Nous appelions l’attention, dans notre dernier article, sur le caractère de « contrefaçon » qu’implique l’abus qui est fait, à notre époque, de certains mots tels que ceux de « principes », de « tradition », de « religion », et bien d’autres encore, abus inconscient chez le plus grand nombre, assurément, mais qui n’en répond pas moins nettement aux desseins de subversion de tout ordre normal suivant lesquels est dirigée toute la mentalité actuelle. On pourrait même dire que ce caractère se retrouve, d’une façon beaucoup plus générale, et sous des formes multiples, dans tout l’ensemble de ce qui constitue proprement la civilisation moderne, où, quel que soit le point de vue sous lequel on l’envisage, tout apparaît comme de plus en plus artificiel, dénaturé et falsifié ; beaucoup de ceux qui font aujourd’hui la critique de cette civilisation en sont d’ailleurs frappés, même lorsqu’ils ne savent pas aller plus loin et n’ont pas le moindre soupçon de ce qui se cache en réalité derrière tout cela. Il suffrait pourtant, nous semble-t-il, d’un peu de logique pour se dire que, si tout est ainsi devenu artificiel, la mentalité même à laquelle correspond cet état de choses ne doit pas l’être moins que le reste, qu’elle aussi doit être « fabriquée » et non point spontanée ; et, dès qu’on aurait fait cette simple réflexion, on ne pourrait plus manquer de voir les indices concordants en ce sens se multiplier de toutes parts et presque indéfiniment ; mais il faut croire qu’il est malheureusement bien difficile d’échapper aussi complètement aux « suggestions » auxquelles nous avons fait allusion, et auxquelles, en définitive, le monde moderne comme tel doit son existence.
Nous avons dit aussi que ce caractère de « contrefaçon » constitue, par lui-même, une « marque » très significative quant à l’origine réelle de ce qui en est affecté, et, par conséquent, de la déviation moderne tout entière, dont il met bien en évidence la nature véritablement « satanique ». Nous nous sommes déjà suffisamment expliqués, en d’autres occasions, sur le sens que nous entendons attacher à ce dernier mot, pour qu’il ne puisse y avoir là aucune équivoque : il s’applique, en somme, à tout ce qui est négation et renversement de l’ordre, dans quelque domaine que ce soit, et c’est bien là, sans le moindre doute, ce dont nous pouvons constater les effets autour de nous. Mais, en même temps, il ne faut pas oublier que cet esprit de négation est aussi, et en quelque sorte par nécessité, l’esprit de mensonge : il revêt tous les déguisements, et souvent les plus inattendus, pour ne pas être reconnu pour ce qu’il est, pour se faire même passer pour tout le contraire, et c’est ici précisément qu’apparaît la « contrefaçon » ; ne dit-on pas en effet que « Satan est le singe de Dieu », et aussi qu’il « se transfigure en ange de lumière » ? Ceci revient à dire qu’il imite à sa façon, en l’altérant et en le faussant de manière à le faire toujours servir à ses fins, cela même à quoi il veut s’opposer : ainsi, : il fera en sorte que le désordre prenne les apparences d’un faux ordre, il dissimulera la négation de tout principe sous l’affirmation de faux principes, et ainsi de suite. Naturellement, tout cela, au fond, ne peut jamais être que simulacre et même caricature, mais assez habilement présenté pour que l’immense majorité des hommes s’y laisse tromper ; et comment s’en étonner quand on voit combien les supercheries, même grossières, réussissent facilement à en imposer à la foule, et combien, au contraire, il est difficile d’arriver ensuite à détromper celle-ci ? « Vulgus vult decipi », disaient déjà les anciens ; et il s’est sans doute toujours trouvé, bien qu’ils n’aient jamais été aussi nombreux que de nos jours, des gens disposés à ajouter : « ego decipiatur » !
