Comment situer l’œuvre de René Guénon ?

Avant que ne parût l’œuvre de René Guénon, un auteur d’ouvrages de nature Spirituelle, quel qu’obscure que pût être sa pensée, était en général facile à classer. S’il s’en tenait à la théorie, il devait être théologien, philosophe ou historien, et s’il traitait de la réalisation, il devait s’agir d’un guide spirituel où d’un contemplatif relatant ses expériences intérieures. Or, l’éminent écrivain dont nous déplorons la mort n’était pas théologien, car il ne parlait pas au nom d’une tradition déterminée, ni philosophe, puisqu’il n’exposait pas un système, mais des données traditionnelles, ni pour autant un historien des doctrines métaphysiques et religieuses, ses ouvrages étant une synthèse au sens propre du mot, et reflétant une perspective que leur auteur avait faite sienne. II ne rentre pas davantage dans la seconde catégorie ; ses livres, en effet, ne contiennent pas la moindre allusion à sa vie intérieure, et il a d’ailleurs toujours décliné catégoriquement le titre de maitre spirituel.

Ainsi, l’un des caractères propres de cette œuvre est précisément d’être inclassable. Elle ne rentre pas dans les perspectives classiques, mais elle inclut ces dernières pourtant plus encore peut-être qu’elle ne les exclut. Retenant ce que chacune a de plus central et de plus métaphysique, elle commence en quelque sorte là où elles s’achèvent et se rejoignent. Ainsi, pour prendre un exemple, ce que René Guénon entend par connaissance ne correspond pas à ce que ce mot désigne dans lesdites perspectives, même pas au sens que lui donnait la scolastique, mais plutôt à ce que le moyen âge chrétien appelait le « don de sagesse », le mot « don », qui se réfère au Saint-Esprit, répondant à l’origine non-humaine et au caractère universel que Guénon assigne à la connaissance, et le mot de « sagesse », qui consiste à juger par « les plus hautes causes » en vertu d’une certaine « connaturalité » avec elles {S. Thomas}, traduisant le fait que la connaissance métaphysique est inséparable d’une certaine réalisation correspondante. Un autre exemple est l’idée même de tradition, par quoi René Guénon entend, non pas les traditions comme telles, mais un corps de vérités principielle, tant les traditions dérivent comme d’une racine commune et dont la forme primordiale échappe à toute investigation historique. 

Si aucune épithète ordinaire ne convient aux ouvrages dont il s’agit, trouve-t.-on du moins dans le passé quelque chose qui leur ressemble à certains égards ? On est tenté de penser en premier lieu aux « traditionalistes » du début du xix° siècle, notamment Lamennais, de Bonald, Joseph de Maistre, auxquels nous pourrions ajouter Fabre d’Olivet, Martinez de Pasqually, Louis-Claude de Saint-Martin, Joseph de Maistre surtout, catholique et maçon, pour qui il n’y a point de dogme qui n’ait sa racine dans la nature intime et dans une Tradition aussi ancienne que le genre humain, a parlé des principes métaphysiques, de l’ésotérisme et de l’analogie universelle d’une manière qui rappelle René Guénon, et il se rattachait d’ailleurs à un courant initiatique auquel l’auteur des Aperçus sur l’initiation accordait une attention particulière. Toutefois, tandis que le traditionalisme était exclusivement orienté, quant à l’avenir, vers un « christianisme transcendant », c’est la destinée de l’Orient aussi bien que de l’Occident qu’embrasse l’œuvre de Guéron, où la perspective cyclique est traitée avec une ampleur unique et où la notion d’ « orthodoxie » est appliquée pour la première fois aux traditions de l’humanité envisagées dans leur ensemble ; et si les derniers mots de Joseph de Maistre ont été : « Je meurs avec l’Europe », l’auteur du Règne de la quantité et les Signes des Temps, 130 ans plus tard, s’est peut-être éteint en pensant qu’il mourait avec le monde traditionnel tout entier. Le traditionalisme était surtout une réaction contre le rationalisme et le naturalisme des XVIIe et XVIIIe siècles ; R. Guénon avait derrière lui l’extraordinaire accélération de la chute qui s’est produite au cours du XIXe siècle, siècle monstrueux et « stupide » (surtout dans sa seconde moitié), mais qui fut en même temps l’époque de la « réhabilitation » du moyen âge, des grandes synthèses historiques et de l’interpénétration de l’Orient et de l’Occident sur tous les plans ; ce mélange sans précédent du pire et du meilleur forme un chaos que Guénon a réussi à « hiérarchiser » grâce à une largeur de vue qui, elle aussi, devait être sans précédent. 

