Et maintenant ?
Telle est la question que ne peuvent pas ne pas se poser tous ceux pour qui l’œuvre de René Guénon fut l’événement majeur de leur existence.
Maintenant que l’œuvre « personnelle » de René Guénon est accomplie, quelles sont ses chances d’aboutissement effectif ? Aucun signe précurseur d’une revivification traditionnelle en Occident ne s’est manifesté. Le messager, ayant délivré son message, a disparu de notre horizon et n’est pas destiné à être remplacé. La fonction de René Guéron — que nous ne nous hasarderons pas à définir, mais que quelques-uns peuvent entrevoir — n’était pas de celles qui impliquent une succession ininterrompue de représentants humains.
Maintenant, le message est devant nous, tel un témoin, tel un juge.
Aucun signe précurseur… Pourtant, d’un océan à l’autre, des hommes et des femmes d’Occident ont aperçu une « lumière dans le ciel ». Combien ? Mille ? Deux mille ? Peut- être. Cinq mille ? Sûrement pas. Et sur ces pauvres milliers, combien ont décidé de tout sacrifier pour la quête de vérité, combien, pour parler le jargon moderne, se sont « engagés » totalement ? Plusieurs centaines ? Ce serait une conjecture optimiste. Mais le nombre, au départ surtout, importe peu, nous dit-on. Soit. En effet, ce n’est pas là le plus grave.
Le plus grave, c’est ceci : ni l’une ni l’autre des deux grandes organisations traditionnelles du monde occidental, l’Église catholique et la Maçonnerie, n’ont donné un signe de « bonne volonté ». L’appel de Guénon les « invitait » expressément, nommément, surtout la première. René Guénon à attendu trente ans. Il est mort sans avoir reçu de réponse. Il a reçu, à titre individuel et privé, des « adhésions » de Catholiques — d’autres Chrétiens aussi — et de Maçons. Publiquement, de son vivant et après sa mort, il n’a guère reçu que des refus, parfois des injures. Oh ! on peut dire que critiques et injures étaient aussi de simples réactions individuelles n’engageant que leurs auteurs. Bien sûr. Mais comment se fait-il que seules ou à peu près les réactions hostiles soient apparues au grand jour ? Curieux. Cela doit tout de même bien signifier quelque chose.
Soyons exact. Depuis la disparition de René Guénon, un théologien réputé à fait, nous dit-on, sur son œuvre, une conférence élogieuse, tout au moins dans sa partie initiale qui portait sur la critique du monde moderne, pour le reste, c’est-à-dire le fond doctrinal même et sa valeur du point de vue Chrétien, le conférencier s’étant retranché malheureusement derrière la position théologique ordinaire. D’ailleurs, on article sur Guénon publié ultérieurement par le même ne réussit aucunement à donner une idée tant soit peu exacte de la profondeur et de l’intellectualité véritables de l’œuvre de Guénon, de sorte que l’on ne voit vraiment pas en quoi, pour l’auteur, cette œuvre dépasse le cas d’un quelconque penseur profane. Mieux encore, un religieux de la même « famille » a écrit dans une grande revue catholique un article qui est une prise de position négative et hostile, tandis que le plus grand journal catholique français ne montrait pour l’auteur de la Crise du monde moderne qu’un mépris apitoyé, en recommandant, comme « antidote » … la lecture de Bergson.
A-t-on oublié que Guénon a « fait des conversions » et provoqué de nombreux retours à la foi et à la pratique catholiques ? — Le mépris qu’on lui voue rejaillit ainsi sur d’authentiques fils de l’Église. Manquerait-on de charité autant que de compréhension ? Quant aux éloges furtifs, dont nous sommes touchés assurément, ont-ils aujourd’hui exactement la même portée que s’ils avaient été prononcés avant le 7 janvier 1951 ? Des fleurs sur une tombe.
