Les contrefaçons de l’idée traditionnelle (II).

Un des moyens les plus simples que les organisations « pseudo-initiatiques » aient à leur disposition pour fabriquer une fausse tradition à l’usage de leurs adhérents, c’est assurément le « syncrétisme », qui consiste, ainsi que nous l’avons déjà expliqué en une autre occasion, à rassembler tant bien que mal des éléments empruntés un peu partout, à les juxtaposer en quelque sorte « de l’extérieur », sans aucune compréhension réelle de ce qu’ils représentent véritablement dans les traditions diverses auxquelles ils appartiennent en propre. Comme il faut cependant donner à cet assemblage plus ou moins informe une certaine apparence d’unité, afin de pouvoir le présenter comme une « doctrine », on s’efforcera de grouper ces éléments autour de quelques « idées directrices » qui, elles, ne seront pas d’origine traditionnelle, mais, tout au contraire, seront généralement des conceptions toutes profanes et modernes, donc proprement anti-traditionnelles ; l’idée d’ « évolution », notamment, joue presque toujours à cet égard un rôle prépondérant. Il est facile de comprendre que, par-là, les choses se trouvent singulièrement aggravées : il ne s’agit plus simplement, dans ces conditions, de la constitution d’une sorte de « mosaïque » de débris traditionnels, qui pourrait, en somme, n’être qu’un jeu tout à fait vain, mais à peu près inoffensif ; il s’agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de « détournement » des éléments empruntés, puisqu’on sera amené ainsi à leur attribuer un sens qui sera altéré, pour s’accorder à l’« idée directrice », jusqu’à aller directement à l’encontre du sens traditionnel. Il est d’ailleurs bien entendu, d’après tout ce que nous avons déjà expliqué, que ceux qui agissent ainsi peuvent n’en être pas nettement conscients ; en tout cela, il faut toujours faire la part, d’abord de l’incompréhension pure et simple, et ensuite, nous devrions même dire surtout, des « suggestions » dont nous avons parlé, et dont ces « pseudo-initiés » peuvent fort bien être eux-mêmes les premières victimes, avant de contribuer pour leur part à les inculquer à d’autres ; mais cette inconscience ne change rien au résultat et n’atténue aucunement le danger de ces sortes de choses, qui n’en sont pas pour cela moins propres à servir, même si ce n’est qu’« après coup », aux fins que se propose la « contre-initiation ». Nous réservons ici le cas où des agents de celle-ci auraient, par une intervention plus ou moins directe, provoqué ou inspiré la formation de semblables « pseudo-traditions » ; on pourrait sans doute en trouver aussi quelques exemples, ce qui ne veut pas dire que, même alors, ces agents conscients aient été les créateurs apparents et connus des formes « pseudo-initiatiques » dont il s’agit, car il est évident que la prudence leur commande de se dissimuler autant que possible derrière de simples instruments inconscients. 

Quand nous parlons d’inconscience, nous l’entendons surtout en ce sens que ceux qui élaborent ainsi une « pseudo- tradition » sont, le plus souvent, parfaitement ignorants de ce à quoi elle sert en réalité ; pour ce qui est du caractère et de la valeur d’une telle production, il est plus difficile d’admettre que leur bonne foi soit aussi complète, et pourtant, là-dessus encore, il est possible qu’ils s’illusionnent parfois dans une certaine mesure, ou qu’ils soient illusionnés dans le cas que nous venons de mentionner en dernier lieu. Il faut aussi, assez souvent, tenir compte de certaines « anomalies » d’ordre psychique qui compliquent encore les choses, et qui, du reste, constituent un terrain particulièrement favorable pour que les influences et les suggestions de tout genre puissent s’exercer avec le maximum de puissance ; nous noterons seulement à ce propos, sans y insister autrement, le rôle non négligeable que des « clairvoyants » et autres « sensitifs » ont joué fréquemment dans tout cela. Mais, malgré tout, il y a presque toujours un point où la supercherie consciente et le charlatanisme deviennent, pour les dirigeants d’une organisation « pseudo-initiatique », une sorte de nécessité : ainsi, si quelqu’un vient à s’apercevoir, ce qui n’est pas très difficile en somme, des emprunts qu’ils ont faits à telle et telle tradition, comment pourraient-ils les reconnaître sans se voir obligés d’avouer par là-même qu’ils ne sont en réalité que de simples profanes ? En pareil cas, ils n’hésitent pas d’ordinaire à renverser les rapports et à déclarer audacieusement que c’est leur propre « tradition » qui représente la « source » commune de toutes celles qu’ils ont pillées ; et, s’ils n’arrivent pas à en convaincre tout le monde, du moins se trouve-t-il toujours des naïfs pour les croire sur parole, en nombre suffisant pour que leur situation de « chefs d’école », à quoi ils tiennent généralement par-dessus tout, ne risque pas d’être sérieusement compromise, d’autant plus qu’ils regardent assez peu à la qualité de leurs « disciples » et que la quantité leur semble bien plus importante, ce qui suffirait d’ailleurs à montrer combien ils sont loin d’avoir même la plus élémentaire notion de ce que sont réellement l’ésotérisme et l’initiation. 

