Sur l’ouvrage d’Albert GLEIZES, « Vie et mort de l’Occident Chrétien ».
La confusion où se débat le monde moderne devient si évidente que beaucoup commencent à dénoncer la malfaisance et la fausseté des conceptions sur lesquelles il est fondé, et qui passaient hier encore pour d’intangibles dogmes. Malheureusement, la formation reçue est si puissante, le défaut de doctrine si sensible, que les ouvrages où s’exprime ce désenchantement sont ordinairement très « mêlés ». Les justes critiques ont du mal à se faire jour à travers des restes de préjugés et de superstitions, et les conclusions sont le plus souvent erronées.
Les exceptions sont très peu nombreuses. Il nous a paru d’autant plus utile de signaler l’une des plus remarquables aux lecteurs des Études traditionnelles.
L’auteur, M. Albert Gleizes, est peintre, théoricien du cubisme, avant tout « homme de métier ». Le titre de son livre, « Vie et mort de l’Occident chrétien », indique assez les préoccupations qui l’ont dicté.
Dans la première partie, qui donne son titre à l’ouvrage, M. Gleizes, après avoir constaté la dégénérescence de l’Occident, se propose d’en rechercher les causes et d’en retracer le processus.
Il prend notre civilisation à son extrême début, l’étudie dans les détails mêmes de sa formation.
Le monde antique était mort parce qu’il ne pouvait plus « contenir ses composantes : ayant trop voulu les retenir par l’artifice de la centralisation, sclérose du groupe, et qui ne pardonne pas ; elles n’en acquirent par la compression que plus de violence pour s’échapper ».
Ces composantes, le Christianisme va les rassembler pour en faire un monde nouveau ; non pas en les centralisant, ce qui est l’erreur des sociétés mourantes, maïs en les unissant par un Principe commun.
« Évangélisez les nations, enchaînez-les à l’Universel, qu’elles retrouvent leur indépendance et leur responsabilité en reconnaissant leurs mesures exactes, celles appropriées à l’échelle individuelle, libres de leurs aspects ; mais qu’intérieurement, sur l’intelligence, elles se sachent dépendantes, liées, reliées, religieuses, appartenant à une unique cause ».
Il faut louer M. Gleizes d’avoir compris et exposé avec une telle netteté l’action de l’élite contemplative dans la constitution et la conservation de « cet état de conscience bâti à la fois sur l’Universel et sur l’individuel particulier ».
« La société chrétienne, en ses premiers âges, tint plus à l’idée qu’à la réalité concrète ; non pas qu’elle négligeât le réel, mais son élite savait que de l’autorité de l’idée dépendait la vigueur de l’aspect ».
Le contemplatif, dont M. Gleizes fait ressortir l’activité « non agissante », le rôle de « moteur immobile », maintient les Principes tout en favorisant les échanges spirituels, cette sorte de circulation intellectuelle qui assure la vie et la santé du grand corps chrétien. En d’autres termes, il s’oppose à la « stabilisation du concret », à la « sclérose des formes », il facilite le renouvellement normal de ce qui est naturellement changeant et garde les immuables Principes à l’abri des déformations incompréhensives.
Une telle protection ne pouvait d’ailleurs être pleinement efficace que si l’élite, appliquant le précepte évangélique, s’opposait à toute vulgarisation. C’était le rôle de ces « couvents détenteurs de la Connaissance, où celle-ci s’acquérait au prix de constants renoncements et d’engagements d’honneur. Degré par degré, celui qui voulait connaître était initié ; lentement, au prix de l’anéantissement de sa chair, il atteignait les cimes (que) la foule ne saurait atteindre ; et si cette connaissance de la vie n’était pas vulgarisée, c’est qu’elle n’est pas accessible à tous. Pour l’usage de tous, elle était laissée sagement à la mesure des résistances moyennes : la vie devant être vécue et bien vécue ne demandait pas une multiplication inutile des méthodes et des procédés, une excitation stérile des appétits ».
Hélas ! le monde occidental ne restera pas longtemps dans cet état d’équilibre. Le cycle avance, la courbe s’infléchit, les premiers symptômes de confusion et d’obscurcissement apparaissent.
Ce n’est pas dans les pesantes constructions de la méthode historique que M. Gleizes va chercher les causes profondes de ces changements. « Il faudrait, dit-il, qu’on vit plus l’organisation de ces siècles dans ses principes et dans son ossature et moins dans le ramassis de faits divers auxquels se délecte l’historien. »
Il sait que la transformation extérieure de la société médiévale répond à la transformation préalable d’un état d’esprit. Altération qui attaque la mentalité même des chefs spirituels et déplace les points de vue.
