René Guénon est mort à soixante-quatre ans, après avoir écrit depuis l’âge de 23 ans une quinzaine de livres et plus de trois cents articles, en différentes langues. Toute « l’intelligence » française et étrangère connaissait son œuvre, dont l’action invisible a été profonde. Notre revue les Études Traditionnelles s’employait à faire connaître ses idées. De tous les coins du monde, des continents les plus anciens et les plus nouveaux, de l’Inde aussi bien que de l’Amérique, des hommes soucieux des plus hautes questions sollicitaient de sa part un avis où un éclaircissement. Et cependant son nom demeure quasi inconnu de la foule et sa notoriété, il l’avait atteinte sans aucune intervention de cette moderne Renommée qu’est la presse. De son vivant deux seuls articles lui avaient été consacrés en français et ceci dans d’obscures revues.
Personne ne s’étonnera d’une si banale aventure, celle d’un des plus puissants esprits de notre temps méconnu dans le pays qui fut sien, personne sinon les naïfs qui croient à la spontanéité des modes et à la gratuité des réputations, même quand il s’agit de modes de l’esprit et de réputation intellectuelle. À des veux avertis le monde qui est nôtre ne paraît pas moins camouflé où truqué que la Suisse de Tartarin. Et s’il existe à cet égard des différences entre les peuples, il s’agit seulement de degrés dans la suggestion subie.
Maintenant qu’il n’est plus, il y a lieu de jeter sur son œuvre un regard d’ensemble qui permette d’en situer l’importance et d’en connaître mieux la nature. On peut dire tout d’abord que le point de vue central et synthétique, celui qui comprend tout sans rien supprimer, qui permet l’économie de la mémoire et de l’effort, qui aide l’invention et la découverte, qui facilite la liaison entre les disciplines les plus étrangères, le point de vue des principes qui unissent les idées et les hommes, nul plus que René Guénon n’en a fait le thème de ses écrits. À cette idée de centre est intimement lié l’idée de germe. Le germe est le centre efficace par excellence, celui qui contient déjà dans sa mystérieuse complexité tous ses développements ultérieurs. L’idée de germe emporte avec elle l’idée de liaison avec son origine, donc celle de tradition.
L’homme moderne doit comprendre qu’il incarne son propre passé et qu’il ne peut durer en contradiction avec lui. Il ne guérira qu’en se replaçant au point de vue des principes, le seul qui lui permette d’échapper aux incertitudes qui l’oppressent et aux catastrophes qui le menacent.
La connaissance traditionnelle des principes est un bien commun de l’humanité, dépôt bien antérieur à l’histoire, puisqu’il est contemporain de l’homme lui-même. Il s’est ensuite épanoui dans les formes les plus hautes et les plus parfaites de la période historique. On comprend pourquoi René Guénon s’est trouvé obligatoirement orienté vers la pensée asiatique, Même si, en partie, elle semble s’être occidentalisée, ce fut beaucoup plus pour nous répondre et se défendre, que pour nous imiter. Dans cette « orientation » de la pensée de René Guénon, il n’y a là aucune querelle de « points cardinaux ». La vérité ne commence pas d’être, au moment où elle passe sous tel ou tel méridien, Mais de même que pour éclairer un fait historique, on recueille le témoignage de ceux qui l’ont vu ou qui transmettent le récit de ceux qui l’ont vu, on doit s’initier à la connaissance auprès de ceux qui l’ont conservée comme le plus précieux des héritages.
Cette connaissance des principes l’Occident l’a possédée jadis. Elle s’appelait la métaphysique d’un mot qui signifie « au-delà de la physique » c’est-à-dire « au-delà de la nature ». Cette connaissance est en effet le domaine du surnaturel ; on ne peut l’atteindre que par l’intuition immédiate de l’intellect transcendant, qui n’est pas une faculté individuelle, mais universelle, comme l’objet même qu’elle prétend saisir.
L’idée de tradition, nous dira-t-on, est une vieille lune. Sans doute et le souci de nouveauté est le dernier qui aurait pu effleurer l’esprit de René Guénon. Il ne se souciait que de vérité. Il ne faudrait d’ailleurs pas confondre la tradition vraie avec ses caricatures humaines, qui servent tellement bien à camoufler les ignorances et les convoitises. Il s’agit exclusivement ici de la tradition intégrale et primordiale que tous les hommes à leur apparition sur la terre ont reçue en dépôt avec la vie même, puisque la vie est l’une des manifestations de cette vérité.
