Avec René Guénon, enlevé au monde si prématurément, nous perdons l’un de ces rares hommes qui ont établi et fixé dans leur œuvre même la mesure permettant d’en déterminer l’importance. Fondateur ou rénovateur de la doctrine de la tradition intégrale, de ce que nous avons appelé la « tradition saine », Guénon, en face du processus de déclin qui entraine irrésistiblement notre génération, fait appel à la seule force contraire d’où puisse encore venir le salut. Méprisant les nombreux projets de transformations économiques et sociales, qui presque tous ne font que prolonger la série des révolutions échelonnées depuis la fin du moyen âge, Guénon, dès le début de son œuvre, va droit à la solution qui concerne l’homme tout entier : il nous impose, comme une tâche impérieuse, le retour au bien commun et héréditaire de l’humanité — à cette tradition intégrale, précisément, que nous pourrions appeler aussi le « savoir primordial », celui qui élève l’homme au-dessus de l’animalité, ou encore la « révélation primordiale », à vrai dire perdue, mais non définitivement disparue.
En effet, bien que, nous inviter ainsi à nous remémorer la tradition saine, ce soit reconnaître qu’elle a été oubliée, c’est aussi, d’un autre côté, admettre qu’elle puisse être retrouvée et vivifiée. Mais comment y parvenir ? Pour Guénon, comme pour nous-même, il va de soi qu’il faut renoncer à appliquer les méthodes scientifiques, les méthodes rationnelles héritées des Grecs, et qui ne peuvent ici qu’échouer. Il faut donc revenir à des modes de connaissance pré- et extrascientifiques ; et, ce qui donne à nouveau à Guénon une position unique, c’est le moyen qu’il met en œuvre dans son grand effort pour surmonter la « crise du monde moderne » — s’il n’est pas déjà trop tard pour cela. Ce moyen se présente sous un double aspect. En premier lieu, Guénon se rend en un pays où des parties importantes de la tradition saine se transmettent encore oralement de génération en génération, dans les organisations, confréries, ordres plus ou moins secrets de l’Orient. C’est de ce point de vue que doivent être compris et appréciés, et son rattachement à l’Islam, et son entrée dans la branche égyptienne d’un ordre soufi. Il trouve ainsi la possibilité, dont il sait si bien se servir, de pénétrer pour ainsi dire organiquement dans les deux immenses domaines des traditions arabo-musulmane et indo-brahmanique et de devenir ainsi lui-même l’un de ces médiateurs entre l’Orient et l’Occident qu’on ne peut désormais négliger.
Tout ceci, néanmoins, ne représente que les conditions extérieures d’un processus interne de transformation, par lequel l’homme qualifié, suivant une voie méditative, puis contemplative, est initié de degré en degré aux mystères de la tradition saine. Pour qui unit ainsi dans une même vue l’Être et le Non-Être, en mode initiatique et « opératif », la connaissance coïncide avec la réalisation, de même que pour lui s’identifient, en leur fond, ontologie, métaphysique et théologie. L’avenir seul pourra porter un jugement définitif sur cette irruption d’un mode de connaissance pré, extra et supra-scientifique dans notre présent perplexe et troublé, ne connaissant que des sciences spécialisées et indépendantes. Il faut aussi laisser à l’avenir le soin de comparer cette tentative à des efforts analogues de notre époque, tendant à revenir à une connaissance qui soit essentiellement une réalisation. Sous ce rapport, je me bornerai ici à mentionner la façon dont, au cours des dernières années, Heidegger, se rattachant aux présocratiques, a fait appel à une connaissance pré- et supra-scientifique et — l’on peut bien dire à partir du langage et de la manifestation immédiate qu’il donne de l’Être. Il faudrait de même examiner soigneusement les points de contact, inévitables en notre temps, entre Guénon et l’anthroposophie, et aussi, à même où ils se rapprochent l’un de l’autre, leurs divergences sur ce qui est tradition authentique et fausse tradition. Enfin, pour ceux qui, restant fidèles au Christianisme, cherchent ce qui est au-dessus des oppositions dogmatiques et ces scissions entre Églises, pour ceux-là il s’agit de définir le rapport exact à établir entre la tradition intégrale et la tradition proprement chrétienne, soit évangélique, catholique ou orthodoxe.
Lorsqu’en 1934 il m’a été donné de présenter René Guénon au public allemand — personne ne l’avait encore fait —, j’ai cru pouvoir parler de lui comme du représentant autorisé d’une « France secrète ». J’étais alors parfaitement conscient de ce que cette expression avait d’osé. Car, alors qu’au moins depuis l’époque romantique, il y a toujours eu une « Allemagne secrète », l’idée d’une « France secrète » paraît inconciliable avec ce fait, ancien et important, que la France, ici aussi plus favorisée que nous, accorde naturellement à tout écrivain une audience que l’écrivain allemand connaît à peine dans son pays. Ceci reste vrai de la France de Valéry, de Gide et de Claudel. Guénon, à cet égard aussi, apportera-t-il quelque chose de nouveau, qui serait en même temps quelque chose de très ancien ?
Bien des indices en attendant laissent supposer qu’à cette France secrète répondent une Autriche secrète, une Italie secrète et à nouveau une Allemagne secrète, lesquelles, au fur et à mesure de leur maturation, se rapprochent sans bruit les unes des autres. C’est ainsi que l’école de Vienne, fondée par ce même Othmar Spann qui a précédé Guénon dans la mort, a mentionné récemment le groupe de ceux qu’elle appelle les traditionalistes (Guénon, Evola, Ziegler) et qu’elle a établi un rapprochement très étroit entre eux et la « doctrine de la totalité », aujourd’hui prédominante en Autriche. À supposer qu’il soit licite de parler d’un pareil groupe, on pourrait peut-être trouver dans son existence un dernier et faible rayon d’espoir pour l’Occident, dans la lutte qu’il soutient pour ne pas mourir. Très longtemps l’Europe a bu l’oubli aux eaux infernales du Léthé, ainsi a-t-elle oublié toujours davantage ce qui n’aurait jamais dû l’être. Le remède naturel à cette perte de mémoire, si le temps déjà ne fait pas défaut, c’est l’anamnésis. Au premier rang de ceux qui y ont eu recours combattait René Guénon. Aujourd’hui, devant sa dépouille mortelle, ceux qui luttent pour la même cause inclinent respectueusement les étendards communs.
LEOPOLD ZIEGLER.
Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet-août, septembre, octobre-novembre 1951.