Souvenirs et perspectives sur René Guénon.

De toutes les figures qu’il m’a été donné d’observer au long d’une carrière, d’ailleurs plus soucieuse des œuvres que des personnes, voici une des plus curieuses et des plus attachantes dans son mystère. J’ai connu René Guénon au temps de notre âge mûr. Il venait de publier son Introduction générale à l’élude des doctrines hindoues et des rapports d’auteur à critique, ainsi que des vues concordantes sur l’état ou la nature du monde présent, nous lièrent d’abord. Je le vois encore, dans mon cabinet de la rue Guy-de-la-Brosse — assis sur un pouf devant la cheminée, et ceci, Joint à sa longue taille et à son long visage lui donnait un air oriental parfaitement approprié à sa philosophie, mais bien étrange chez un tourangeau. J’allai aussi chez lui dans une de ces vieilles maisons seigneuriales où cléricales de l’Ile Saint-Louis aménagées en appartements et dont l’escalier étroit et sombre, bizarrement contourné, garde le parfum un peu poussiéreux des méditations d’un autre âge. Il vivait là dans un logis d’ailleurs commode et sans rien d’extraordinaire entre sa femme et sa nièce el l’on avait l’impression que tout, dans cet endroit paisible et solitaire, n’était ordonné que pour la méditation. 

J’ai rarement rencontré une physionomie aussi pure que celle-ci. Qu’on ne se méprenne pas là-dessus. Quand je parle ainsi de pureté, j’entends la parfaite intégrité de l’esprit et l’absence de toute compromission. Quel fut l’homme intime, sinon l’homme intérieur, chez René Guénon ? Cela n’a regardé que lui, et il n’en a rien laissé passer. Il a été, dans l’espèce douée de la parole, un de ces êtres infiniment rares qui ne disent jamais « je ». Tout ce qu’on peut avancer, c’est qu’il était d’humeur égale et bienveillante et incapable de faire aucun mal. Ce n’est pas peu. Cet homme qui a eu des adversaires passionnés, des ennemis qu’il connaissait et dont il savait qu’il pouvait attendre le pire, n’a été l’ennemi de personne et n’a songé à répondre à la violence et aux violences que par la raison. Et il se pourrait même qu’il ait préféré la fuite à une autre sorte, plus directe, de défense.

Non qu’il ait manqué de sensibilité, et on eut pu même parier pour le contraire. Tout droit et sans dévier de sa ligne, sans rien perdre de sa lucidité ou de sa force, et les accroissant plutôt à la contradiction, il ressentait les oppositions hargneuses, les effets des sourdes manœuvres et gardait mille inquiétudes sur l’œuvre qu’il poursuivait et la façon de la poursuivre, redoublant de scrupule dans la recherche où la documentation, se débattant parmi les difficultés matérielles de l’édition. Il était atteint dans son domestique, perdant sa femme, séparé de sa nièce. La profondeur du coup put se mesurer à ses suites. La blessure le poussait à quelque retraite lointaine, et ce furent là les causes déterminantes de son départ. 

Ce qui le laissa le plus indifférent — et à son seul honneur — c’est la réserve hautaine où se tenait à son égard l’enseignement officiel, attitude dont le scandale finissait par éclater à la longue. Pendant que ces adversaires qu’il blessait à mort en les frappant au cœur, c’est-à-dire au principe même de leur doctrine, se déchainaient contre lui, les docteurs patentés se taisaient, et nous avons vu des « Spécialistes » de la philosophie hindoue ne pas le citer dans leurs ouvrages. Ce que nous en disons n’est pas pour tirer vengeance, manifester de l’indignation, où exhaler une vaine plainte. Mais considérant ici l’attitude de René Guénon et l’ensemble de son caractère, peut-être touchons-nous à l’essentiel de lui-même. C’est un homme qui a vécu en fonction de son œuvre et de la doctrine exprimée par cette œuvre, et tout est là. 

Il a tout effacé, et il s’est effacé devant ce souci premier. Il y a tourné ses disciplines individuelles. Il y a subordonné son action et il y a conformé l’économie de sa vie publique ou privée. Rien ne l’a entamé à cet égard, aucune considération d’opportunité ou de compagnonnage, aucune préoccupation excessive de son temporel qu’il devait pourtant soumettre à une stricte surveillance, nulle ambition propre et pas même un excessif souci des nécessités de l’ordre matériel. Aucune question de parti où de politique ne se posait naturellement pour lui, et il ignorait les pouvoirs publics comme il en était ignoré. Et certainement l’idée d’aller dans « le monde » lui eut paru une plaisanterie. Sa conversation restait sérieuse, sans être jamais ennuyeuse, passionnante, au contraire, autant que nourrissante dans sa lucidité, écartant sans effort toute futilité et marquant parfois la nuance d’une ironie grave ou d’un enthousiasme contenu. Insensiblement, avec lui, on quittait le monde pour entrer dans le véritable monde et passer de la « représentation » au principe. Son discours, enfin, tout amène et toujours familier malgré sa densité, n’était que son œuvre parlée… Peut-être comprend-on maintenant pourquoi nous avons parlé de « pureté ». Nous la retrouverons, cette pureté, sur un autre plan. 