Avec saint Thomas et ses successeurs, le point de vue philosophique prévaut de plus en plus sur le point de vue scientifique qu’il finira par submerger.
L’expérience intérieure cède la place à l’étude des objets extérieurs, et ce qui n’avait été à l’origine qu’une tendance devient un choix ; suivant un processus inéluctable, on commence par préférer l’étude du contingent à l’expérience de l’Absolu, on poursuit par l’observation de l’accident, abstraction faite de la substance, et on en arrive enfin à nier celle-ci pour ne reconnaître que celui-là.
« Où l’état d’esprit intérieur ne voit que la fugacité des apparences et ne saisit que des relations et des liens, l’état d’esprit extérieur ne voit que des réalités durables et ne conçoit que des isolements et des oppositions ». Attitude « humaniste » qui aboutira au développement insensé du machinisme et à la primauté monstrueuse de l’économique, dérisoire parodie du vivifiant courant d’échanges spirituels d’autrefois.
« Par le suffrage universel politique, par l’instruction primaire généralisée, par la destruction de tout esprit religieux, pour tout dire par l’Humanisme se réalisant sans obstacle », nous voici donc arrivés à cette société occidentale moderne, où « l’ordre social n’est que l’organisation favorable aux échanges matériels ».
« Notre révolution de groupe est accomplie ou près de l’être ; nos gestes et la moindre de nos actions ne font qu’ajouter à la certitude de rupture ».
Nous n’en sommes plus au stade où l’on prend le contre-pied de ce qu’on veut détruire. Nous singeons maintenant, plus ou moins consciemment, les formes traditionnelles. Dans l’ordre politique, par exemple, nous tâchons d’édifier cette caricature de la Chrétienté que nous appelons « Société des Nations ». Efforts vains. Nous avons oublié que la diversité contingente ne s’unifie qu’intérieurement, essentiellement, sur le plan supérieur d’un principe commun, et non par une agglomération extérieure forcée. A notre tour, nous centralisons. « Les combinaisons qui séduisent actuellement l’opinion angoissée ne sont que des preuves de la ruine, que les témoignages de la limite des résistances ». Ce ne sont pas ces « expédients pour durer, vues intellectuelles prenant les apparences pour les faits, voulant tout conserver, de l’état d’esprit commercial de l’Occident et en même temps lui donner une expansion renouvelée » qui sauveront un monde qui en est à ses derniers instants. Les cycles, certes, continueront leur marche indifférente. Mais pour renaître et porter du fruit, le grain de blé doit mourir. « Il n’y a pas de naissance sans renoncement ».
La deuxième partie, intitulée « La terre et les métiers mamuels », envisage le problème sous un aspect un peu spécial, mais très représentatif de l’ensemble et que M. Gleizes connaît particulièrement bien.
« Deux mots, barbarie et civilisation, sont à la base de tout développement historique. Ils donnent à la notion de progrès la continuité qu’on lui désire sur tous les terrains particuliers, en éveillant l’idée d’infériorité et de supériorité. Ils nous débarrassent de tout souci d’avenir, la barbarie étant derrière nous et la civilisation s’améliorant chaque jour ».
Ceci en ne considérant que la civilisation moderne, opposée à celles qui la précédèrent. Dans un sens plus général, nos contemporains établissent plus ou moins consciemment une distinction simpliste, mais très révélatrice du point de vue qui nous occupe : ils entendent « par barbarie, l’état de l’homme attaché au sol, et par civilisation celui de l’homme cristallisé dans la ville ».
Une telle conception découle tout naturellement de la croyance en la supériorité de l’actuelle civilisation, de plus en plus urbaine. Le passage de la terre à la ville est la résultante d’une déviation mentale dont l’étude s’avère fort instructive. On y touche du doigt l’un des mécanismes les plus importants du changement complet de direction dont M. Gleizes situe au Xe siècle les premiers symptômes. C’est ce qu’il nomme l’intellectualisme (qu’il ne faut pas confondre avec l’intelligence), et que nous appellerons l’usage exclusif de la raison.
« L’expérience en formule a remplacé degré par degré, l’expérience proprement dite, celle qu’une culture contrôlée par la réalité vivante du métier manuel assurait à tous les degrés de la résistance sociale ».
L’intellectuel, pour M. Gleizes, c’est l’homme qui se limite au mental, chez qui l’exercice de la raison a fini par remplacer l’expérience spirituelle, privant ainsi l’expérience concrète du rayon qui l’éclairait en lui donnant son véritable sens.