Le caractère capital qui distingue René Guénon de tous les « prophètes du passé », en dehors de l’impeccabilité de sa doctrine, c’est sa méthode. Un des écrivains qui ont le plus fait pour répandre sa pensée, Léopold Ziegler, l’a exprimé avec beaucoup de force : « Chez René Guénon, c’est une conviction inébranlable que la tradition intégrale ne sera jarnais saisie par les instruments habituels de la science. II n’y a aucun résultat décisif à attendre ni de la bèche de l’archéologue, ni des documents de l’historien, ni des symboles du mythographe, ni des manuscrits du philologue, mi des enquêtes de l’ethnographe, ni de la « réminiscence ancestrale » du philosophe. Sans doute on ne peut se passer tout à fait d’un appareil scientifique de ce genre ou de tout autre analogue. Mas celui-là seul avancera avec sûreté qui aura pu obtenir un rattachement direct à la tradition intégrale, là où elle est encore vivante ». Il ne s’agit pas, en effet, d’une connaissance théorique et abstraite qui est toujours indirecte et symbolique, mais d’une réalisation effective, d’une prise de contact réelle, d’une identification par la connaissance.
En exposant dans ses ouvrages et ses articles la nature et la portée de cette connaissance, René Guénon a illuminé comme on ne l’avait pas fait auparavant les problèmes capitaux qui se posent à notre époque et il permet de les résoudre de la façon la plus claire. Les plus exigeants de ses lecteurs ont l’agréable et reposante certitude de « survoler » les différents antagonismes qui déchirent les esprits d’aujourd’hui. Pour beaucoup d’hommes ses livres furent les messagers du bonheur, du moins ceux pour qui le bonheur commence au moment où ils ont pu comprendre. L’œuvre de René Guénon se divise naturellement en quatre parties principales. La première pourrait comporter Le Théosophisme, L’Erreur Spirite et ses divers articles sur le néo-spiritualisme moderne. Car avant d’exposer les authentiques formes de la tradition, il convenait d’accomplir la nécessaire et déplaisante besogne d’exécuter leurs modernes contrefaçons. Guénon l’a fait et d’une manière telle que personne n’a valablement répondu à ses réquisitoires.
Il a notamment montré dans Le Théosophisme, que la place très relative qu’il consentait généralement à la méthode « dite historique » ne correspondait nullement à une incapacité de s’en servir lui-même, le cas échéant, mais à une juste appréciation de ses limites.
Par un reste de politesse à l’égard des milieux occultistes qu’il avait, au moment de sa jeunesse, traversés, il n’avait pas donné suite à son projet d’écrire une Erreur Occultiste, mais de nombreux articles sur la question, et qui pourront être réunis en volume, témoignent de sa vigilance inlassable à Signaler les fausses vérités qui pourraient aveugler les esprits non prévenus.
En dehors de leurs valeurs négatives, ces ouvrages contiennent en contrepartie des enseignements très positifs. L’Erreur Spirite surtout possède des chapitres et des pages sur les états posthumes, les différences existant entre réincarnation, transmigration et métempsychose, des définitions capitales, qu’il serait impossible de trouver ailleurs. Déjà apparaissait dans ses premiers livres un des principaux caractères de son apport que l’on peut bien appeler personnel. Il s’agit d’un élargissement des horizons mentaux. Ce métaphysicien, qui ne s’est jamais préoccupé que de l’invisible, se montre le géographe des terres inconnues. Pour un homme moyen d’aujourd’hui, tout ce qui dépasse l’expérimentation et les phénomènes mesurables reste dans le cadre de l’imagination, de la sensibilité, de l’intuition, de la spiritualité religieuse, tout cela vaguement mêlé dans un magma indéfinissable, où l’incertitude des faits et le vague du vocabulaire n’apportent à un cerveau exigeant qu’une pâture décevante. Avant René Guénon, on peut dire que, comme pour les photographes, l’infini commençait à cinq mètres. Sa tâche à cet égard a été immense, il nous a fait toucher en esprit les « limites de l’histoire et de la géographie » ; il nous a fait sentir toutes nos autres limites. Et en même temps, il nous a révélé à nous-mêmes la hiérarchie des mondes invisibles, des enfers et des cieux, qui ne sont pas des « ailleurs » mais des « ici », qui ne sont pas des « lieux » mais des « états ».
