« On Lui donne des noms multiples, à Lui qui est Un » ; « Un Feu unique qui brûle sur de nombreux autels » ; « Il est nommé suivant la façon dont Il se montre » ; ces assertions sont extraites des hymnes sacrificiels du Rig-Véda. « Suivant la façon dont on s’approche de Lui, Il devient ceci ou cela » ; « C’est en raison de Sa grande abondance — ou parce que l’on peut participer à Lui de façons si variées — qu’il est appelé de tant de noms » : ainsi parlent les Brahmanas et le Nirukta. En guise de commentaire, nous citerons saint Thomas d’Aquin : « Les aspects multiples que ces noms désignent ne sont rien de vide ou de futile, car à eux tous correspondent une réalité unique et simple, représentée par eux de façons multiples et imparfaites ».
Rien, peut-être, dans la vie de Râmakrishna, n’étonne ou ne déconcerte le lecteur chrétien autant que le fait suivant : vers 1866, cet « Hindou des Hindous », sans répudier aucunement son Hindouisme, mais le laissant de côté momentanément, suivit entièrement la voie islamique, répétant le nom d’Allah, portant le costume et mangeant la nourriture d’un Musulman. Cet abandon à ce que nous appellerions dans l’Inde les eaux d’un autre courant de l’unique Rivière de Vérité n’eut pas d’autre effet qu’une expérience directe de la vision béatifique, non moins authentique qu’auparavant. Sept ans plus tard, Râmakrishna éprouva expérimentalement, de la même façon, la vérité du Christianisme. Il était alors complètement absorbé dans l’idée du Christ, et n’admettait aucune autre pensée. On aurait pu le prendre pour un converti. Le résultat de ces efforts variés fut que Râmakrishna put ensuite affirmer, en se fondant sur une expérience personnelle : « J’ai pratiqué toutes les religions, l’Hindouisme, l’Islam, le Christianisme, et j’ai aussi suivi les voies des différentes sectes hindoues… Le lac a de nombreuses rives. Sur l’une, l’Hindou prend de l’eau dans une jarre et l’appelle jala, sur une autre, le Musulman en remplit des outres et l’appelle « pani » ; sur une troisième, le Chrétien vient puiser ce qu’il appelle de l’eau ».
Une telle compréhension peut être rare, mais elle n’a rien que de normal en Orient : comme le dit la Bhagavad-Gîtà : « Il n’y a pas de divinité que Je ne sois, et si un homme adore vraiment une divinité, quelle qu’elle puisse être, c’est Moi qui suis la cause de sa dévotion et c’est Moi qui en suis la récompense… De quelque façon que les hommes viennent vers Moi, c’est aussi de cette façon que Je les accueille, car les différentes voies que les hommes suivent mènent toutes vers Moi ». De même nous lisons dans la Bhakta-Mâlâ : « Personne n’ignore les doctrines de sa propre religion. Que chaque homme, pour autant qu’il est en lui, aide donc à lire les Écritures, soit celles de sa propre tradition, soit celles d’une autre ». Et de même dans l’Islam : « Mon cœur s’est ouvert à toutes les formes. Il est un couvent pour les moines chrétiens et un temple d’idoles et la ka’ba du pèlerin et les tables de la Thora et le livre du Qur’än. Je pratique la religion de l’Amour, quelle que soit la route que ses chameaux prennent ».
Une telle compréhension est encore plus rare chez les Occidentaux et l’on peut même dire qu’elle est chez eux anormale. Si la conduite des guerriers de Charlemagne à Saragosse : « Ils entrent dans les synagogues et les mosquées, dont ils abattent les murs par le maillet et la hache : ils brisent les idoles. Les païens sont poussés en masse vers les fonts baptismaux et acceptent sur eux le joug du Christ. Ainsi cent mille personnes ont été sauvées des ténèbres païennes et sont maintenant de vrais Chrétiens » — si cette conduite, disons-nous, n’est plus aujourd’hui entièrement approuvée par les Chrétiens, il n’en est pas moins certain que, pour une personne qui a été victime d’une persécution religieuse dans l’Inde, on en compte dix mille en Europe et il est également certain que l’activité des missions chrétiennes repose encore ouvertement sur un programme de conversion par la force — la force de l’argent, qui n’est pas versé en espèces, mais dépensé sous forme d’éducation et d’aide médicale accordées avec certaines arrière-pensées. Que ces arrière-pensées aient, du point de vue même des missionnaires, un caractère « charitable », nous le reconnaissons pleinement ; mais, en fait, elles ne les ont pas moins entraînés à passer outre au commandement : « Tu ne porteras pas de faux témoignage contre ton prochain ». Cependant, je ne désire pas du tout insister sur ce point, mais montrer au contraire que, si la tolérance religieuse n’a jamais reposé en Europe, comme elle le fait en Asie, sur la croyance que toutes les religions sont vraies, et si elle est bien plutôt fondée sur une indifférence croissante à l’égard de toute doctrine religieuse, le Christianisme n’en possède pas moins la base intellectuelle d’une tolérance bienveillante envers d’autres formes de croyance. Saint Jean parle en effet de la « vraie Lumière qui éclaire tout homme ». Saint Thomas lui- même admet que certains des Gentils qui vivaient avant la naissance temporelle du Christ peuvent avoir été sauvés ; car, ainsi que le remarquait il y a longtemps Clément d’Alexandrie, « il y a toujours eu, parmi les personnes de pensée droite, une manifestation du Dieu unique et tout-puissant », Eckhart parle de « l’un de nos plus anciens philosophes, qui trouva la vérité longtemps, longtemps avant la naissance de Dieu (du Christ), avant qu’existât la foi chrétienne telle que nous la connaissons aujourd’hui »; et bien plus hardiment encore, il dit : « Celui pour qui Dieu n’est pas le même dans une chose et dans une autre et pour qui Dieu est plus cher dans une chose que dans une autre, celui-là est un barbare, un sauvage, un enfant ».