Du côté maçonnique, il y a eu un signe public — oh ! n’engageant aucune Obédience — qui peut paraître plus net dans le sens de l’adhésion, mais qui perd terriblement de sa vigueur quand on sait que cette adhésion comporte des réserves ne tendant à rien moins qu’à ruiner un des fondements de l’œuvre guénonienne, à savoir la nécessité de l’exotérisme. Les Catholiques rejettent l’ésotérisme ; les Maçons l’exotérisme. Y aurait-il décidément, selon l’expression de Matila Ghyka, un inévitable « duel des magiciens » ? Guénon ne le croyait pas. Son œuvre doctrinale, qui dépasse les oppositions temporelles, s’accepte où se rejette en bloc. Et c’est un point de doctrine que tout homme ait une religion. C’en est un autre qu’il doive y avoir, à côté de croyants, des « connaissant ». L’œuvre doctrinale de Guénon refuse les tièdes : ceux qui sont à peu près d’accord, ceux qui en prennent et qui en laissent, ceux qui conservent un préjugé ou une exclusive dans un coin de leur tête, ceux qui ont des opinions.
Alors ?
Alors le cas était prévu, où « l’élite, pour se constituer, n’aurait plus à compter que sur l’effort de ceux qui seraient qualifiés par leurs capacités intellectuelles, en dehors de tout milieu défini, et aussi, bien entendu, sur l’appui de l’Orient ; son travail en serait rendu plus difficile et son action ne pourrait s’exercer qu’à plus longue échéance, puisqu’elle aurait à en créer tous les instruments, au lieu de les trouver préparés comme dans l’autre cas, mais nous ne pensons nullement que ces difficultés, si grandes qu’elles puissent être, soient de nature à empêcher ce qui doit être accompli d’une façon ou d’une autre ».
La fin de la phrase est « optimiste ». Ceux qui se découragent pourront la relire.
Il est fait allusion à l’appui de l’Orient. C’est un leitmotiv de René Guénon quand il envisage le redressement traditionnel de l’Occident. Il mentionne pourtant, sans trop y croire, on le voit bien, « un retour direct (de l’Occident) à sa propre tradition, retour qui serait comme un réveil spontané de possibilités latentes », ce qui « implique l’existence, en Occident d’un point au moins où l’esprit traditionnel se serait conservé intégralement ».
Il existe certainement, en dehors de la Maçonnerie et du Compagnonnage dont il n’est vraiment pas possible de croire qu’ils aient conservé la totalité de leur dépôt, des filiations initiatiques occidentales et spécifiquement chrétiennes, mais rien ne permet de penser qu’elles aient conservé davantage. Pourtant, l’une d’elles, très fermée, fait penser à un « Centre spirituel ». En janvier 1929, dans la revue Regnabit, L. Charbonneau-Lassay écrivait : « Certains, parmi ces groupements, étaient en parfait accord avec la plus stricte orthodoxie, tout en détenant parfois pour eux des secrets séculaires étrangement troublants, c’est le cas de l’Estoile internelle qui n’a jamais compté plus de douze membres et qui existe encore avec les manuscrits originaux du XVe siècle de ses écrits constitutifs et de doctrine mystique ». Plus tard, dans le rayonnement intellectuel, le même auteur précisait que le symbole principal de cette organisation était un ciboire dans lequel doit être placée une pierre rouge, un « Saint Graal ». Nous ne pensons pas que Charbonneau-Lassay en ait jamais dit beaucoup plus, même en privé. Nous ne croyons pas non plus qu’avant lui on ait mentionné publiquement l’Estoile internelle. Comment croire que c’est « par hasard » qu’il en a été fait mention pour la première fois au moment du développement de l’œuvre guénonienne, deux ans après la publication de la Crise du monde moderne ? Était-ce une « réponse » ? Il ne semble pas que René Guénon s’y soit arrêté…
La seconde éventualité relativement favorable serait celle où « certains éléments occidentaux accompliront ce travail de restauration à l’aide d’une certaine connaissance des doctrines orientales, connaissance qui cependant ne pourra être absolument immédiate pour eux, puisqu’ils doivent demeurer Occidentaux, mais qui pourra être obtenue par une sorte d’influence au second degré, s’exerçant à travers des intermédiaires… dans ce cas, il y aurait avantage, bien que cela ne soit pas d’une nécessité absolue, à ce que l’élite en formation pût prendre un point d’appui dans une organisation occidentale ayant déjà une existence effective ; or, il semble bien qu’il n’y ait plus on Occident qu’une seule organisation qui possède un caractère traditionnel et qui conserve une doctrine susceptible de fournir au travail dont il s’agit une base appropriée : c’est l’Église Catholique ».
