Dans le cycle de mes causeries sur l’attitude initiatique il m’a paru nécessaire d’examiner les possibilités particulières que présente l’époque actuelle pour un travail de réalisation spirituelle.
Les traditions orientales, comme vous le savez, considèrent chaque cycle humain comme un processus de dégénérescence qui conduit notre monde de l’état édénique à un état de matérialisation et d’aveuglement spirituel qui est appelé le Kali Yuga ou l’Âge sombre. Les anciennes traditions du monde occidental connaissaient également ce processus descendant et désignaient le dernier âge comme l’âge de fer. Les traditions orientales admettent que nous nous trouvons actuellement à la fin de cet âge ; les traditions occidentales auxquelles je viens de faire allusion n’ont plus de représentants pour nous donner leur opinion, mais elle serait certainement identique puisqu’on se trouvait déjà dans l’âge de fer à l’époque de Virgile et que l’enfant prophétisé par la quatrième Églogue, que cet enfant fût Jésus où l’un des fils du Proconsul Pollion, cet enfant, dis-je, n’a sûrement pas encore ramené l’époque idyllique annoncée par le chantre de l’Eneide.
Je ne vous annoncerai pas la prochaine fin d’un monde dont la date a été fixée tant de fois aussi bien par des visionnaires que par des hommes éminents et respectables et tant de fois démentie par les événements ; je me bornerai à constater l’état du monde tel qu’il est aujourd’hui et tel qu’on peut l’entrevoir en partant des données les plus scientifiques et des déductions les plus rationnelles.
L’attitude de l’homme devant le monde a varié suivant les temps et les lieux. Pour parler de ce qui nous est le moins mal connu, l’homme occidental du moyen âge considérait ce monde, le monde déchu, comme une « branloire pérenne », c’est-à-dire comme un état d’instabilité perpétuelle au sein duquel on ne pouvait trouver aucune sécurité, où les lois naturelles n’étaient pas rigoureusement fixées puisqu’elles pouvaient toujours subir l’interférence de mondes supérieurs ou inférieurs au monde humain, où, par suite, il était impossible de prévoir par les seules facultés humaines. Dans un tel monde, l’homme ne pouvait placer sa confiance dans rien d’humain et c’était en Dieu seul qu’elle reposait. L’élaboration de la science moderne, sa vulgarisation progressive changèrent complètement l’attitude de l’homme occidental. Les lois naturelles, réduites à celles du monde corporel, lui apparurent comme fixes et rigoureuses, les miracles et les prestiges diaboliques étant peu à peu relégués au rang des fables ou n’étant plus admis que d’une façon purement théorique et relégués dans le passé. II devenait dès lors possible de prévoir avec certitude, d’utiliser les forces naturelles et de rechercher les moyens de se garantir de ce qu’elles peuvent présenter de redoutable pour l’homme. L’homme occidental commença dès lors à placer sa confiance et sa sécurité dans sa science, c’est-à-dire dans sa raison, c’est-à-dire en lui-même. La croyance dans un principe supérieur subsista dans une large mesure d’abord, dans une mesure plus restreinte ensuite, mais d’une manière toute abstraite, et l’homme occidental se considéra en fait comme le maître souverain d’un monde que Dieu lui aurait abandonné.
La tradition, là où elle subsista, fut considérée comme quelque chose de tout à fait séparé de la vie ordinaire. Elle n’apportait plus le secours permanent dont la faiblesse humaine à besoin.
Dans sa recherche d’une sécurité purement humaine, l’homme occidental avait à se garantir contre les forces naturelles, d’une part, contre lui-même d’autre part, c’est-à-dire contre ses instincts et ses passions. En dehors de tout principe traditionnel, il constitua, à côté des sciences physiques, mécaniques, chimiques, biologiques, etc… une science sociale et politique. À l’aide des unes et des autres, il s’installa dans ce monde qui devint le seul objet de ses préoccupations et où il se mit en mesure d’acquérir et de conserver le plus de biens possibles, comme si tout cela était destiné à durer indéfiniment et constituait le but de la vie humaine. Cette attitude était généralisée dans l’ensemble du monde occidental dans la période qui s’étend depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à la guerre de 1914. L’état des choses n’était certes pas considéré par tous comme entièrement satisfaisant, mais on admettait que tout finirait par s’arranger grâce au progrès ultérieur et des sciences naturelles et de la science sociale. Dans tous les domaines s’affirmait la volonté individuelle de l’homme considéré comme un être autonome. Jamais l’homme ne s’était trouvé aussi éloigné de sa finalité spirituelle dont, selon toutes les traditions, la réalisation implique comme condition essentielle et primordiale l’abandon à la volonté divine telle qu’elle est formulée dans les textes sacrés et telle aussi que le monde extérieur en apporte chaque jour les signes à chaque individu.
