René Guénon précurseur.

Tous ceux qui ont connu René Guénon et qui, par leur compréhension attentive et fervente, ont gagné de l’entendre converser et parler, tous ceux-là possèdent mieux que les autres, le rare et précieux privilège de pouvoir retrouver, en relisant son œuvre, tous les aspects d’une pensée qui fut et qui demeure constamment rattachée à l’essence inaltérable de ces principes suprêmes immuablement contenus, comme il l’écrit lui-même, « dans la permanente actualité de l’intellect divin ». Il suffit, en effet, d’ouvrir un de ses livres et d’y lire au hasard, pour se rendre compte à quel point René Guénon avait le sens de l’harmonie universelle et totale, de cette harmonie qui reflète dans la multiple diversité du monde et de la vie, l’éternelle présence de l’immobile unité. Ainsi placé au vrai « Centre du Monde », au cœur vivant de toute initiation valable, René Guénon, avec une fermeté de pensée, une solidité de doctrine, une clarté d’expression et une rare puissance de logique et de pénétration, a consacré sa vie à nous faciliter l’accès de tous les temples où se conserve encore dans l’univers entier, la lumière de l’Esprit et de la Connaissance. 

Or, pour accéder à cette Connaissance transcendante et divine, René Guénon ne cesse de répéter, et c’est là un des points essentiels qui donnent à son message sa valeur effective, qu’elle ne peut être obtenue que par un effort strictement personnel. Les instructeurs, les mots et les écrits peuvent nous guider sans doute, nous servir de « supports », mais, rigoureusement incommunicable, la Connaissance initiatique et suprême ne peut être atteinte seulement que par soi-même. Pour le parfait initié, la véritable sagesse ne consiste donc pas à cultiver l’illusoire vanité du savoir profane, d’encombrer sa mémoire d’idées plus ou moins fausses cueillies au champ d’autrui, mais à développer cette puissance de connaissance intérieure contre laquelle nulle force brutale ne saurait prévaloir. Cette puissance est supérieure à l’action et à tout ce qui se passe. Étrangère au temps, elle est la conscience vivante de l’infrangible et sereine unité et le garant de notre éternité. 

Aussi, faut-il saluer en René Guénon un précurseur, dans le monde occidental, de cette renaissance des forces spirituelles dont il a tant besoin pour se régénérer, pour se purifier de toutes les erreurs qu’accumule dans les âmes, cet infernal artisan de désordre, de nausée et de désespérance qui est le matérialisme de la pensée moderne. 

Nous savons toute l’énorme influence qu’à l’œuvre guénonienne pour contribuer à former cette élite intellectuelle nouvelle dont l’action peut encore assurer le salut de l’homme et la libération du monde menacé. 

« Il n’y a donc pas lieu de désespérer, écrit René Guénon. Et, n’y eût-il même aucun espoir d’aboutir à un résultat sensible avant que le monde moderne ne sombre dans quelque catastrophe, ce ne serait pas encore une raison valable pour ne pas entreprendre une œuvre dont la portée réelle s’étend bien au-delà de l’époque actuelle. Ceux qui seraient tentés de céder au découragement doivent penser que rien de ce qui est accompli dans cet ordre ne peut jamais être perdu, que le désordre, l’erreur et l’obscurité ne peuvent l’emporter qu’en apparence et d’une façon toute momentanée, que tous les déséquilibres partiels et transitoires doivent nécessairement concourir au grand équilibre total, et que rien ne saurait prévaloir finalement contre la puissance de la vérité : leur devise doit être celle qu’avait adoptée autrefois certaines organisations initiatiques de l’Occident : “Vincit omnia Veritas”. 

Mario MEUNIER.

Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.