I1 eut été sans doute plus logique de commencer nos études par une critique de l’esthétique occidentale et des idées modernes. Mais nos conclusions n’eussent pas alors été comprises, Elles auraient paru arbitraires et injustes. On n’aurait pu facilement se reporter aux bases solides que l’étude des arts orientaux nous ont proposées en nous rendant aptes à comprendre à la fois les deux points de vue de l’orient et de l’occident.
Ainsi nous terminons notre série par la critique du point de vue moderne et cela logiquement et surtout très chronologiquement. Nous verrons comment la déficience doctrinale des modernes emporte avec elle une décadence parallèle de l’art, moins dans son essence toujours égale à elle-même, que dans son expression sociale et générale, dans ce qu’on appelle le « style » d’une époque.
De même que dans nos précédentes études nous nous sommes placés au point de vue du créateur des œuvres d’art étudiées, au centre de la tradition dont ces œuvres étaient issues, de même ce rapide aperçu des idées modernes pourra faire comprendre l’évolution de l’esthétique et plus généralement ce que l’on appelle d’habitude « l’histoire de l’art », sans nous maintenir, comme on le fait trop souvent, au point de vue stérile de l’histoire pure.
Nous constaterons qu’en art, comme en tout autre ordre de manifestation, l’ordinaire marche des choses est une lente dégradation des signes par l’usage qu’on en fait, de plus en plus inconscient et de moins en moins senti, de telle sorte que ce film des formes nous montre le progressif asservissement de l’esprit à la lettre.
L’image, qui est d’abord un signe purement intellectuel et même un symbole du spirituel, devient assez vite un double naturaliste vide de sens et inutile, ou bien un mystérieux assemblage de lignes et de couleurs répété par habitude plutôt que par tradition et qui devient véritablement un « rite magique ». Enfin elle tombe au rang de simple curiosité d’esthète ou de proie pour les fiches à classification des historiens.
Peut-être semblera-t-il assez peu intéressant au premier abord d’exposer même dans sa ligne générale une pareille décadence, car comme l’a si bien dit saint Thomas, « l’étude n’a pas pour but de savoir ce que les hommes ont pensé, mais ce que les choses sont ». Cependant une telle tâche n’est pas absolument dénuée d’intérêt au point de vue le plus positif. Pour la raison que nous vivons cette décadence, et qu’il ne faut pas laisser à nos contradicteurs la possibilité de nous accuser de les méconnaître ou de les ignorer. Nous ne demandons pas à être cru sur parole. Comme l’a dit encore saint Thomas à qui on ne revient jamais sans profit, « ce dont nous manquons le plus ce n’est pas de foi. Nous en manifestons beaucoup trop et beaucoup trop facilement envers ce qui n’en vaut pas la peine ». Ce n’est pas de foi que nous manquons « c’est de raison ».
Quand on considère les traités modernes d’esthétique, on constate que le « préjugé classique » n’y sévit pas moins qu’ailleurs. Ils commencent tous à Platon, s’arrêtent un instant à Plotin, puis après une brève politesse aux scholastiques, ils arrivent avec un soulagement évident à la Renaissance et à Descartes, laissant de côté toute l’antiquité orientale, plusieurs millénaires et trois continents. L’esthétique n’intéresse les philosophes modernes qu’à partir du moment où elle devient un pur jeu de la raison sans rapport avec la pratique d’un métier, pour lequel ces profonds penseurs professent une ignorance mêlée d’une bienveillante répulsion. Non seulement ils n’ont jamais pratiqué eux-mêmes les arts dont ils ont si singulièrement parlé, mais il en est qui, comme Kant, n’ont jamais vu une seule œuvre d’art digne de ce nom en toute leur vie.
On s’explique alors l’étrange destinée de l’esthétique. L’art est essentiellement une langue et un symbole, c’est- à-dire que dans une œuvre ce qui est purement artistique constitue son essence même, liée à l’expression par un lien d’autant plus indiscernable que ce sont là deux faces de la même réalité. Tant que cet accord traditionnel s’est maintenu, il n’y eut d’autre « esthétique » que des lois de métier liées à des principes métaphysiques. Il ne pouvait exister de philosophie de l’art au sens moderne du mot.
Mais qu’un Platon apparaisse à la fois comme un grand « artiste » et un ennemi avoué des arts dans sa « République » cela prouve que le divorce était déjà manifeste dans la pensée grecque.
L’esthétique naît de l’incompréhension de l’œuvre d’art en tant que telle. Et Platon lui-même apparaît à cet égard comme un pur « intellectuel » au sens le plus péjoratif. Il ne réussit pas à légitimer le rôle symbolique de l’art où il voit une imitation superflue de la réalité, alors que cette imitation, qui existe en effet, n’est pas extérieure mais interne.
Dans la lignée classique seul Plotin considère l’art à notre point de vue et c’est pourquoi à travers le pseudo-Denys il commande toute l’esthétique des scolastiques, Malgré sa réputation de nébuleux il est extrêmement réaliste, « Le beau, dit-il, est de notre nature ». L’affinité de la réalité et de notre esprit, le lien des choses que nous faisons avec le plus intime de notre âme restitue à l’art son rôle initiatique dans la pensée de Denys ; la matière n’est belle que transfigurée par l’expression, quand elle est devenue toute idée. C’est la révélation extérieure d’une géométrie spirituelle cachée.
