L’expérience « esthétique » se limite à la peau que vous aimez toucher, au fruit que vous aimez goûter. « La contemplation esthétique désintéressée » est une contradiction dans les termes et un pur non-sens. L’art est une vertu intellectuelle et non physique ; la beauté ressortit à la connaissance et à la bonté, dont elle est précisément un aspect attractif ; et puisque c’est par sa beauté qu’un travail nous attire, cette beauté est manifestement un moyen en vue d’une fin et non elle-même la fin de l’art ; le but de l’art s’apparente toujours à une communication effective. Dès lors, l’homme d’action ne se contentera pas de substituer la connaissance de ce qu’il aime à une norme de compréhension ; il ne jouira pas seulement de ce qu’il utilise (nous appelons avec justesse esthètes ceux qui se contentent de jouir) ; ce n’est pas le côté esthétique des œuvres d’art mais la juste raison ou logique de la composition qui l’intéressera. La composition d’œuvres comme celles que nous exposons n’a pas pour motif son caractère esthétique mais ce qu’elle exprime. Le jugement fondamental portera sur le succès plus ou moins grand de l’artiste en donnant une claire expression au thème de son œuvre. Pour répondre à la question : « la chose a-t-elle été bien dite ? », il est évidemment nécessaire que nous connaissions ce qu’il y avait à dire. C’est pour cette raison que dans toute discussion sur des œuvres d’art nous devons commencer par leur sujet. 

Nous tenons compte de la forme d’une œuvre. Dans le langage traditionnel, forme ne désigne pas la matière tangible mais est synonyme d’idée et même d’âme : l’âme, par exemple, est appelée la forme du corps. S’il y a une réelle unité de la forme et de la matière, celle que nous espérons trouver dans toute œuvre d’art, la configuration de son corps exprimera sa forme, qui est celle du modèle dans la pensée de l’artiste, modèle où image sur lesquels il moule la figure matérielle. Le degré de son succès dans cette opération imitative mesure la perfection de l’œuvre. Ainsi, on dit que Dieu a appelé bonne sa création parce qu’elle était conforme au modèle intelligible selon lequel il avait œuvré. L’aspect formel d’une œuvre est sa beauté, son manque de forme, sa laideur. Si elle n’est pas « informée », elle sera informe. 

À ce point de vue, l’art proprement dit n’a rien de tangible. On peut appeler « art » la peinture. Comme l’impliquent les termes « artifice » et « artificiel », ce qui est fait est une œuvre d’art, faite avec art, mais n’est pas l’art même ; l’art même demeure dans l’artiste et est la connaissance avec laquelle les choses sont faites. Ce qui est fait selon Les règles de l’art est correct ; ce que quelqu’un fait comme il le désire peut-être très bien ou être maladroit. Nous ne devons pas confondre le goût avec le jugement ou le charme avec la beauté, car certains, comme le dit saint Augustin, aiment les difformités. 

Des œuvres d’art sont généralement ornementales où de quelque manière ornée. L’instructeur abordera parfois l’histoire de l’ornement. Ce faisant, il expliquera que tous les mots qui signifient « ornement » où « décoration » dans les quatre langues qui nous intéressent le plus, et peut-être dans toutes les langues, signifiaient à l’origine : « équipement », de même que l’ameublement désignait à l’origine des tables et des chaises d’usage et non une décoration intérieure établie pour suivre l’exemple de quelque ensemblier ou pour étaler notre qualité de connaisseur. Nous ne devons pas envisager l’ornement comme quelque chose qui est ajouté à un objet qui autrement aurait pu être laid. L’ornement est une caractérisation ; les ornements sont des attributs. On dit souvent, et ce n’est pas tout à fait faux, que l’ornement des « primitifs » avait une valeur magique ; il serait plus exact de parler d’une valeur métaphysique, car c’est généralement au moyen de ce que nous appelons de nos jours sa décoration qu’une chose est rituellement transformée et rendue capable d’agir spirituellement aussi bien que psychiquement : l’emploi des symboles solaires, par exemple, dans l’harnachement, identifie le coursier au Soleil ; des modèles solaires conviennent pour des boutons parce que le Soleil est la ligature primordiale à laquelle sont attachées toutes les choses par le lien de l’Esprit. C’est uniquement lorsque les valeurs symboliques d’un ornement sont oubliées que la décoration devient un sophisme irresponsable de la teneur de l’œuvre. Pour Socrate, la distinction entre beauté et utilité est logique, mais non réelle ou objective : une chose ne peut être belle que dans la contexture de ce pourquoi elle est établie. 