Appliquant à chaque niveau de la connaissance, son mode de compréhension particulier, il a montré dans notre psychisme et notre intuition intellectuelle, les antennes hypersensibles du monde informel et il nous a restitué, dans le détail de ses modalités qualitatives, la hiérarchie, à la fois très précise et nullement délimitée, de ces « multiples états ».
Bien plus. Renversant le point de vue habituel à la science moderne, et se plaçant à un point de vue nettement anti-anthropomorphique, René Guénon a dessiné d’un trait inéluctable les limites de l’expérimentation quantitative, en même temps qu’il montrait les connexions correspondantes qui existent entre les différents « mondes », connexions qui rendent les résultats de notre expérimentation phénoménale à la fois moins importants en eux-mêmes, et plus révélateurs au-delà.
Ce résultat, René Guénon l’a d’abord fait comprendre par sa critique de l’individualisme, en restituant à la personnalité et au Soi, comme disent les Hindous, le rôle que l’individu avait idéologiquement usurpé.
Dans ses livres critiques, on pourrait faire également entrer ses Principes du calcul infinitésimal, puisqu’en somme, le point de vue y reste le même. L’erreur spirite et le pseudo-infini mathématique dérivent l’une et l’autre de la même incapacité de conception à l’égard du véritable infini et de la possibilité universelle.
Dans ce livre que chacun peut comprendre sans préparation mathématique préalable, il a merveilleusement prouvé que l’infini des mathématiciens n’était en réalité, qu’un indéfini et il a restitué, à l’intérieur si l’on peut dire de cet « indéfini », la multiplicité de ses différents ordres, et effacé la confusion entre la continuité quantitative et la discontinuité qualitative des ordres et des états.
À l’inverse des philosophes, qui n’ayant rien de nouveau à dire le disent en habillant leur répétition d’un nouveau vocabulaire, René Guénon à réduit, en apparence, au minimum la nouveauté de son apport. Il n’a pas eu besoin de répéter la pensée de Pascal au sujet de « la vérité qui ne commence pas d’être au moment où elle commence d’être connue », pour manifester une naturelle modestie. Mais pour être plus subtil et difficile à déceler aux yeux des profanes son rôle n’a pas été moins éminent. Et la restitution des vrais principes a été de pair chez lui avec un redressement du vocabulaire, il serait trop long d’énumérer les leçons de sémantique et en même temps de logique qu’il donnait à ses lecteurs, ses définitions rigoureuses de termes, d’autant plus nécessaires que les réalités qu’ils qualifiaient étaient par nature plus vagues à saisir. Qui ne songe à ces couples : esprit et âme, individu et personne, infini et indéfini, dualisme et dualité, mental et intellect, salut et délivrance, et tant d’autres dont il a su si précisément fixer les rapports intangibles et qu’on ne peut éviter d’employer ensuite comme lui, tant la vérité qu’il transmet paraît dénuée d’accent individuel pour rester pleine d’une réalité qui le dépasse. Aucun écrivain n’a su assurer la survie de sa pensée d’une façon aussi peu singulière en attachant son dire à la vérité complice.
La seconde partie des ouvrages de René Guénon comprendrait la part la plus accessible de son œuvre, celle où il expose les raisons du désordre actuel et les conditions purement spirituelles d’un redressement.