Nous avons à peine besoin de dire que tout ce que nous décrivons ici ne répond pas seulement à des possibilités plus ou moins hypothétiques, mais bien à des faits réels et dûment constatés ; si nous devions les citer tous, notre exposé s’en trouverait allongé presque indéfiniment, et de façon assez peu utile au fond ; il suffit de quelques exemples caractéristiques. Ainsi, c’est par le procédé « syncrétique » dont nous venons de parler qu’on a vu se constituer une prétendue « tradition orientale », celle des théosophistes, n’ayant guère d’oriental qu’une terminologie mal comprise et mal appliquée ; et, comme ce monde est toujours « divisé contre lui-même », suivant la parole évangélique, les occultistes français, par esprit d’opposition et de « concurrence », édifièrent à leur tour une soi-disant « tradition occidentale » du même genre, dont bien des éléments, notamment ceux qu’ils tirèrent de la Kabbale, peuvent difficilement être dits occidentaux quant à leur origine, sinon quant à la façon spéciale dont ils les interprétèrent. Les premiers présentèrent leur « tradition » comme l’expression même de la « sagesse antique » ; les seconds, peut-être un peu plus modestes dans leurs prétentions, cherchèrent surtout à faire passer leur « syncrétisme » pour une « synthèse », car il en est peu qui aient autant qu’eux abusé de ce dernier mot. Si les premiers se montraient ainsi plus ambitieux, c’est peut- être parce que, en fait, il y avait à l’origine de leur « mouvement » des influences assez énigmatiques et dont eux-mêmes auraient sans doute été bien incapables de déterminer la vraie nature ; pour ce qui est des seconds, ils ne savaient que trop bien qu’il n’y avait rien derrière eux, que leur œuvre n’était véritablement que celle de quelques individualités réduites à leurs propres moyens, et, s’il arriva cependant que « quelque chose » d’autre s’introduisît là aussi, ce ne fut certainement que beaucoup plus tard ; il ne serait pas très difficile de faire à ces deux cas, considérés sous ce rapport, l’application de ce que nous avons dit tout à l’heure, et nous pouvons laisser à chacun le soin d’en tirer par lui- même les conséquences qui lui paraîtront en découler logiquement.