De nos jours, les critiques parlent d’un artiste comme inspiré par des objets extérieurs et même par sa matière. C’est là un abus de langage qui empêche l’étudiant de comprendre la littérature artistique de nos pères. L’« inspiration » ne peut jamais signifier autre chose que l’opération de quelque force spirituelle en nous : le terme est défini adéquatement par Webster comme étant une « lueur divine surnaturelle ». Libre à l’instructeur, s’il est rationaliste, de nier la possibilité de cette inspiration mais il ne doit pas obscurcir le fait que depuis Homère et après ce mot a toujours été utilisé avec une seule signification précise et invariable, celle de Dante, quand il dit que l’Amour, c’est-à-dire l’Esprit Saint inspire et qu’il va « exposer la question comme Il la lui dicte ». 

Le mot Nature, par exemple, dans l’aphorisme : « l’art imite la Nature dans son mode d’opération » ne se réfère pas à quelque partie visible de notre milieu ; et quand Platon dit « selon la nature », il ne veut pas dire « comme les choses se comportent » mais comme elles doivent se comporter sans « pécher contre la nature ». La Nature traditionnelle est la Mère Nature, le principe par lequel les choses sont « naturées », qui fait notamment qu’un cheval est un cheval et l’homme un être humain. L’art est une imitation de la nature des choses et non de leurs apparences. 

C’est de cette façon que nous préparerons notre public à comprendre l’à-propos des œuvres d’art anciennes. Si, par contre, nous méconnaissons l’évidence et décidons que l’appréciation de l’art est une expérience de pure esthétique, nous disposerons naturellement notre exposition de manière à ce qu’elle s’adresse à la sensibilité du public. Cela revient à supposer qu’il faut lui apprendre à sentir. Mais l’opinion que le public est un animal insensible s’accorde étrangement mal avec le genre d’art que le public se choisit pour son propre compte, sans l’aide des musées. Il aime les belles couleurs, les tons beaux et agréables, tout ce qui est spectaculaire, personnel ou anecdotique, ou tout ce qui flatte sa foi dans le progrès. Ce public aime son confort. Si nous croyons que l’appréciation en art est une expérience esthétique nous donnerons au public ce qu’il désire. 

Mais le rôle d’un musée ou d’un éducateur n’est pas de flatter et d’amuser le public. Si l’exposition d’œuvres d’art, comme la lecture de livres, doit avoir une valeur culturelle, c’est-à-dire, si elle doit nourrir et développer le meilleur de nous-mêmes, comme les plantes se nourrissent et se développent dans des sols appropriés, c’est à la compréhension et non aux sentiments raffinés qu’il faut s’adresser. Sur un point le public a raison : il veut toujours connaître « le sujet » d’une œuvre d’art. « Sur quel sujet, comme Platon le demande aussi, le sophiste est-il si éloquent ? » Qu’on lui explique le sujet de ces œuvres d’art et qu’on ne prenne pas comme sujet ces œuvres d’art elles-mêmes. Qu’on lui explique la simple vérité, que ces œuvres d’art ont pour sujet Dieu, que l’on ne mentionne pas dans une réunion polie. Convenons que nous avons à donner une éducation en accord avec la nature, et l’éloquence la plus profonde des expositions elles-mêmes, ce ne sera pas une éducation de la sensibilité mais une éducation philosophique, dans le sens de Platon et d’Aristote, pour qui elle signifie ontologie et théologie et le plan de l’existence ainsi qu’une sagesse qui trouve son application dans les questions quotidiennes. Comprenons que rien ne sera changé tant que la vie des hommes ne sera pas influencée et leurs valeurs changées par ce que nous avons su lui montrer. En partant de ce point de vue, nous briserons la distinction sociale et économique entre les beaux-arts et les arts appliqués, nous ne séparerons plus l’anthropologie de l’art mais reconnaîtrons que l’approche anthropologique de l’art est une approche plus étroite que celle de l’esthète ; nous n’agirons plus comme si le contenu des arts folkloriques est tout, sauf métaphysique. Nous apprendrons à notre public à poser sur les œuvres d’art des questions intelligentes. 