Blake touche la vérité lorsqu’il écrit : « Les religions de toutes les nations proviennent de la façon particulière dont chaque nation reçoit ce génie poétique qui est appelé partout l’esprit de prophétie… De même que tous les hommes sont semblables (quoiqu’infiniment variés), de même toutes les religions, et tous leurs similaires, ont une source unique ».
Les traditions védique et chrétienne ne se lassent pas d’employer les termes de « Vérité », d’« Être » et de « Beauté », comme étant les noms principaux de Dieu et ceux qui de beaucoup lui conviennent le mieux. Nous comprenons bien, cependant, que, dans ce monde terrestre, il ne peut y avoir une connaissance conceptuelle ou une expression de la vérité, qui corresponde à autre chose qu’à certains aspects de celle-ci, de même qu’il ne peut y avoir de beauté perceptible, si ce n’est d’une espèce particulière. Le Vrai qui réside dans toutes les vérités, ou le Beau qui réside dans toutes les beautés, ne peut être lui-même l’une de ces vérités ou de ces beautés. Comme le dit saint Denys l’Aréopagite, « si quelqu’un, en voyant Dieu, a compris ce qu’il a vu, il n’a pas vu Dieu lui-même, mais seulement l’une de ces choses qui Lui appartienne ». Admettre l’idée de la Révélation ou celle de la Shruti, ce n’est pas affirmer que les mots par lesquels la vérité est exprimée la contiennent à proprement parler, mais seulement qu’ils l’indiquent, car, comme le dit saint Thomas, « toute chose est naturellement vraie dans la mesure où elle imite la connaissance divine », « notre intellect considère Dieu suivant le mode dérivé, qui part des créatures » et enfin « la chose connue est dans le connaisseur d’une manière conforme à la nature de ce dernier ». Tous les concepts de Dieu, même ceux qui se rapprochent le plus de leur objet, conservent un caractère humain : nous disons dans l’Inde qu’« il prend les formes imaginées par Ses adorateurs ». Très certainement, Celui qui est Lui-même la Forme unique de toutes les formes, et transcendant par rapport à toutes les formes, ne peut être considéré comme restreint à aucune de ces formes, ou pleinement exprimé par elle. C’est ce que maint écrivain chrétien avait en vue, lorsqu’il enseignait que « rien de vrai ne peut être affirmé de Dieu ». La valeur de tout concept, de toute expression verbale ou visible, per verbum in intellectu conceptum, est relative à son utilisation ; le concept n’a pas de valeur en tant que tel, mais comme un moyen acheminant vers une vision qui, elle, est essentielle ; sa valeur ne provient pas de ce qu’il serait adéquat à celle-ci. La beauté de la formule, de l’« icône » verbale ou visuelle, si émouvante qu’elle puisse être dans les Évangiles chrétiens ou dans la liturgie védique, n’est pas une fin en elle-même ; mais, si on la rapporte à Celui dont elle est une image, elle tend à Le magnifier, et si on la rapporte à celui qui l’utilise, elle est une invitation. La fin de tout art et celle aussi de cet art suprême qu’est la théologie, dans laquelle tous les autres arts, littéraires ou plastiques, se trouvent « par excellence », est d’enseigner, de délecter et surtout de mouvoir (saint Augustin : docere, delectare, movere). L’attachement exclusif à un dogme, à un groupe de symboles verbaux ou visuels, si pertinents qu’ils soient, est un acte d’idolâtrie : la Vérité elle-même est inexprimable.