Non seulement la collectivité occidentale s’était dans son ensemble détournée de la tradition, mais les modifications de la vie sociale rendaient presque impossible, même à ceux qui étaient demeurés croyants, la pratique des vertus les plus essentielles. C’est ainsi que l’abandon à la volonté divine était supprimé dans une large mesure par les assurances dont certaines devaient devenir obligatoires. Ces mêmes assurances, les retraites pour la vieillesse, l’hospitalisation gratuite pour les indigents donnaient à chacun un prétexte valable de se dispenser de la charité. Ce ne sont là que quelques exemples qu’on pourrait multiplier indéfiniment.
Heureusement – cet adverbe trouvera plus loin sa justification — la recherche scientifique, entreprise dans un but de bien-être et de défense contre les forces naturelles, devait conduire à la découverte d’engins de destruction d’une puissance de plus en plus grande, lesquels furent d’ailleurs considérés par chaque collectivité comme des moyens de garantir sa sécurité. Ainsi, pour avoir cessé de placer sa confiance dans un Principe supérieur, l’homme allait entreprendre sa propre destruction et celle de l’œuvre temporelle à laquelle il avait sacrifié tout le reste.
Bien entendu, à chaque nouvel engin de destruction correspondirent de nouveaux moyens de protection, mais il n’en est pas moins vrai que, par leur portée et l’extension des zones dangereuses, le canon, l’avion porteur de bombes, les engins télécommandés et en dernier lieu la bombe atomique rendirent de plus en plus précaire la sécurité des collectivités humaines et généralisèrent des dangers autrefois réservés aux seuls combattants. Si l’insécurité s’est étendue dans l’espace, elle s’est aussi étendue dans le temps en ce sens que le danger peut maintenant survenir à n’importe quel moment pour des centaines de millions d’individus et cela sans déclaration de guerre. On reconnait, en effet, que des bombes atomiques peuvent être montées dès le temps de paix dans un pays quelconque et, comme on demandait récemment à un spécialiste s’il existait un moyen de se protéger contre ce danger, il répondit : « Oui, ce serait d’ouvrir tous les matins toutes les armoires et toutes les valises ».
Mais il y a mieux, on nous fait pressentir maintenant l’utilisation possible d’armes biologiques pouvant frapper l’homme, l’animal et la plante sur des surfaces considérables. On nous annonce que l’art militaire à, dès aujourd’hui, le moyen de détruire tout animal, y compris l’insecte et toute plante, pendant que l’homme conduira sans risques directs cette extermination d’un abri souterrain. Mais s’il n’a ensuite pour nourriture que le cadavre d’un puceron aspergé de D. D. T. sur un lichen desséché à l’acide naphtylacétique, le suicide cosmique dont certains nous annoncent dès maintenant la possibilité ne sera plus très éloignée.
Mais, en laissant de côté l’hypothèse de conflits dont on voudrait croire que les conséquences seraient de nature à faire reculer les responsables des collectivités humaines, les recherches atomiques, même si elles étaient animées par l’unique souci de la science et d’applications pacifiques n’en constituent pas moins un danger permanent du fait d’erreurs toujours possibles dans la prévision des conséquences de certaines expériences et de leurs répercussions sur les forces cosmiques. Là aussi, on peut dire que le danger est de tous les instants et que, s’il survient un jour, il frappera sans prévenir.
Dans le domaine social, on peut constater dans le développement de l’histoire du monde occidental une autonomie de plus en plus grande des, pouvoirs temporels et, par suite, une mainmise de plus en plus accentuée de l’État sur les individus. La centralisation monarchique, le nationalisme révolutionnaire, les régimes totalitaires d’un passé récent ou du présent sont les signes d’une tendance qui ne peut que s’accentuer. En effet, les dangers terribles que font courir aux collectivités humaines les plus récents moyens de destruction doivent nécessairement entraîner les États, qu’ils le veuillent ou non, à des contrôles de plus en plus rigoureux et à des méthodes policières tenant de moins en moins compte de la liberté et de la dignité des individus.
Cette liberté est d’ailleurs tellement réduite déjà que dans beaucoup d’États les individus ne sont plus maîtres de leur corps. Sous le prétexte de lutter contre certaines maladies, on rend obligatoires, au nom de la Science et des droits de la Société, des vaccinations de plus en plus nombreuses et variées et, sans même parler des accidents mortels dus à certains vaccins, on modifie gravement la biologie des individus sans pouvoir prévoir, surtout à longue échéance, les conséquences de ces modifications. Mais, une fois admis que l’État peut obliger les individus à subir telles injections qui lui conviennent et qu’on croit peut-être sincèrement bienfaisantes, qui ne voit l’utilisation qui pourrait être faite un jour de telles méthodes, et qui empêcherait un État, avec quelques complicités scientifiques et sous le même prétexte d’hygiène prophylactique, d’obliger tous les membres d’une collectivité à subir telle piqûre qui aurait pour effet d’annihiler ou d’atrophier certaines facultés humaines et de transformer ainsi tout un peuple en robots ?