Pour prendre des exemples, nous placerons un tesson colorié de l’âge néolithique ou une médaille indienne marquée au poinçon côte à côte avec une représentation médiévale des Sept dons de l’Esprit et rendrons clair, avec des étiquettes ou des instructeurs, voire les deux, que la raison de toutes ces compositions est d’affirmer la doctrine universelle des Sept Rayons du Soleil. Nous rapprocherons une représentation égyptienne de la porte du Soleil gardée par le Soleil lui-même et la figure du Pantakrator dans l’œil d’un dôme byzantin et expliquerons que ces portes par lesquelles on s’échappe de l’univers sont les mêmes que l’ouverture dans le toit par où l’Indien américain quitte son hogan, pareil au trou dans le pi chinois, pareil au plan de la yourt du shaman sibérien, identique à l’ouverture du toit au dessus de l’autel termal de Jupiter ; nous expliquerons que toutes ces constructions sont des rappels du Dieu-liminaire, de celui qui pouvait dire : « Je suis la Porte ». Notre exposé de l’histoire de l’architecture mettra en lumière que le terme « harmonie » était tout d’abord un terme de charpentier signifiant « assemblage » et qu’il était inévitable que dans les traditions grecques et indiennes le Père et le Fils auraient été charpentiers et montrer qu’il s’agit d’une doctrine d’origine néolithique ou plutôt « hylique ». Nous distinguerons nettement l’éducation visuelle qui nous renseigne uniquement sur ce à quoi les choses ressemblent (nous laissant réagir comme nous devons), de l’iconographie des choses qui sont en elles-mêmes invisibles (mais par lesquelles nous pouvons apprendre comment agir). 

Il se peut que la compréhension des œuvres d’art anciennes et des conditions dans lesquelles elles ont été faites ruine notre fidélité envers l’art contemporain et les méthodes contemporaines de fabrication. Ce sera la preuve de notre succès en tant qu’éducateurs ; nous ne devons pas nous écarter de cette vérité que toute éducation implique réévaluation. Tout ce qui est fait uniquement pour le plaisir est, comme Platon le déclare, un jouet pour cette délectation de cette partie de nous-mêmes qui est soumise passivement aux courants émotionnels, alors que l’éducation qu’il faut attendre des œuvres d’art doit inculquer l’amour de ce qui est ordonné et le dégoût de ce qui est désordonné. Nous proposons d’apprendre au public à poser sur une œuvre d’art d’abord ces deux questions : est-elle véridique ? ou belle (si vous préférez) ? et à quoi sert-elle ? Nous espérerons pouvoir démontrer par notre exposition que la valeur humaine de ce qui est fait par les hommes est déterminée par la coïncidence en elle de la beauté et de l’utilité : signification et aptitude ; que des pièces d’art de cette sorte ne peuvent être faites que par des travailleurs libres et responsables, libres de considérer uniquement la bonté d’un travail à exécuter et individuellement responsables de sa qualité : et que la production d’un art de studio conjointement avec la production sans art des usines représente un ravalement de l’existence à des niveaux infrahumains. 

Ce ne sont pas là des opinions personnelles mais les déductions logiques d’une expérience passée dans le maniement d’œuvres d’art, l’observation des hommes au travail et l’étude de la philosophie universelle de l’art, philosophie dont notre « esthétique » n’est qu’une aberration locale et momentanée. Il incombe au musée militant de soutenir avec Platon qu’on ne peut appeler art quelque chose d’irrationnel.

A. K. COOMARASWAMY.

Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Décembre 1951.