M. Gleizes a déjà noté dans la première partie que cet état d’esprit, qui n’admet que le contingent comme tel pour objet de connaissance, nous a apporté entre autres choses le machinisme dont nous mourons. Il en montre ici d’autres incidences. Dans le collectif, l’attraction de la ville (« tentaculaire », disait Verhaeren), la transformation de l’homme de métier, vivant dans un milieu intelligible dont il s’était peu à peu assimilé les éléments jusqu’à en faire les supports, les jalons de son ascension vers le Divin, en un manœuvre anonyme, irresponsable devant la machine inerte et incompréhensible.
Dans l’individuel, dégénérescence de l’art, réduit à un jeu gratuit. M. Gleizes se meut avec aisance dans ce domaine qui est le sien.
L’anthropomorphisme, même symbolique, est déjà un déclin. « Le bois naturel de l’arbre abattu, dépouillé de l’écorce, des branches accessoires, affirmé dans sa tendance intérieure, devenant la colonne polie, pure, verticale, cadencée et rythmée, offre un exemple type de ce que donnera une technique parfaite et intelligente ».
Aujourd’hui, la signification même de l’art est oubliée, qui ne peut être que religieuse. Elle ne pourrait être retrouvée que par un retour intelligent au métier manuel, véritable école de l’homme, qui le reliait aux Principes, à une époque où l’on ne distinguait pas entre artistes et artisans.
Beaucoup de nos contemporains parlent de la faillite du Christianisme. M. Gleizes s’en étonne justement. Le Christianisme n’a-t-il pas développé normalement ses possibilités ? L’admirable Moyen-Âge est tout entier cimenté par lui ; la civilisation occidentale lui doit tout l’éclat dont elle a pu briller. S’il se sclérose aujourd’hui, s’il vieillit avec la société dont il est la charte, doit-on en être surpris ? Et dira-t-on d’un homme dont la jeunesse et la maturité furent fécondes, que sa vie est une faillite, parce qu’il meurt ? On oublie trop que la mort et la naissance sont des lois de ce monde contingent. On oublie trop, surtout, que la forme corporelle n’est pas tout. En limitant le Christ à sa vie terrestre, ne pourrait-on aussi parler de faillite ? « Le monde chrétien ne pouvait pas dans sa forme s’éterniser plus que ne l’avait fait le Maître lui-même ». Certes, le Christ a promis que l’enfer ne prévaudrait pas contre l’Église, mais « où a-t-il dit que la forme corporelle de l’Église ne se modifierait pas jusqu’à se renverser complètement » ? Au contraire, il les prédit, ces modifications, comme il annonce sa Passion et sa mort. L’Église, corps mystique du Christ, doit comme lui souffrir, mourir, ressusciter.
Ayant ainsi établi que la décrépitude formelle de l’Occident chrétien est conditionnée par d’intangibles lois, M. Gleizes l’étudie à la lumière du symbole central, l’Eucharistie. C’est le sujet de la dernière partie, « Le Mystère du Pain et du Vin ».
Il montre que l’on doit voir dans la Messe, où le Christ s’offre chaque jour sous d’innombrables espèces matérielles, un symbole de la Cause Unique inaffectée par ses multiples manifestations. Il développe enfin d’intéressantes considérations sur le rôle primordial du pain et du vin et sur les conséquences de leur adultération.
Ayant ainsi étudié « la Vie et la Mort de l’Occident chrétien », d’abord sous leur aspect le plus général, puis dans certaines de leurs modalités secondaires, M. Gleizes conclut en peu de mots.
Un monde meurt, un autre va naître. Ce n’est pas par une action collective et extérieure que s’effectuera cette renaissance, dont M. Gleizes discerne déjà quelques indices dans les hautes couches intellectuelles. Chacun doit retrouver au fond de soi-même la véritable nature de l’homme, redécouvrir ses rapports exacts avec son milieu et avec l’Universel.
Nous l’avons dit en commençant, notre but était surtout d’attirer l’attention des lecteurs de cette revue sur ce livre remarquable, dont nous n’avons pu donner qu’une idée bien faible et incomplète. Nous souhaitons toutefois que notre modeste étude les incite à le lire, C’est l’œuvre d’un homme qui, en suivant sa voie propre, celle de son art : de son métier, est arrivé à reprendre conscience de cette « Tradition qui est, non une chaîne d’effets successifs, mais surtout un Principe de vie inchangeable ».
PIERRE PULBY. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Novembre 1936.