Certaines découvertes chirurgicales récentes permettent d’envisager des possibilités du même genre. Le professeur Jean Delay a consacré le 2 novembre 1949 un article à la lobotomie, nouvelle opération sur le cerveau, découverte il y a peu de temps à Lisbonne. Cette opération consiste dans la section de faisceaux blancs qui relient la base à l’écorce et plus précisément le diencéphale, carrefour des pulsions instinctives et affectives, au lobe préfrontal instrument des synthèses intellectuelles. Cette intervention modifie profondément la vie mentale. Elle dure 3 minutes pour un opérateur expérimenté ; étant pratiquée sous sommeil électrique et ne laissant aucune trace extérieure, le patient pourrait même ignorer qu’il l’a subie. Divers commentateurs ont émis l’hypothèse que les brusques changements de « personnalité » coilectivement observés à l’occasion de procès politiques retentissants, pourraient être dus à des blessures cérébrales électives, faites non plus à des fins médicales mais policières. Ainsi serait vaincue la résistance d’ennemis irréductibles, artificiellement pacifiés et rendus conformistes. Le professeur Delay ajoute qu’aucune information valable ne permet à l’heure actuelle d’affirmer qu’un tel crime contre l’humanité a été commis, mais qu’il soit réalisable et qu’il puisse être consommé à l’insu du sujet sans laisser de cicatrice visible, c’est vraisemblable.
Ainsi, il apparaît au grand jour que, depuis les temps historiques, l’homme n’a jamais été menacé plus complètement dans sa liberté, dans sa vie, dans ses facultés mêmes. Ayant abandonné sa finalité spirituelle Dour la conquête de ce monde, pour sa sécurité et son bonheur dans ce monde, on s’aperçoit qu’il est sur le point de tout perdre et que l’inéluctable marche des forces qu’il a déchaînées l’accule à des horreurs et à des désespoirs tels que l’humanité n’en avait pas connus. On voit que depuis trois siècles l’homme occidental n’a vécu que de mensonges. On lui avait promis au nom de la raison, au nom de la science, au nom de la liberté, au nom de la fraternité un monde où régneraient la paix et l’abondance et où il pourrait s’épanouir librement. Il vient de connaître deux guerres mondiales en 25 ans et chaque jour il ouvre son journal ou tourne le bouton de sa radio avec l’appréhension d’y apprendre que la troisième, celle qui verra peut-être la fin de sa civilisation, est pour demain ; les peuples, autrefois les plus riches connaissent en périodes de soi-disant paix des rationnements aussi sévères que s’ils subissaient un siège ; enfin, les États se sont transformés en quelque chose qui tient de la caserne et de la prison et chacun sait que demain il peut connaître l’univers « concentrationnaire », au point qu’il est plus d’un homme de ce temps qui ne quitte jamais la petite pincée de cyanure de potassium qui lui permettra d’échapper à des horreurs qu’il pense ne pouvoir supporter. L’espérance n’est plus de ce monde.
Il y a un demi-siècle, Barbey d’Aurevilly, rendant compte d’un ouvrage de Huysmans, À rebours, écrivait : « Après ce livre, il ne reste plus à son auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet et les pieds de la Croix ». Je dirais volontiers : aujourd’hui, il ne reste plus à l’homme qu’à choisir entre la pincée de cyanure de potassium et la Foi, que cette Foi soit celle du charbonnier de toutes les religions ou celle de l’initié, serviteur du Grand Architecte.
Et nous, qui avons cette Foi, disons maintenant notre joie de vivre en un temps où les illusions sont tombées, où les mensonges sont apparus au grand jour et avec une évidence telle que nous ne pouvons plus nous y laisser prendre, alors que les hommes de bonne volonté ayant vécu dans d’autres âges et qui ne pouvaient voir encore les effets déjà contenus dans les causes, pouvaient se laisser bercer par des rêves dont le rôle véritable était de les détourner des voies de la sainteté et de la sagesse. |
En cette fin d’âge sombre, il est certes difficile à l’homme qualifié de rencontrer l’enseignement traditionnel qui le révélera à lui-même, de rencontrer l’initiation effective qui lui permettra d’actualiser ses possibilités spirituelles, et sans doute le moment viendra où cela ne sera plus possible, où tout enseignement traditionnel sera interdit et où les organisations initiatiques pourchassées devront, comme les premiers Chrétiens, vivre dans des catacombes. Mais nous, qui avons rencontré l’enseignement traditionnel, qui avons reçu une initiation et qui pratiquons un rituel dont nous sentons parfois la puissance, disons notre joie d’être entrés dans la voie à un moment où certaines de ses obligations sont devenues si faciles, disons notre joie de vivre dans un monde où le renoncement et le détachement sont d’une pratique si aisée. À quoi pourrions-nous bien nous attacher, puisque déjà nous avons tout perdu ?
JEAN REYOR. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Mars 1951.