Bien entendu, il n’y a jamais rien eu qui se soit appelé authentiquement « tradition orientale » ou « tradition occidentale », de telles dénominations étant manifestement beaucoup trop vagues pour pouvoir s’appliquer à une forme traditionnelle définie, puisque, à moins que l’on ne remonte à la Tradition primordiale qui est ici hors de cause, pour des raisons trop faciles à comprendre, et qui d’ailleurs n’est ni orientale ni occidentale, il y a et il y eut toujours des formes traditionnelles diverses et multiples tant en Orient qu’en Occident. D’autres ont cru mieux faire et inspirer plus facilement la confiance en s’appropriant le nom même de quelque tradition ayant réellement existé à une époque plus ou moins lointaine, et en en faisant l’étiquette d’une construction tout aussi hétéroclite que les précédentes, car, s’ils utilisent naturellement plus ou moins ce qu’ils peuvent arriver à savoir de cette tradition sur laquelle ils ont jeté leur dévolu, ils sont bien forcés de compléter ces quelques données toujours très fragmentaires, et souvent même en partie hypothétiques, en recourant à d’autres éléments empruntés ailleurs ou même entièrement imaginaires. Dans tous les cas, le moindre examen de toutes ces productions suffit à faire ressortir l’esprit spécifiquement moderne qui y a présidé, et qui se traduit invariablement par la présence de quelques-unes de ces mêmes « idées directrices » auxquelles nous avons fait allusion plus haut ; il n’y aurait donc pas besoin de pousser les recherches plus loin et de se donner la peine de déterminer exactement et en détail la provenance réelle de tel ou tel élément d’un pareil ensemble, puisque cette seule constatation montre déjà bien assez, et sans laisser place au moindre doute, qu’on ne se trouve en présence de rien d’autre que d’une contrefaçon pure et simple. 

Un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de ce dernier cas, ce sont les nombreuses organisations qui, à l’époque actuelle, s’intitulent « rosicruciennes », et qui, cela va de soi, ne manquent pas d’être en contradiction les unes avec les autres, et même de se combattre plus ou moins ouvertement, tout en se prétendant également représentantes d’une seule et même « tradition ». En fait, nous pouvons donner entièrement raison à chacune d’elles, sans aucune exception, quand elle dénonce ses concurrentes comme illégitimes et frauduleuses ; et il arrive souvent que, dans ces disputes, d’autant plus curieuses qu’elles se produisent dans des milieux où l’on ne fait que parler sans cesse de « fraternité universelle », on voit apparaître au jour des documents véritablement bien édifiants sur le compte des unes et des autres ! Quoi qu’il en soit, il n’y eut assurément jamais autant de gens pour se dire « rosicruciens », si ce n’est même « Rose-Croix », que depuis qu’il n’en est plus d’authentiques ; nous ajouterons même que ce phénomène du « pseudo-rosicrucianisme » constitue en réalité une des meilleures preuves que ces désignations, ainsi que la forme spéciale à laquelle elles étaient attachées, ne sont plus en usage dans aucune initiation ayant gardé jusqu’à nos jours une existence effective. En effet, s’il y avait encore quelque organisation véritablement rosicrucienne, elle aurait certainement à sa disposition les moyens nécessaires pour réduire à néant toutes ces contrefaçons, et sans avoir besoin de recourir pour cela à des dénonciations publiques ; mais il est beaucoup moins dangereux de se faire passer pour la continuation de quelque chose qui appartient entièrement au passé, surtout lorsque les démentis sont d’autant moins à craindre que ce dont il s’agit a toujours été, comme c’est le cas, enveloppé d’une certaine obscurité, si bien que sa fin n’est pas connue plus sûrement que son origine ; et qui donc, parmi le public profane et même parmi les « pseudo-initiés », peut savoir ce que fut au juste la tradition qui, pendant une certaine période, se qualifia de rosicrucienne ? Des remarques similaires s’appliqueraient aussi, disons-le en passant, à l’abus qui est fait actuellement de noms désignant certaines « personnifications », et qui furent employés autrefois par des organisations initiatiques ; dès lors que cet abus est possible, on peut en conclure que l’usage légitime a cessé d’une façon définitive. Par contre, ceci ne concerne pas un cas comme celui de la prétendue « Grande Loge Blanche », dont, ainsi que nous l’avons fait remarquer à diverses reprises, il est de plus en plus souvent question de tous les côtés, car cette dénomination n’a jamais eu nulle part le moindre caractère authentiquement traditionnel ; si ce nom conventionnel peut servir de « masque » à quelque chose qui ait une réalité quelconque, ce n’est certes pas, en tout cas, du côté initiatique qu’il convient de le chercher. 