Il y a bien une autre « organisation occidentale ayant déjà une existence effective » et possédant un caractère traditionnel, mais elle ne conserve plus de doctrine : celle-ci serait à restituer entièrement à partir des rites et des symboles. Difficulté supplémentaire qui serait sans doute « compensée » par le fait que cette organisation, la Maçonnerie, a conservé une transmission initiatique relevant de l’attribut divin de « puissance » et susceptible d’être revivifiée, ainsi que nous l’avons longuement expliqué dans nos précédents articles de 1950.
Seulement, nous l’avons vu tout à l’heure, ni l’Église
Catholique ni la Maçonnerie — ou, plus exactement, les corps constitués et les organismes administratifs qui les représentent — ne semblent disposées, pour le présent à fournir le « point d’appui ».
Nous n’oublions pas que certaines possibilités mentionnées par René Guénon en 1924 et 1927 étaient envisagées par lui pour un « avenir lointain ». Qu’entendait-il au juste par là ? Si, comme il le pensait, différentes données traditionnelles semblent converger pour placer la fin du cycle actuel vers a fin de ce siècle où un peu avant, un « avenir lointain » en 1951 ne peut être que relativement proche puisque, ainsi, nous serions à la dernière veille de la nuit.
Ne faut-il pas, alors, faire ce qu’on peut avec ce qu’on a ?
Ne nous donnons pas le ridicule de prétendre « constituer l’élite » et de nous y classer nous-mêmes. Parlons simplement de rapprocher les « hommes de bonne volonté ». On en revient à la solution « en dehors de tout milieu défini ». Et ici, ce qui est grave, c’est que les individualités « touchées » par l’œuvre de René Guénon sont, pour la plupart, isolées et s’ignorent. Ce danger aussi a été indiqué : « Il n’est pas douteux que l’esprit moderne, qui est véritablement diabolique dans tous les sens de ce mot, s’efforce par tous les moyens d’empêcher que ces éléments, aujourd’hui isolés et dispersés, parviennent à acquérir la cohésion nécessaire pour exercer une action réelle sur la mentalité générale ; c’est donc à ceux qui ont déjà, plus ou moins complètement, pris conscience du but vers lequel doivent tendre leurs efforts, de ne pas s’en laisser détourner par les difficultés quelles qu’elles soient, qui se dresseront devant eux ».
Les Études Traditionnelles qui, pendant vingt ans, ont retenu le plus clair de l’activité de René Guénon, pourraient sans doute constituer un premier lien -— d’autres doivent être possibles -— entre les hommes auxquels nous faisions allusion plus haut, et c’est pourquoi René Guénon souhaitait qu’elles poursuivent leur carrière. Dans les derniers mois de sa vie, comme il avait fait allusion à l’éventualité de sa disparition, nous nous sommes permis de lui demander s’il considérait qu’après lui nous devrions nous efforcer de continuer la revue. Et le 30 août 1950 il nous répondait : « Pour ce qui est de la revue, je pense qu’il serait bon de la continuer si c’était possible ». Pour que ce soit « possible » il faut, entre autres conditions, que persistent la foi et l’espérance chez ceux qui la lisent et ceux qui la font. Mais le fait même que René Guénon tenait pour souhaitable la continuation de cet effort, n’est-il pas en lui-même une raison de croire et d’espérer, puisqu’il suppose que la moisson pourra lever après la mort du semeur ?
En écrivant ces lignes dans lesquelles certains regretteront peut-être de ne pas trouver cette impassibilité chère aux métaphysiciens théoriciens — mais pouvons-nous rester de glace quand il s’agit de celui à qui nous devons tant ? —, en écrivant ces lignes, nous revivons cette soirée de 1928 où René Guénon nous accueillit. Les années, l’éloignement n’ont pu affaiblir le souvenir de sa bonté, de sa bienveillance, de sa délicatesse, du soin qu’il mettait à effacer les distances entre l’auteur de l’Homme et son devenir et du Roi du Monde et le tout jeune chercheur que nous étions à cette époque.
Depuis lors, combien de fois n’avons-nous pas entendu répéter que Guénon était « froid », qu’il « manquait d’amour ». Ceux qui parlaient ainsi ne l’avaient jamais approché, mais son œuvre seule n’implique-t-elle pas une immense charité qui est la forme la plus haute de l’amour ? Selon formule de Léonard de Vinci, « l’amour est fils de la connaissance. L’amour est d’autant plus fervent que la connaissance est plus certaine ».
René Guénon avait la connaissance la plus certaine.
JEAN REYOR.
Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.