J’étais, alors que je rencontrais René Guénon, directeur littéraire aux éditions Bossard. À cette circonstance est due la publication, par cette maison, de la Crise du monde moderne et de L’Homme et son devenir selon le Vêdânta. Je puis revendiquer, à propos de ce premier livre, La Crise… une sorte de paternité tout occasionnelle. L’idée en naissait an cours de mes entretiens avec l’auteur. Nous nous accordions tous deux, moi peut-être plus indiscrètement, lui avec une justesse ou une justice plus profonde et plus impitoyable dans l’exécration de ce « monde moderne » qui, avec un stupide orgueil, chaque jour avançait son ensevelissement, et où l’esprit semblait s’abîmer à jamais sous la matière et le nombre. Je lui disais : « Faites quelque chose là-dessus ». 

Il fit cet ouvrage, d’inspiration et très vite. Il était là dans son sens et dans le sens d’un mouvement qui s’accroissait et où il doit être tenu à une des premières places. On sait qu’il reprenait le sujet, l’approfondissant encore, avec Le Règne de la quantité. 

Il n’entre pas dans mon dessein de revenir sur sa doctrine. Il convient pourtant d’en rappeler l’essentiel pour mieux saisir le caractère où la nature de cette pensée, pour trouver aussi quelque éclaircissement à un problème qu’a semblé poser une sorte d’évolution ou de mutation dont certains ont paru surpris.

Cette doctrine est une métaphysique et il faut prendre le mot dans le sens absolu que lui donnait Guénon lui-même. La métaphysique pose une réalité spirituelle — intelligible — qui serait, au fond, la seule réalité, alors que la réalité courante et accessible — la réalité sensible — n’est qu’apparence et « manifestation ». C’est Platon, c’est aussi la philosophie hindoue, et c’est toute philosophie spiritualiste où purement idéaliste tant qu’elle n’est pas religion. 

Mais c’est ici qu’il faut prendre garde et observer de très près l’attitude de René Guénon. Parmi ces formes diverses que prend la métaphysique au cours des âges et selon les génies, les confessions, les peuples et les lieux où elle s’explique et s’explicite, a-t-il jamais choisi, et eût-il seulement voulu découvrir, sous diverses figures, la figure initiale et invisible ? Nous pouvons supposer – et certains points restés un peu obscurs de sa biographie nous y autorisent — qu’il a d’abord cherché la vérité à où elle se flattait de paraître, et nous savons le résultat : la lutte précise et terrible qu’il a menée contre les pseudo-vérités qu’il dénonçait dans Le Théosophisme et les diverses formes du spiritisme. Mais après le négatif venait le positif, après l’élimination du faux, la découverte du vrai. Il semblait trouver dans les doctrines hindoues le point où la tradition métaphysique – car il s’agissait bien pour lui d’une tradition — apparaissait avec le plus de transparence et de certitude. Pourquoi ne s’y est-il pas tenu, et est-il mort dans l’Islam ? 

C’est qu’il faisait à sa manière des distinctions que nous faisons abusivement et voyait dans l’histoire des hommes une présence et une continuité qui se dérobe à une pensée superficielle. 

Les systèmes, les religions et même les institutions sont des cadres façonnés par une réalité spirituelle initiale et où cette réalité s’inscrit avec plus ou moins d’évidence ou d’efficience, et plus ou moins enveloppée. C’est ainsi qu’il y a une vérité où une part de vérité cachée sous les mythes, dans les mystères des divers cultes, et qu’il faut savoir discerner lisant les Livres sacrés des peuples. En certains lieux, dans certains cas, l’affleurement est plus marqué : Dieu, car c’est bien de Dieu qu’il s’agit, surgit dans une lumière plus rayonnante. Mais jusque dans l’humble tribu qui vénère son fétiche il reste un contact avec le sacré.

