Quelles que soient les conséquences pratiques qui ont été et pourront être tirées de l’œuvre de René Guénon et quelles que puissent être les appréciations auxquelles elle donnera lieu, il est un point sur lequel ses lecteurs fidèles se sont toujours accordés : leur attachement à cette œuvre provient d’abord de ce qu’elle leur a permis de « comprendre ». Pour eux, d’un seul coup, le chaos intellectuel où vit l’homme moderne s’est ordonné : ils ont eu l’impression très forte de « savoir » et, s’ils ne « voyaient » pas tout, du moins avaient-ils la conscience de posséder, pour étudier toute question, une position nouvelle et, à leur avis, supérieure. Analyser cette impression, cette « sensation » de clarté que donne l’œuvre de René Guénon est une tâche plus complexe qu’il ne le paraît à première vue ; et nous nous bornerons à dégager l’élément central, essentiel, de la lucidité guénonienne et qui est, croyons-nous, l’idée métaphysique.
Cette idée que, comme chacun sait, Guénon à présentée surtout sous sa forme hindoue, se résume en quelques mots : identité du Soi et de Brahma, Infini et manifestation, Être et Non-Être, états multiples. Cette idée est « métaphysique » en tant qu’elle est « dernière », c’est-à-dire qu’elle fournit à « l’esprit » la plus grande possibilité : or l’idée de l’Infini ouvre à l’intelligence un champ illimité où toute chose, toute vue de l’esprit, toute erreur même, peuvent trouver leur place. Elle permet ainsi de tout envelopper et de tout ramener à l’unité, ce qui est la condition première de toute compréhension. Et, l’Infini étant à la fois Être et Non-Être, lumière et ténèbres, affirmation et négation, il peut être la source de toutes les positions comme de toutes les exclusions, il rapproche et il tient à distance, il identifie et il distingue, il fait briller et il éteint. Par là il est principe d’union et de séparation et, par les rapports innombrables et parfois étrangement opposés qu’il implique entre toutes les formes et toutes les idées, il est source à la fois de discorde et d’harmonie, de lutte et de conciliation, c’est-à-dire de vie intellectuelle au sens le plus élevé du mot, vie « intelligible » à laquelle nous participons faiblement et qui est en définitive celle de la stabilité principielle. Unité, non-limitation, dualité du oui et du non, hiérarchie : dans cette idée complexe, l’intelligence trouve tous les éléments d’un ordre universel c’est-à-dire qu’elle se retrouve elle-même et, avec elle, tous les modes, formes et « intentions » de la pensée, tous les jeux possibles de connaissance et d’ignorance.
Cette idée, comme Guénon l’a bien vu, n’est pas purement et simplement traditionnelle, en ce sens qu’il y a des traditions qui ne sont pas métaphysiques. La doctrine de l’identité du Soi et de Brahma, qui en est un aspect essentiel, est ignorée du Bouddhisme et elle n’est reconnue par aucune des trois traditions monothéistes. Elle est avant tout une doctrine du Brahmanisme, mais aussi du Taoïsme et du « platonisme » ; en fait, dans l’état présent des documents accessibles, telles sont bien les trois grandes sources métaphysiques de l’humanité. Encore faut-il ajouter que, même en laissant de côté la négation bouddhique, la doctrine de l’identité n’a été nulle part critiquée plus âprement que dans l’Inde, là même où elle s’était affirmée le plus fortement et où elle pouvait se réclamer de textes nombreux des Upanishad ; et cette critique n’est pas venue seulement du vishnouisme, mais aussi du shivaïsme, notamment de cette branche importante que constitue le Saivasiddhânta. Cette attitude de nombreux maîtres hindous est sans doute, en dernière analyse, imputable à un affaiblissement de l’esprit métaphysique : mais, la doctrine de l’atma étant appuyée sur des textes formels de la Shruti, il est raisonnable de supposer qu’elle n’aurait jamais rencontré une opposition aussi vive et aussi étendue, si l’expérience n’avait montré que son enseignement n’allait pas sans danger et que son vrai sens était plus subtil qu’il ne le paraissait à première vue. L’hindou, qui se sait identique à Brahma, est tenté de considérer Brahma, qui réside dans le lotus de son cœur, comme une sorte de joyau caché qui serait son bien et dont il n’aurait qu’à prendre possession, La « réalisation » spirituelle, par laquelle i1 devient ce qu’il est, est alors comprise comme une sorte d’ « affaire personnelle », pour laquelle les moyens traditionnels ne sont que des procédés d’éveil et des adjuvants : l’essentiel est pour l’homme de faire pénétrer la pointe de sa conscience à travers toutes les enveloppes qui lui voilent le Soi. Cette réalisation, en d’autres termes, risque fort d’être conçue simplement comme la saisie et l’assimilation du Soi par le mot, alors qu’elle aussi, et plus encore, le don du Soi au moi et l’Évincement du moi par le Soi. Le Soi universel n’est pas une possession du moi individuel, il est son être caché, c’est-à-dire qu’il se révèle à lui quand il plait. D’où l’insistance des maîtres sur les attitudes d’amour et de soumission et sur l’importance de la grâce, laquelle n’avait d’ailleurs pas été oubliée par les écoles restées attachées à la pure doctrine de l’identité, telles que le vedanta shankarien et le shivaïsme du Kashmir.