Ce n’est guère qu’aux époques où la structure d’une civilisation menace de se rompre que l’on éprouve le besoin de chercher en dehors de ses limites les éléments d’une synthèse et d’un renouvellement. La crise spirituelle que fut la Renaissance offre-t-elle des écrits plus ou moins comparables à ceux dont nous parlons ? Il ne faut pas oublier que l’élargissement de l’horizon matériel (notamment astronomique et géographique) qui caractérise la Renaissance s’est traduit par deux courants divergents, d’une part, la tendance naturaliste, scientifique, moraliste et profane, de l’autre un retour éminemment « traditionnel » au platonisme, un intérêt croissant pour l’Orient et un ensemble d’ «essais » visant à intégrer la vision de l’univers, devenue héliocentrique, dans une hiérarchie cosmologique dont Dieu est le Centre métaphysique. Nicolas de Cuse, Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, Giordano Bruno et Campanella montrent comment le monde « naissant », que les nouvelles conceptions semblent soustraire à jamais au théocentrisme médiéval, est parfaitement réductible au point de vue traditionnel, à condition de lui appliquer convenablement les principes des correspondances, de l’identification par la connaissance, de l’Unité et de l’Infini, et de s’affranchir du rationalisme qui s’était emparé de la scolastique ; et cela ressemble, mutatis mutandis, à ce que fera Guénon. Le cardinal de Cuse oppose à la connaissance rationnelle, dominée par le principe de contradiction, la connaissance intellectuelle où intuition, que régit le principe de la « coïncidence des opposés » : sa « mathématique intellectuelle » ou art des « transmutations géométriques » et sa notion du passage à la limite — qui prendra tant d’importance chez R. Guénon — sont plus proches que les écrits médiévaux du Symbolisme de la Croix et des Principes du Calcul infinitésimal. G. Bruno aspire à une « philosophie totale » qu’il rattache à la « religion égyptienne » et où l’homme connaît que Dieu est « plus intérieur à lui que lui-même ne peut l’être ». Nous retrouvons donc, du XIV au XVIe siècle, ce contraste du traditionnel et de l’antitraditionnel qui marque la période romantique, mais tandis que les traditionalistes cherchaient le principe de leur synthèse dans un retour « en profondeur » aux vérités originelles, les platoniciens de la Renaissance — semblables en cela aux intellectuels dans l’Inde, à la même époque — le cherchent peut-être davantage dans le sens de l’ « ampleur », et l’on pourrait dire que l’œuvre de Guénon fond en une seule ces deux perspectives complémentaires. 

Quant au moyen âge, il serait vain d’y chercher une formulation didactique des vérités spirituelles comparables à celle de René Guénon, c’est-à-dire indépendante de la perspective monothéiste. À quel besoin cela aurait-il pu répondre à une époque où les révélations à forme religieuse offraient aux aspirations métaphysiques les plus élevées de quoi se réaliser intégralement ? C’est d’ailleurs précisément par cette autonomie traditionnelle, par cette coïncidence de fait entre la Tradition primordiale et chacun de ses trois aspects monothéistes, que le visage intérieur de l’Occident était alors plus proche que jamais de celui de l’Orient, si proche que tout contact « horizontal » entre l’un et l’autre eût été superflu et même nuisible, à moins de demeurer purement ésotérique et caché. Il est bien vrai que toutes les formes traditionnelles de l’humanité convergent dans le même Principe, mais il n’est pas nécessaire d’en prendre conscience pour accéder aux états supra-individuels de l’être. 