Plotin, et avec lui le point de vue traditionnel, revit en Denys, en saint Thomas, en Eckhart. Nous l’avons déjà vu dans nos précédentes études auxquelles nous nous permettons de renvoyer le lecteur, puisque notre actuel sujet ne commence qu’à la Renaissance et que cette histoire est celle d’une dégradation.
Le premier palier de cette décadence qui s’étend de Descartes à Baumgarten, en passant par Leibniz, conserve une certaine tenue intellectuelle et cela grâce à l’esprit positif et mathématique qui anime les différents représentants de cette époque.
Ce sont des intellectualistes. Pour Descartes, l’art est dans l’ordre et la proportion. Pour Leïbniz, dont le sens du « continu » domine le système, la connaissance esthétique n’est pas moins claire qu’une autre, mais cependant « confuse », c’est-à-dire synthétique et globale.
Le fondateur de l’esthétique en tant que science autonome, Baumgarten, logicien et leibnizien, respecte l’intellectualisme traditionnel. Pour lui la symbolique est justement une « science », non une fantaisie et la beauté est simplement la perfection de la connaissance des faits sensibles. « A la vérité métaphysique, dit-il dans une formule très attachante, correspond dans l’âme une vérité logique ou plutôt esthético-logique. »
Avec Kant et ses successeurs, Schelling, Hégel, Schopenhauer, la psychologie esthétique passe au premier plan. C’est l’âge d’or de l’hypercritique allemande et le règne des notions spéculatives vides de toute réalité. Au romantisme contemporain de l’art correspond l’ivresse des idéologies vagues et vides. Avec les kantiens s’exalte et s’épuise une pseudo-esthétique métaphysique.
Kant avait recueilli de Baumgarten le caractère conjoint de l’esthétique et de la logique. Pour lui l’art est le vêtement sensible d’un concept. Aussi sa Critique du Jugement est-elle bien, au témoignage même de Schelling, la plus importante des trois critiques kantiennes, celle qui sauve son auteur d’un subjectivisme absolu, le pont de réalité qui atténue ce que sa conception d’un esprit humain parfaitement désintéressé avait de chimérique.
Schelling, théologien honteux, est plus varié et plus riche. Il renforce la poussée de retour à Baumgarten, mais, fidèle à l’idéologie de l’époque, il démarque la théologie en la méconnaissant. Il n’y a pour lui qu’une seule Œuvre d’art dont il existe de multiples exemplaires. L’absolu, dans l’art, est un reflet ; dans la philosophie c’est une idée. C’est l’intuition transcendantale devenue objective. Hegel est le dernier des grands théoriciens de l’esthétique allemande. Pour lui, l’art constitue avec la religion et la philosophie, les trois formes par lesquelles se manifeste l’esprit absolu et il n’accentue son rôle de médiateur de l’esprit qu’en en méconnaissant l’unité hiérarchique.
Après Hegel c’en est fini des grands théoriciens. Le formalisme conduit par Herbart envahit l’esthétique. Une décapitation successive avait fait tomber l’œuvre d’art successivement du rang de symbole métaphysique au rôle de support religieux, d’expression logique de la réalité, puis d’expression psychologique de l’âme, d’extériorisation des réflexes, en fin de science de l’espace et de pure forme, paradoxe dont Catherine Emmerich énonce l’impossibilité essentielle.
Descendue des sanctuaires, l’esthétique tombait avec Fischer et Fechner dans les travaux de laboratoire, dans ce qu’on a justement appelé « l’esthétique d’en bas ». On la traite alors comme le demandait Nietzsche ainsi qu’une physiologie appliquée, une science expérimentale. Comme si l’objet fabriqué par des mains humaines avait un sens en dehors de ce qu’il signifie, comme si tout appareil d’investigation ne supposait pas un œil qui s’en sert et un esprit qui en interprète les résultats apparents !
Nous n’énumérerons pas toutes les hypothèses forgées par les « esthéticiens » modernes pour expliquer la raison d’être de l’art et son origine : milieu de Taine, biologie et sexualité de Freud, matérialisme de Marx… suppositions qui sont des décadences progressives, des amenuisements de la vérité originelle. Ces excès ont provoqué l’inévitable réaction sentimentale de l’empathie de Lipps.
On n’a jamais autant parlé d’esthétique qu’aujourd’hui. Les philosophes à la mode, Bergson, Valéry, Alain sont des esthéticiens. L’œuvre d’art et l’image remplacent partout l’idée et le mot. Et pourtant jamais les artistes n’ont moins su la théorie de leur métier, jamais ils n’ont d’une telle façon tourné le dos aux vrais principes, que nous avons cru pour cette raison nécessaire d’exposer dans cette série d’articles, qui pourront peut-être faire l’objet d’un livre ultérieur, plus complet et plus cohérent.
Cependant, et pour répondre à des questions posées, nous ne pensons pas qu’il soit actuellement possible en Occident de renouer individuellement la tradition des vrais principes, en dehors d’une initiation véritable.
Cette tâche supposerait une restitution complète et dont la forme, nouvelle par définition, échappe à toute prévision humaine.
Mais ce qui est toujours possible et réserve des résultats surprenants, c’est que l’artiste se prépare à son travail par la concentration, par la contemplation et qu’il lui applique avec discernement les lois mathématiques issues du pythagorisme,
ELIE LEBASQUAIS. Études Traditionnelles. Le voile d’Isis. Juillet 1936.