Pourquoi René Guénon ne s’est-il pas tenu au Christianisme qui était sa religion natale et où cette réalité de l’esprit, cette présence de Dieu, se manifeste avec le plus de force, de profondeur et de magnificence ? Nous voici peut- être au seuil du secret de l’ami disparu. Je n’ai pas manqué de lui poser la question. Il m’a toujours répondu que ce qui le gênait dans cette religion c’était son caractère sentimental. À quoi il convient d’ajouter les difficultés issues d’une dogmatique ayant acquis, dans sa richesse incomparable, et malgré sa souplesse, une rigidité qui la dérobe aux hardiesses et aux hasards de l’interprétation. 

Aveu, en tout cas, infiniment précieux et combien révélateur de la nature de la doctrine et de cet esprit particulier. Il devient trop évident ici que la réalité spirituelle reçue, défendue par René Guénon est d’ordre intellectuelle, que son Dieu — si nous parlons encore, pour plus de commodité de Dieu — est un Dieu de l’intelligence, si ce n’est l’Intelligence elle-même, pure, absolue, ne laissant plus rien au dehors dès qu’elle retire en soi ses « manifestations », et dont on peut se demander même ce qu’elle peut avoir de commun avec ces manifestations.

Une telle conception trouve bien son illustration la plus parfaite dans la philosophie hindoue et on voit du même coup le contraste qu’elle fait avec la religion d’un Dieu personnel et d’une création fondée sur l’amour : c’est la distance de la Bhagavad-Gîtà à l’Évangile selon saint Jean. N’y a-t-il pas cependant, et à l’approfondir dans cette métaphysique orientale, quelque chose d’inhumain, et le « sein » de Brahma n’est-il pas trop loin de la Croix du Christ ? 

Oserons-nous hasarder une hypothèse ? René Guénon, à la longue, n’aurait-il pas été un peu frappé ou lassé de ces hauteurs où de ces profondeurs vertigineuses ? N’aurait-il pas cherché un aspect de la vérité se prêtant davantage aux mouvements du cœur ; ne l’aurait-il pas aperçu dans l’Islam ? Il trouvait là une dogmatique assez large pour se prêter sans trop de gêne aux commentaires historiques ou philosophiques, une mystique ardente et imagée, et toutefois n’allant pas jusqu’à la sorte d’ardeur ou d’images de sainte Thérèse où de saint Jean de la Croix. La même réalité, la même vérité intérieure demeurait ; les dehors, si l’on peut dire, de cette vérité, apparaissaient moins désertiques, à la fois, et moins marqués de la passion du cœur. Alors ? Encore une fois, ce n’est là qu’une opinion, pas même une supposition. 

Nous n’aurions pas rendu pleine justice à l’homme si nous ne disions deux mots de l’œuvre, de la forme même de l’œuvre. Nous avons indiqué ce qu’était la conversation de René Guénon : sérieuse avec agrément, sobre, et toute substantielle. Les mêmes qualités se retrouvent dans sa prose, avec d’autres, et il convient d’y insister. On a tort de passer sur le style des philosophes sous prétexte qu’ils sont philosophes. Bergson fut un excellent écrivain. René Guénon n’a pas l’imagination ou les images de Bergson : il est écrivain aussi. Son style, qui enseigne si bien, n’est nullement un style de professeur. C’est un style qui analyse, coupe, détaille, clarifie, tout en poursuivant, imperturbable, une marche où l’on se sent toujours dans son chemin. Il sait toutefois varier ce chemin et y ouvrir des perspectives orientées vers cet horizon mystérieux qui recèle les vérités dernières. Il analyse où il dogmatise, mais avec une telle clarté une telle mesure, un si sûr et si régulier mouvement, dans une dialectique subtile qu’il arrive à une espèce d’éloquence. Et s’il doit entrer dans la polémique, — ce n’est jamais une polémique dirigée contre les personnes, — il a un tranchant et des arguments dont il n’est pas extraordinaire que les adversaires se soient ressentis. On aurait donc tort, admirant chez René Guénon le fond même et la substance, de passer trop vite sur l’expression.

L’action de ce penseur secret et discret, malgré la conspiration du silence, se marquait avec une force croissante au cours des années, et si on ne lui rendait pas encore pleine justice, s’il n’atteignait pas des portions assez larges de public, on prenait garde à lui et on le suivait dans son double souci de dénoncer un monde qui allait chaque jour s’avilissant et de retrouver une voie qui le ramenât, s’il se pouvait, dans le sens d’une vie authentique. Il n’eut pas souhaité davantage, et il continuera de fructifier. Mais ce ne sera pas le moindre de ses enseignements que l’exemple qu’il a donné d’une œuvre et d’une existence qui se sont poursuivies sans défaillir au service d’une seule pensée.

GONZAGUE TRUC. 

Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.