Ce sont Orient et Occident, La Crise du monde moderne, Autorité spirituelle et Pouvoir temporel et enfin Le Règne de la quantité et les Signes des Temps. Le plus important au point de vue théorique celui qui donne en partie la clef des autres est Autorité spirituelle et Pouvoir temporel. René Guénon y ramène les rapports entre ces deux puissances à ceux qui existent entre la contemplation et l’action. Toutes les traditions authentiques enseignent la subordination de l’action à l’égard de la contemplation et ceci aussi bien au point de vue social qu’au point de vue individuel. Également, bien entendu, au point de vue historique, et Guénon montre que toutes les périodes de troubles sociaux sont contemporaines d’une remise en question de cette hiérarchie des pouvoirs. Il s’agit, en somme, dans ce livre d’une philosophie de l’histoire, vue du côté métaphysique. Le Règne de la Quantité, écrit pendant la guerre, est l’ouvrage le plus important que René Guénon ait écrit dans le domaine des applications historiques. Ses dons de mathématicien et le goût qu’il avait pour le symbolisme géométrique, lui permettent de donner un raccourci symbolique saisissant de l’histoire, dans le passage de la sphère au cube, dans une progression continue vers une solidification du monde, dans l’apparition finale de la « Jérusalem céleste ». C’est d’ailleurs ici qu’il a répondu, sans qu’il s’en soit peut-être effectivement soucié, à certains de ses critiques. Puisque, disaient ceux-ci, la Tradition prévoit l’évolution du monde dans un déterminisme intangible, tout ce que nous ferons pour y échapper sera vain. La solidification progressive du monde est voulue par la Providence et il serait impie de s’y opposer, car, comme dit Léon Bloy, « tout ce qui arrive est admirable ».
C’est là le type même de l’objection ignorante, celle qui ne considère chaque question que sous un seul point de vue. La solidification du monde se présente, nous dit René Guénon, sous un double sens : considérée en elle-même, dans un fragment de cycle, elle a évidemment une signification « défavorable » et même « sinistre », opposée à la spiritualité. Mais d’un autre côté elle n’en est pas moins nécessaire pour préparer les résultats du cycle sous la forme de la « Jérusalem céleste », où ces résultats deviendront les germes du cycle futur. Seulement pour que cette fixation devienne une restauration de « l’état primordial », il faut l’intervention d’un principe transcendant. Cette intervention produit le retournement final et amène la réapparition du « Paradis terrestre ».
Ainsi comprend-on mieux la démarche de cet esprit devant qui tout sujet de sa méditation pose tout pôle antagoniste comme complémentaire et qui résous tout problème par l’accomplissement d’un cycle complet. Et comme tout complémentaire à un élément du monde manifesté est forcément de l’ordre spirituel, on comprend que pour lui l’essentiel résidait dans une « orientation s permanente de l’esprit ». C’est l’esprit qui qualifie le monde, C’est pourquoi, pour l’initié, « même le Paradis est une prison » et c’est pourquoi, pour la Providence, même la solidification est une purification. C’est une autre forme de sacrifice, le sacrifice de la « matière ».
La seconde moitié du livre est presque tout entière consacrée à l’aspect satanique de la dissolution, notamment à la déviation des symboles et à la parodie de la fausse spiritualité.
La troisième partie des travaux de René Guénon comprendrait moins de livres que d’articles. C’est celle où il montre que l’Occident a jadis possédé une tradition authentique, d’ailleurs cachée, et analogue à celle qui subsiste en Orient. Les livres qui en parlent sont L’ésotérisme de Dante, Le roi du Monde et beaucoup d’articles, tous ceux par exemple qu’il a jadis consacrés à la Maçonnerie et qui constituent les meilleures études parues sur le sujet.
Cette question de la Tradition en Occident était l’une de celle, et peut-être même la seule sur laquelle René Guénon n’aimait pas se prononcer, et l’on comprend facilement pourquoi. Il avait trop gêné de gens, dans tous les mondes, pour se hasarder encore à froisser des amours-propres trop sensibles. Et pourtant, pour nous Occidentaux, la question est d’importance. Nous n’avons pas la prétention de la résoudre ici en deux pages, mais de la poser. René Guénon, dans sa jeunesse, avait traversé tous les milieux occidentaux où des prétentions à l’ésotérisme s’étaient manifestées à tort ou à raison. Il en avait justement conclu que seule la Maçonnerie et le Compagnonnage possédaient le caractère d’une tradition authentique, c’est-à-dire qu’il n’existait plus en Occident que des initiations de métier.