Malgré tout, qui dit contrefaçon dit par là-même parodie ; ce sont là presque des synonymes ; aussi y a-t-il invariablement, dans toutes les choses de ce genre, un élément grotesque qui peut être plus ou moins apparent, mais qui, en tout cas, ne devrait pas échapper à des observateurs tant soit peu perspicaces, si toutefois les « suggestions » qu’ils subissent inconsciemment n’abolissaient à cet égard leur perspicacité naturelle. C’est là le côté par lequel le mensonge, si habile qu’il soit, ne peut faire autrement que de se trahir ; et, bien entendu, cela aussi est une « marque » d’origine, inséparable de la contrefaçon elle-même, et qui doit normalement permettre de la reconnaître comme telle. Si l’on voulait citer ici des exemples pris parmi les manifestations diverses de l’esprit moderne, on n’aurait assurément que l’embarras du choix, depuis les pseudo-rites « civiques » et « laïques » qui ont pris tant d’extension partout en ces dernières années, et qui visent à fournir à la masse un substitut purement humain des vrais rites religieux, jusqu’aux extravagances d’un soi-disant « naturisme » qui, en dépit de son nom, n’est pas moins artificiel, pour ne pas dire « antinaturel », que les inutiles complications de l’existence contre lesquelles il a la prétention de réagir par une dérisoire comédie, dont le véritable propos est d’ailleurs de faire croire que l’« état de nature » se confond avec l’animalité ; et il n’est pas jusqu’au plus simple repos de l’être humain qui ne soit maintenant menacé de dénaturation par l’idée contradictoire, mais conforme à l’égalitarisme démocratique, d’une « organisation des loisirs » ! Nous mentionnons ici, avec intention, des faits qui sont connus de tout le monde, qui appartiennent incontestablement à ce qu’on peut appeler le « domaine public », et que chacun peut donc constater sans peine ; n’est-il pas incroyable que ceux qui en sentent, nous ne disons pas le danger, mais simplement le ridicule, soient si rares qu’ils représentent de véritables exceptions ? « Pseudo-religion », devrait-on dire à ce propos, « pseudo-nature », « pseudo-repos », et ainsi pour tant d’autres choses ; si l’on voulait parler toujours strictement selon la vérité, il faudrait placer constamment ce mot « pseudo » devant la désignation de tous les produits spécifiques du monde moderne, pour indiquer ce qu’ils sont en réalité : des falsifications et rien d’autre, et des falsifications dont le but n’est que trop évident pour ceux qui sont encore capables de réfléchir.
Quelle que soit par ailleurs l’idée plus particulière que chacun pourra se faire de ce qui est appelé « Satan », suivant certaines vues théologiques ou autres, cela ne saurait rien changer à ce que nous venons de dire, car il est bien clair que les « personnifications » n’importent pas ici et n’ont aucunement à intervenir dans ces considérations. Ce qu’il y a à envisager, c’est, d’une part, cet esprit de négation que nous avons défini et en lequel « Satan » se résout métaphysiquement, indépendamment des formes spéciales qu’il peut revêtir pour se manifester dans tel ou tel domaine, et, d’autre part, ce qui le représente proprement et l’« incarne » pour ainsi dire dans le monde terrestre où nous considérons son action, et qui n’est pas autre chose que ce que nous avons appelé la « contre-initiation ». Il faut bien remarquer que nous disons « contre-initiation », et non pas « pseudo-initiation » ; en effet, on ne doit pas confondre le contrefacteur avec la contrefaçon, dont la « pseudo-initiation » n’est en somme qu’un des multiples exemples, au même titre que ceux que nous venons d’indiquer dans des ordres différents, et bien qu’elle présente peut-être, en tant que contrefaçon de l’initiation, une importance plus spéciale, au point de vue où nous nous plaçons, que la contre-façon de n’importe quelle autre chose. En somme, la « pseudo- initiation » n’est réellement qu’un des produits de l’état de désordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action « satanique » qui a son point de départ conscient dans la « contre-initiation » ; elle peut être aussi, d’une façon inconsciente, un instrument de celle-ci, mais, au fond, cela est vrai