D’une façon générale, une doctrine spirituelle est, en tant que telle, une anthropologie, c’est-à-dire qu’elle est d’ordre cosmologique. Elle est une doctrine de la dualité, puisqu’elle enseigne une voie, une direction, définie à la fois par son point de départ et son point d’arrivée : elle est médiatrice entre jivatma et paramatma. La métaphysique est pour elle une implication, non son corps mème ; et les difficultés intellectuelles qu’elle offrira proviendront souvent de la nécessité d’accorder les formules, souvent contradictoires, de la métaphysique et de la cosmologie. Une métaphysique légèrement raidie menace la spiritualité ; et celle-ci, pour se défendre, s’est fréquemment réfugiée dans des doctrines dualistes et pluralistes qui, à leur tour, compromettaient son inspiration fondamentale en lui donnant un caractère plus ou moins arbitraire.
Cette dernière solution cependant n’a pas été celle du Bouddhisme, comme s’il obéissait malgré lui à quelque arrière-pensée métaphysique. Partant, comme l’Hindouisme, de la dualité du samsara et de la délivrance, il détruit le premier terme par l’idée d’illusion, de vide ; et, pour le second, il le voile dans une apophase absolue, il réalise l’unité en mode négatif, c’est l’unité du Vide. Enfin, pour achever de ne laisser à l’homme aucune perspective d’avenir, qui deviendrait vite pour lui l’occasion d’un désir, il brise le sutratma, qui réunit entre eux les divers états de l’être, et il ne laisse plus en face de l’ascète qu’une tâche à accomplir. À la longue, comme on le sait, cette doctrine n’a pu maintenir la rigueur de sa négation originelle.
Dans les traditions monothéistes, au contraire, on est en plein « réalisme » et la notion scripturaire de création a été interprétée dogmatiquement dans le sens d’une dualité irréductible du Créateur et de la créature. Sans doute pourrait-on faire observer que cette dualité, étant d’ordre cosmologique et correspondant à une perspective temporelle, ne contredit pas la non dualité métaphysique. On peut considérer la création comme comprises dans l’acte éternel et infini — Dieu étant et rayonnant par un seul et même acte — ; mais, dès lors qu’on ne le fait pas, on transpose cette idée sur un plan purement rationnel, temporel, on la « pense » au moyen de schèmes dont la relativité est évidente et qui impliquent de quelque manière une dualité : soit, par rapport à Dieu, celle d’un intérieur (le Créateur) et d’un extérieur vide qu’il s’agit de remplir, soit en Dieu même celle de la puissance, correspondant à l’état « antérieur » à la création, et de l’acte, correspondant à l’état « postérieur » ou, si l’on préfère, au Fiat créateur lui-même.
Les Hindous ont un Dieu créateur, qui est Brahma, mais son acte rentre dans le domaine de la Shakti, non dans celui de Parama-Shiva. Sans doute la différence et la distance ont-elles leurs analogues dans ce que nous avons appelé l’Acte éternel et infini, lequel est l’union, non la confusion, de Shiva et de la Shakti : elles en représentent des « moments » qu’une doctrine moniste risquerait d’oublier. Mais les « moments » de l’unité et de l’identité sont à leur tour, du point de vue où nous nous plaçons, un peu trop négligés dans les théologies monothéistes, où l’unité divine s’oppose purement et simplement à la diversité créée. L’expérience des spirituels, qui a fait craindre que le Soi, reconnu comme divin, ne vienne gonfler le moi au lieu de le réduire et de l’épuiser, a sans doute joué un rôle important dans l’affirmation constante du dualisme ; à quoi est venue s’ajouter, chez les théologiens de l’Église latine, l’influence décisive, bien connue, de l’aristotélisme.