Aussi faut-il remonter jusqu’à la précédente grande crise de la civilisation occidentale, jusqu’à ce troisième siècle où le christianisme s’apprêtait à s’établir sur les ruines de l’empire romain, pour rencontrer des exposés métaphysiques détachés d’une voie de réalisation particulière. Nous pensons en effet que c’est dans les Ennéades de Plotin, plus encore que chez les auteurs cités précédemment, que règne le climat intellectuel le plus voisin de celui de l’œuvre guénonienne. On trouve la plupart des idées centrales de cette dernière chez le maître du néoplatonisme, qui était de filiation pythagoricienne et n’ignorait pas les doctrines hindoues, mais sut s’affranchir du syncrétisme alexandrin : une perspective métaphysique dépassant l’ontologie ; l’idée de la réalisation par la connaissance ; les états de l’être conçus comme simultanés et parallèles aux degrés de l’Existence universelle ; la correspondance constitutive du microcosme et du macrocosme ; la doctrine de la transmigration et celle des cycles cosmiques ; la critique du rationalisme, du moralisme et des rêveries doctrinales des « occultistes » d’alors : les gnostiques, les astrologues et les magiciens. Plotin à fait pour le platonisme, à certains égards, ce qu’a fait pour l’hindouisme l’auteur de « L’Homme et son devenir selon le Vêdânta », et l’on a d’ailleurs relevé à juste titre la ressemblance des hypostases plotiniennes avec les degrés de l’Existence dans les doctrines de l’Inde.

Le point principal où les deux maîtres paraissent différer est celui du rôle des rites. Ceux-ci n’ont pour Plotin qu’une fonction négative : ils nous « désensorcellent » des influences maléfiques qui « hantent » le monde entier, mais demeurent sans effet dans le domaine de la pure contemplation. La notion de rites initiatiques au sens d’élément positif de la réalisation spirituelle semble dès lors lui être étrangère. Toutefois, cette divergence se révèle moins profonde si l’on tient compte de l’affinité entre les « sortilèges » plotiniens et la Maya hindoue et du fait que R. Guénon a faite sienne l’idée shankarienne qu’aucun rite ne conduit à la connaissance, si bien qu’il s’accorde avec Plotin pour reconnaitre que l’effet d’un rite, consistant à écarter un obstacle, est essentiellement négatif. D’autre part, sans vouloir aucunement diminuer l’œuvre très grande et admirable de Plotin, qui vivait à une époque ne disposant pas de nos moyens d’information, on peut reconnaître à R. Guénon le mérite d’avoir ramené toutes les traditions de l’humanité à un point de vue qui les rassemble sans les amoindrir parce qu’il les éclaire de l’intérieur. Sans son œuvre, la rencontre spirituelle de l’Orient et de l’Occident n’aurait pas encore trouvé le niveau intellectuel qui fui correspond. 

L’énorme influence de l’œuvre de Plotin, véritable testament de l’antiquité, à été plus réelle qu’apparente et demeura longtemps indirecte. Ce n’est guère qu’aujourd’hui que l’on mesure ce que lui doivent les pères grecs et les maitres soufis, les scolastiques ct les « dionysiens » — notamment Maitre Eckhart —, l’hermétisme et d’une façon générale tous les représentants de la philosophia perennis. Ce rôle, nous l’attribuons notamment au fait que ce « visionnaire » dépourvu d’orgueil messianique a su exprimer une doctrine essentiellement « platonicienne » avec une précision et une objectivité d’allure « aristotélicienne », ce qui rend son style à la fois impersonnel et intense, transparent et pénétrant, et situe son enseignement sur un plan où la « théorie » métaphysique rejoint en quelque sorte directement la « contemplation », conformément d’ailleurs au sens originel du mot théorie. Ce trait nous paraît être aussi celui des écrits de R. Guénon. Leur lecture abolit les cloisons étanches que certaines méthodes d’instruction occidentales érigent entre le « surnaturel » et le « naturel ». L’action fécondante et vivifiante des enseignements de celui qui « ne recevait que des intimes » demeurera sans doute, elle aussi, plus cachée que visible, mais elle n’en sera que plus profonde. Nombreux sont les théologiens, les philosophes et les hommes de lettres qui s’en inspirent sans les citer, Et il y à, en dehors de ceux qui acceptent toute son œuvre sans réserve, le nombre beaucoup plus considérable des intellectuels qui, déroutés par le monde moderne où ils ne croyaient plus possible d’ « aimer Dieu avec l’intelligence », ébranlés dans leur foi par la coexistence de révélations également authentiques et qui leur semblaient s’exclure où se contredire, doivent à René Guénon d’avoir compris une fois pour toutes que ce qu’ils appelaient « Dieu » a des dimensions en profondeur, une richesse, une réalité et une « valeur » universelles dont ils ne se faisaient aucune idée. 

Jean THAMAR. 

Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.