Cependant les fidèles lecteurs de ses articles ont certainement encore en mémoire son étude sur Christianisme et Initiation où il affirmait que « le Christianisme, à ses origines, avait tant par ses rites que par sa doctrine, un caractère essentiellement ésotérique et par conséquent initiatique ». Mais ce caractère, par suite de son triomphe social, au temps de Constantin et sa nécessaire adaptation au plus grand nombre, il l’a très tôt perdu et la permanence des rites ne permet pas de conclure à la permanence de l’ésotérisme, puisque tout rite est du domaine de l’action par nature et qu’il ne joue à l’égard de la connaissance qu’un rôle de support et de symbole. En vérité, il n’y a pas de rites « ésotériques » en soi, mais seulement dans la mesure où le caractère initiatique de la tradition envisagée, sa compréhension et sa perspective ont été maintenus. Tel ne paraît pas être le cas du Christianisme occidental. Malheureusement, René Guénon, traitant de ces questions, n’a peut-être pas assez insisté sur la différence entre le Christianisme romain et le Christianisme orthodoxe. Or il y a là, tout au contraire, une distinction de première importance. Déjà dans un article des Études Traditionnelles d’avril 1935, nous disions que les grecs hésychastes constituaient « la dernière école de réalisation métaphysique historiquement constaté dans une église chrétienne ». Les études récentes de M. F, Schuon ont pu montrer à nos lecteurs comment on pouvait, en effet, trouver dans la tradition patristique orthodoxe des indices et mème des prescriptions permettant de prétendre que le caractère initiatique de la dévotion monastique s’y est mieux maintenu que dans l’église romaine. D’ailleurs l’histoire secrète de l’ésotérisme occidental abonde en traces d’un courant initiatique subsistant et méconnu. Dans de multiples travaux, René Guénon l’a montrée : soit qu’il évoque le Saint Graal et la tradition druidique, Dante et les Fidèles d’Amour les Rose-Croix et les Templiers, ou Martinès de Pasqually. Lui-même, si l’on ose dire, constitue le « sceau » prestigieux de cette obscure lignée. Il est comme la fleur de ces ébauches et s’il doit certes son caractère exceptionnel à un rattachement réel à plusieurs traditions authentiques qui ne sont pas occidentales, ses moyens d’expression, il les a en partie empruntés aux manifestations de l’ésotérisme d’Occident.
La quatrième partie des ouvrages de René Guénon comprendrait en somme ceux qui ont fait sa réputation et l’ont consacré, vis-à-vis du grand public, comme indianiste et orientaliste. C’est la partie la plus positive et la plus riche, qui expose avec une clarté inattendue la véritable métaphysique orientale : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, L’homme et son devenir selon le Vedanta, Le symbolisme de la Croix, Les États multiples de l’Être et son dernier livre La Grande Triade. Dans une vue d’ensemble qui embrasse avec une science égale les livres sacrés de la Chine et de l’Inde, de l’Égypte et du moyen âge, de l’Islam et d’Israël, René Guénon nous fait pénétrer avec une profondeur, une précision et une facilité (relative) également étonnantes, au cœur des plus hautes questions qui se soient posées aux plus grands esprits de tous les temps, et il les résout, grâce aux traditions qu’il expose, avec une parfaite aisance. Ces problèmes et ces esprits ne paraissent plus comme de mystérieux arcanes réservés à des spécialistes plus érudits que compréhensifs, mais ils vivent d’une vie actuelle et éternelle.
Car le domaine surnaturel qui est le sien peut s’ouvrir à l’esprit d’un mendiant illettré plus facilement peut-être qu’à celui d’un membre de l’Institut. La valeur suréminente de l’œuvre dont je parle vient surtout de ce fait qu’elle est absolument et totalement indépendante de l’individualité de son auteur. Dans cette œuvre, ce n’est pas un individu de quelque niveau qu’il soit qui nous parle, mais c’est l’humanité qui nous instruit, grâce au dépôt surnaturel qu’elle nous a conservé sur des réalités plus anciennes que toute l’histoire connue. Elle nous apporte sur elle-même son propre témoignage.
Si René Guénon s’est plus généralement servi de l’alphabet de la tradition hindoue, ce fut par des raisons d’opportunité. Mais tous ses livres, quel que soit le point de vue provisoire où ils se placent, jettent des lumières sur tous les autres. La Grande Triade se réfère plus particulièrement à la tradition chinoise, Le symbolisme de la Croix à la tradition chrétienne et musulmane. Aucun n’est exclusif des autres et l’on peut dire au contraire que chacun complète ce qui dans les autres reste à l’état d’indications.