On a assez souvent critiqué la façon dont certains relèguent les « Maîtres » dont ils se recommandent dans quelque région à peu près inaccessible de l’Asie centrale ou d’ailleurs ; c’est là, en effet, un moyen assez facile de rendre leurs assertions invérifiables, mais ce n’est pas le seul, et l’éloignement dans le temps peut aussi, à cet égard, jouer un rôle exactement comparable à celui de l’éloignement dans l’espace. Aussi d’autres n’hésitent-ils pas à prétendre se rattacher à quelque tradition disparue depuis des siècles, voire même depuis des milliers d’années ; il est vrai que, à moins qu’ils n’osent aller jusqu’à affirmer que cette tradition s’est perpétuée pendant tout ce temps d’une façon si secrète et si bien cachée que nul autre qu’eux n’en peut découvrir la moindre trace, cela les prive de l’avantage appréciable de revendiquer une filiation directe et continue, qui n’aurait même plus ici l’apparence de vraisemblance qu’elle peut avoir encore lorsqu’il s’agit d’une forme somme toute récente comme l’est la tradition rosicrucienne ; mais ce défaut paraît n’avoir qu’assez peu d’importance à leurs yeux, car ils sont tellement ignorants des véritables conditions de l’initiation qu’ils s’imaginent volontiers qu’un simple rattachement « idéal » peut tenir lieu d’un rattachement effectif ; nous avons déjà suffisamment expliqué ce qu’il en est, à propos de la transmission initiatique, pour n’avoir pas à insister de nouveau sur ce point. Il est d’ailleurs bien clair qu’une tradition se prêtera d’autant mieux à toutes les « reconstitutions » fantaisistes qu’elle est plus complètement perdue et oubliée, et qu’on sait moins à quoi s’en tenir sur la signification réelle des vestiges qui en subsistent, et auxquels on pourra ainsi faire dire à peu près tout ce qu’on voudra ; chacun n’y mettra naturellement que ce qui sera conforme à ses propres idées : sans doute n’y a-t-il pas d’autre raison que celle-là à chercher pour rendre compte du fait que la tradition égyptienne est tout particulièrement « exploitée » sous ce rapport, et que tant de « pseudo-initiés » d’écoles très diverses lui témoignent une prédilection qui ne se comprendrait guère autrement. Nous devons préciser, pour éviter toute fausse application de ce que nous disons ici, que ces remarques ne concernent aucunement les références à l’Égypte ou autres choses du même genre qui peuvent parfois se rencontrer aussi dans certaines organisations initiatiques, mais qui y ont uniquement un caractère de « légendes » symboliques, sans aucune prétention à se prévaloir en fait de semblables origines ; nous ne visons que ce qui se donne pour une restauration, valable comme telle, d’une tradition ou d’une initiation qui n’existe plus, restauration qui d’ailleurs, même dans l’hypothèse impossible où elle serait en tout point exacte et complète, n’aurait encore d’autre intérêt en elle-même que celui d’une simple curiosité archéologique. 

Nous arrêterons là ces considérations, car cela suffit amplement pour faire comprendre ce que sont, d’une façon générale, toutes ces contrefaçons « pseudo-initiatiques » de l’idée traditionnelle : un mélange plus ou moins cohérent, plutôt moins que plus, d’éléments en partie empruntés et en partie inventés, le tout étant dominé par les conceptions anti-traditionnelles qui sont le propre de l’esprit moderne, et ne pouvant par conséquent servir en définitive qu’à répandre ces conceptions en les faisant passer pour traditionnelles, c’est-à-dire pour tout le contraire de ce qu’elles sont en réalité, sans parler de la tromperie qui consiste à donner pour « initiation » ce qui n’a qu’un caractère purement profane, pour ne pas dire « profanateur ». Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de circonstance atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré tout, quelques éléments dont la provenance est réellement traditionnelle, nous répondrons ceci : toute imitation, pour se faire accepter, doit naturellement prendre au moins quelques-uns des traits de ce qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en augmente encore le danger ; le mensonge le plus habile et aussi le plus funeste, n’est-il pas précisément celui qui mélange de façon inextricable le vrai avec le faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de celui-ci ? 

RENÉ GUÉNON. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Décembre 1936.