Si donc la doctrine de l’identité n’est pas acceptée par Les traditions monothéistes, le moins cependant qu’on en puisse affirmer, c’est qu’elle hante toute la pensée « platonicienne », y compris le « platonisme chrétien », et pour ne rien dire des soufis, soumis d’ailleurs à la double influence de l’Inde et du néoplatonisme. Elle s’est exprimée, d’une façon parfois très claire, soit dans les écrits d’hommes naturellement métaphysiciens – par exemple chez Plotin et Nicolas de Cuse —, soit dans ceux des spirituels essayant de traduire leurs illuminations. Mais, foncièrement étrangère à l’aristotélisme, elle est devenue, depuis la fin de la Renaissance, qui a été aussi celle du platonisme, et malgré certains efforts des cartésiens, et surtout des philosophes romantiques allemands, presque aussi étrangère à la pensée moderne. L’avis de Descartes, que l’idée de l’Infini était la première de toutes, est resté pour beaucoup lettre morte et, d’une façon générale, la philosophie des derniers siècles a manqué du champ nécessaire à sa spéculation. Si elle réagit aujourd’hui assez vivement contre le rationalisme et le matérialisme, elle n’en reste pas moins le miroir de son temps, à savoir d’une époque qui tire des sciences positives la majeure partie de sa nourriture intellectuelle ; et le désir, assez naturel, de rester toujours en pleine continuité avec la science; de n’abandonner aucun point de contact avec elle, la rattache en fait aux modes proprement humains, rationnels, de pensée et de connaissance. Nous dirions presque, si l’expression n’était pas aussi irrévérencieuse, que la philosophie moderne a un fil à la patte : le fil de la « pensée scientifique », relative par définition. Quelques heureuses exceptions mises à part, l’état de la philosophie contemporaine — pour reprendre une comparaison qui a beaucoup servi — est encore à beaucoup d’égards semblable à celui de l’astronomie avant Copernic : on accumule les constructions les plus ingénieuses autour d’un postulat auquel on ne veut pas renoncer et qui est ici la suprématie de l’homme. Si l’on désigne comme « terre » la demeure de l’homme, son milieu naturel, comme « soleil » la vérité qui attire les intelligences, on pourrait dire que la situation intellectuelle présente appelle une révolution qui fasse passer d’un système géocentrique à un système héliocentrique, qui fasse préférer la vérité à l’homme, où plus précisément la vérité tout court à la vérité humaine.
Cette révolution, Guénon l’a accomplie pour beaucoup de ses lecteurs. Il leur a rendu les régions hypercosmiques et suprahumaines de la réalité, ce que la pensée moderne a cru devoir négliger et ce qu’elle s’est montrée incapable de remplacer. Sans doute peut-on juger que l’opposition que Guénon a établie entre les civilisations traditionnelles et le monde moderne est la partie de son œuvre la plus visible et la plus caractéristique ; mais elle se comprendrait mal sans son arrière-plan métaphysique. C’est pourquoi ce que nous avons appelé l’idée métaphysique, avec ses différents aspects et ses points de départ cosmologiques, nous paraît représenter la partie centrale de son message, la vérité la plus « vivante » et la plus importante qu’il nous ait apportée ou rappelée. Siegfried Lang a assez bien caractérisé son œuvre comme un « refuge de la métaphysique ». Il est à peine utile d’ajouter que les vérités les plus hautes sont, par leur nature, du domaine de l’inexprimable et qu’elles ne se livrent pas en quelques formules, si heureuses et opportunes qu’elles puissent être. Elles s’accommoderaient mal de procédés hâtifs, qui se contenteraient d’opposer un dogmatisme à un autre dogmatisme. Comme la glace dont parle le Yi-king (« On marche sur la glace. Grande circonspection »), nos concepts ne nous portent jamais que jusqu’à un certain point ; et la doctrine la plus claire repose à notre insu sur un fond yin, sur un mystère, de même que derrière le Deus revelatus, et voilé par son éclat, se trouve encore le Deus absconditus qui l’a engendré. Il s’agirait donc, moins de « transmettre » une idée telle par exemple que celle de l’identité (on n’en peut transmettre que le vêtement) que d’en étudier les diverses expressions, de la méditer et de la comprendre, si possible, dans ses nuances les plus utiles. Il n’est pas question, bien entendu, de saisir l’esprit insaisissable dans aucun filet conceptuel, mais seulement d’en affiner et orienter la conception, de façon qu’elle puisse rayonner plus librement dans un milieu mental donné et, tout d’abord, en nous-mêmes.
ANDRÉ PRÉAU.
Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.