également, à un degré ou à un autre, de toutes les autres contrefaçons, en ce sens qu’elles sont toutes comme autant de moyens aidant à la réalisation du même plan de subversion, si bien que chacune joue exactement le rôle qui lui est assigné dans cet ensemble, ce qui, du reste, constitue encore une sorte de contrefaçon de l’ordre et de l’harmonie mêmes contre lesquels tout ce plan est dirigé. La « contre-initiation », elle, n’est certes pas une contre- façon, mais au contraire quelque chose de très réel dans son ordre, comme l’action qu’elle exerce effectivement ne le montre que trop, et quelque chose qui prétend s’opposer à l’initiation véritable, non pas imiter celle-ci ; cette prétention, d’ailleurs, est forcément illusoire, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, puisque le domaine spirituel lui est absolument interdit, et qu’elle ne peut en aucun cas aller au-delà du « monde intermédiaire », c’est-à-dire du domaine psychique, qui est du reste, sous tous les rapports, le champ d’influence privilégié de « Satan » dans l’ordre humain ; mais l’intention n’en existe pas moins, avec le parti-pris qu’elle implique d’aller proprement au rebours de l’initiation. Quant à la « pseudo-initiation », elle n’est qu’une de ces parodies dont nous parlions tout à l’heure, ce qui revient à dire qu’elle n’est rien par elle-même, qu’elle est vide de toute réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur intrinsèque n’est ni positive comme celle de l’initiation, ni négative comme celle de la « contre-initiation », mais tout simplement nulle ; si cependant elle ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce que nous venons d’exposer, d’une façon tout à fait générale, sur le véritable caractère des contrefaçons et le rôle auquel elles sont destinées ; et il faut ajouter encore, dans ce cas spécial, que les rites, en vertu de leur nature: « sacrée » au sens le plus strict de ce mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais possible de simuler impunément. Nous revenons par là à la question plus précise des contrefaçons « pseudo-traditionnelles » et de ce qui en fait la gravité toute particulière, gravité qui atteint évidemment son maximum quand ces contrefaçons s’attaquent au côté « intérieur » de la tradition, à ce qui en constitue l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique ou initiatique. On peut remarquer que la « contre-initiation » s’applique à introduire ses agents dans les organisations « pseudo-initiatiques », qu’ils « inspirent » ainsi à l’insu de leurs membres ordinaires, et même, le plus souvent, de leurs chefs apparents, qui ne sont pas moins inconscients que les autres de ce à quoi ils servent réellement ; mais il convient de dire que, en fait, elle les introduit aussi, d’une façon semblable, partout où elle le peut, par exemple dans ces « mouvements » politiques ou autres auxquels nous avons fait allusion précédemment, et jusque dans des organisations authentiquement initiatiques ou religieuses, mais où l’esprit traditionnel est trop affaibli pour qu’elles soient encore capables de résister à cette pénétration insidieuse. Cependant, à part ce dernier cas qui permet d’exercer directement une action dissolvante, celui des organisations « pseudo-initiatiques » est sans doute celui qui doit retenir surtout l’attention de la « contre-initiation » et faire l’objet d’efforts plus particuliers de sa part, par là même que l’œuvre qu’elle se propose est avant tout anti traditionnelle, et que même c’est à cela seul que, en définitive, elle se résume tout entière. C’est d’ailleurs très probablement pour cette raison qu’il existe de multiples liens entre les manifestations « pseudo-initiatiques » et toute sorte d’autres choses qui, à première vue, sembleraient ne devoir pas avoir avec elles le moindre rapport, mais qui toutes sont représentatives de l’esprit moderne sous quelqu’un de ses aspects les plus accentués ; pourquoi en effet, s’il n’en était pas ainsi, les « pseudo- initiés » joueraient-ils constamment dans tout cela un rôle si important ? On pourrait dire que, parmi les instruments ou les moyens de tout genre mis en œuvre pour ce dont il s’agit, la « pseudo-initiation », par sa nature même, doit logiquement occuper le premier rang ; elle n’est qu’un rouage, bien entendu, mais un rouage qui peut commander a beaucoup d’autres, sur lequel ces autres viennent s’engrener en quelque sorte et dont ils reçoivent leur impulsion. Ici, la contrefaçon se poursuit encore : la « pseudo- initiation » imite en cela la fonction de moteur invisible qui, dans l’ordre normal, appartient en propre à l’initiation ; mais que l’on y prenne bien garde : l’initiation représente véritablement et légitimement l’esprit, animateur principiel de toutes choses, tandis que, pour ce qui est de la « pseudo- initiation », l’esprit est évidemment absent. Il résulte immédiatement de là que l’action exercée ainsi, au lieu d’être réellement « organique », ne peut plus avoir qu’un caractère purement « mécanique », ce qui justifie d’ailleurs pleinement la comparaison des rouages que nous venons d’employer ; et ce caractère n’est-il pas justement aussi celui qui se retrouve partout, et de la façon la plus frappante, dans le monde moderne, où la machine envahit tout de plus en plus, où l’être humain lui-même est réduit, dans toute son activité, à ressembler le plus possible à un automate, parce qu’on lui a enlevé toute spiritualité ? Mais c’est bien là qu’éclate toute l’infériorité des productions artificielles, même si une habileté « satanique » a présidé à leur élaboration : on peut bien fabriquer des machines, mais non pas des êtres vivants, parce que, encore une fois, c’est l’esprit lui-même qui fait et fera toujours défaut.
Nous avons parlé de « moteur invisible », et, à part la volonté d’imitation qui se manifeste encore à ce point de vue, il y a dans cette sorte d’« invisibilité », si relative qu’elle soit d’ailleurs, un avantage incontestable de la « pseudo- initiation », pour le rôle que nous venons de dire, sur toute autre chose d’un caractère plus « public ». Ce n’est pas que les organisations « pseudo-initiatiques », pour la plupart, prennent grand soin de dissimuler leur existence ; il en est même qui vont jusqu’à faire une propagande parfaitement incompatible avec leurs prétentions à l’ésotérisme : mais, malgré cela, elles sont encore ce qu’il y a de moins apparent et ce qui se prête le mieux à l’exercice d’une action « discrète », par conséquent ce avec quoi la « contre-initiation » peut entrer le plus directement en contact sans avoir à redouter que son intervention risque d’être démasquée, d’autant plus que, dans ces milieux, il est toujours facile de trouver quelque moyen de parer aux conséquences d’une indiscrétion ou d’une imprudence. Il faut dire aussi qu’une grande partie du public, tout en connaissant plus ou moins l’existence d’organisations « pseudo-initiatiques », ne sait trop ce qu’elles sont et est peu disposée à y attacher de l’importance, n’y voyant que de simples « excentricités » sans portée sérieuse ; et cette indifférence sert encore les mêmes desseins, bien qu’involontairement, tout autant que pourrait le faire un secret plus rigoureux.
Nous avons cherché à faire comprendre, aussi exactement qu’il est possible, le rôle réel, quoique inconscient, de la « pseudo-initiation », et la vraie nature de ses rapports avec la « contre-initiation » ; encore faudrait-il ajouter que celle-ci peut, dans certains cas tout au moins, y trouver un milieu d’observation et de sélection pour son propre recrutement, mais ce n’est pas le lieu d’insister là-dessus. Ce dont on ne peut donner une idée même approximative, c’est la multiplicité et la complexité incroyables des ramifications qui existent en fait entre toutes ces choses, et dont leur étude directe et détaillée pourrait seule permettre de se rendre compte ; mais il est bien entendu qu’ici c’est surtout le « principe », si l’on peut dire, qui nous intéresse. Cependant, ce n’est pas tout encore : jusqu’ici, nous avons vu en somme pourquoi l’idée traditionnelle est contrefaite par la « pseudo-initiation » ; il nous reste maintenant à voir avec plus de précision comment elle l’est, et c’est là ce que nous examinerons dans la seconde partie de cette étude.
(À suivre.)
RENÉ GUÉNON. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Novembre 1936.