Le plus original de ces livres et celui qui se place davantage au-dessus de toutes les traditions c’est certainement : Les états multiples de l’Être.
L’Introduction replaçait le petit Occident à une place très relative et diminuée, en montrant les méfaits du « préjugé classique ».
L’Homme et son devenir élargissait la condition de l’homme, le montrait en relation avec les états inférieurs, aussi bien qu’avec les supérieurs, indiquait les moyens de la délivrance et de l’Identité Suprême. Le symbolisme de la Croix généralisait cette première vue de la hiérarchie des états, grâce au symbolisme géométrique lié aux diverses correspondances des trois gunas hindous.
La Grande Triade, reprenant la même division ternaire à un point de vue plus cosmique, élucidait en même temps le symbolisme alchimique.
Les États Multiples, dépassant toutes les traditions et toutes les formes, constituent la pièce maîtresse, la clef de voûte de l’œuvre guénonienne, celle dont aucune autre ne peut donner l’équivalent, et qui au contraire est nécessaire à la parfaite compréhension de tous les autres. Il s’agit de l’élucidation la plus complète qui ait jamais été donnée de la géographie de l’invisible, de l’Infini, du Non-Être et du Possible, de toute la complexité des hiérarchies spirituelles. Entre l’Infini et la Liberté ; René Guénon montre la conscience et le mental humains suspendus et errants dans un devenir sans fin à travers des états très distincts et parfaitement qualifiés.
Ajoutons pour finir une remarque technique essentielle. La lecture, la compréhension et l’étude de ses œuvres ne sont possibles et utiles qu’à ceux qui sont familiers avec le véritable symbolisme. Il ne s’agit pas ici de la vague imagerie littéraire du siècle dernier, qui a introduit plus d’erreurs idéologiques qu’elle n’a créé de chefs-d’œuvre, mais du symbole en tant que Loi naturelle et surnaturelle, dont le rapport mathématique n’est qu’un cas particulier et dont, à l’extrême des possibles, l’union suprême constitue un autre cas. Les lois naturelles ne sont que des cas particuliers des lois surnaturelles, ou pour parler le langage quotidien, l’axiome est un cas très particulier du miracle.
Aucune autre pensée n’a réussi à nous donner une telle totalité harmonieuse. Quelle est donc l’ultime et irréductible différence qui sépare René Guénon des penseurs métaphysiciens et orientalistes occidentaux : c’est que ses formulations se réfèrent toujours à une expérience intérieure des réalités de l’ésotérisme. C’est en cela que réside, en dernière analyse, la compréhension d’un ancien texte. Comprendre c’est réaliser dans la conscience de l’individu et à tous les degrés des états de l’être. C’est cette perpétuelle référence qui permet de choisir entre la vérité et l’erreur, qui interprète correctement les symboles, qui rectifie les défauts de l’expression, qui supplée aux manques, qui écarte les détails secondaires où superflus.
Le moyen de cette prise de possession est le symbole et si nous croyons nécessaire de terminer cette étude trop sommaire en insistant sur cet intermédiaire en apparence secondaire, c’est qu’il constitue en fait la base même de l’édifice. Le symbolisme est le fil continu qui relie les différentes réalités, c’est par lui que nous raisonnons, que nous pensons, que nous rêvons, que nous sommes. L’hérédité à tous les degrés est un cas de symbolisme et l’analogie des lois physiques et psychiques en est un autre. Toute manifestation est un symbole de son auteur et de sa cause. C’est à cette cime de la pensée que René Guénon, si peu artiste et poète en apparence, rejoint très facilement les poètes et les artistes. Car l’intuition de ces derniers, si incomplète et inconsciente soit-elle quelquefois, n’en possède pas moins à l’état de germe les mêmes dons qui chez les plus accomplis des initiés marquent le degré supérieur qu’ils ont atteint.
Sans doute est-il difficile de dire quel sera le destin historique de René Guénon. Il suivra sans doute dans son aspect formel le destin de la langue et de la culture dont cette langue fut l’expression. Mais ce qui est certain, c’est que nulle œuvre humaine ne s’est assurée en elle-même une garantie plus sûre de survie, par son attachement intégral a ce qui est la Vérité.
Luc BENOIST.
Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.