Si l’image provient de Celui auquel elle se rapporte, les couleurs et l’art viennent de nous. Quiconque prétend que sa propre façon de comprendre et d’exposer la vérité est la seule licite est mu, non par la vision de Dieu, mais par sa propre présomption. Un tel croyant, dit ibn Arabi, « n’exalte que lui-même, car son Dieu est son œuvre, et vanter l’œuvre, c’est vanter l’ouvrier : son excellence où son imperfection provient de l’ouvrier. C’est pourquoi il blâme les croyances des autres, ce qu’il ne ferait pas s’il était juste. S’il avait compris la parole de Junayd, que « la couleur de l’eau est la couleur du vase qui la contient », il ne critiquerait pas les autres, mais reconnaîtrait Dieu dans toute forme et dans toute croyance. Sa croyance, à lui, est une opinion, non une connaissance : c’est pourquoi Dieu a dit : « Je suis dans l’opinion que mon serviteur a de Moi », c’est-à-dire : « Je ne me manifeste pas à lui, si ce n’est dans « la forme de sa croyance ». Dieu est absolu ou non limité, autant qu’il Lui plaît de l’être ; mais le Dieu de la croyance religieuse est soumis à des limitations, car Il est le Dieu qui est contenu dans le cœur de Son serviteur ». Le gnostique oriental n’a rien à reprocher à la doctrine catholique ; jugé d’après les critériums védiques, on peut dire que le Christianisme est vrai et beau : vrai pour autant qu’une formulation peut être vraie, beau pour autant qu’une chose peut l’être, lorsqu’on la distingue de Celui qui n’est pas une chose. En outre, on peut affirmer positivement que toute doctrine chrétienne importante se rencontre aussi, et sous une forme explicite, dans toute autre tradition orthodoxe, dans tout autre dialecte de la tradition primordiale : je fais allusion à des doctrines telles que celle des naissances éternelle et temporelle, celle de l’essence unique et des deux natures, celle de l’impassibilité du Père, celle du sens du sacrifice, celle de la transsubstantiation, celle de la nature de la distinction entre les vies contemplative et active et la vie consacrée au plaisir, celle de la distinction de l’éternité, de « l’æviternité » et du temps, et d’autres encore. On pourrait citer des centaines de textes tirés des Écritures chrétienne, islamique, védique, taoïste et autres ou de leurs interprétations patristiques, et entre lesquels on constaterait un accord étroit, et parfois strictement littéral. Nous citerons au hasard trois exemples. Alors que saint Jean Damascène écrit : « Celui qui est, tel est le principal de tous les noms appliqués à Dieu », nous lisons dans la Katha- Upanishad : « Il est, c’est par cela (par cette notion) seulement qu’on peut Le saisir ». Saint Thomas enseigne : « Les choses qui sont dites être sous le soleil sont celles qui sont sujettes à la génération et à la corruption » ; le Shatapatha-Brâhmana affirme de son côté que « toute chose située sous le soleil est soumise au pouvoir de la mort ». Saint Denys parle de Ce qui est tel que « ne pas Le voir ni Le connaître, c’est réellement Le voir et Le connaître », cependant que le Jaïminiya-Upanishad-Brâhmana déclare : « Il est connu de celui qui ne Le connaît pas ; celui qui Le connaît, ne L’a pas compris ». Tout enseignement traditionnel emploie concurremment la via affirmativa et la via remotionis, et il est en ce sens en accord avec Boèce, enseignant : « La foi est un milieu entre des hérésies contraires ». La faute est définie de la même manière par les Thomistes et dans l’Inde comme le « défaut de conformité à la fin ». Toutes les traditions sont d’accord sur ce point que la fin dernière de l’homme est le bonheur.
D’autre part, alors qu’il ne peut y avoir qu’une métaphysique, il est nécessaire qu’il existe, non seulement des religions variées, mais aussi des religions de niveaux différents, et dans lesquelles la vérité est exprimée de façons plus ou moins adéquates, suivant les capacités intellectuelles de leurs fidèles. Je ne nie point qu’il puisse y avoir des doctrines hétérodoxes, qui doivent être proprement condamnées comme hérésies ; je veux dire seulement que toute croyance est hérétique, si elle est envisagée comme « la Vérité », et non pas comme constituant simplement un des jalons de la Vérité. Le panthéisme, par exemple, est également une hérésie des points de vue chrétien, islamique et hindou : confondre les choses considérées en elles-mêmes et les choses telles qu’elles sont en Dieu, confondre l’essence de ce qui participe et l’Essence à laquelle il participe, constitue une erreur manifeste ; mais une erreur moindre, cependant, que d’affirmer que l’être des choses considérées en elles-mêmes est véritablement leur être propre. La distinction de l’essence et de la nature, telle qu’on la rencontre dans le Sâmkhya, est vraie d’un certain point de vue, mais fausse si on l’envisage du point de vue d’une synthèse supérieure, tel que celui du Védanta. Il en est de même dans le Christianisme, où l’essence et la nature sont séparées, si on les envisage d’un certain point de vue, à savoir dans l’univers, alors que, dans la simplicité de la Cause première, elles sont réunies en une substance unique et sans parties.
Il est parfaitement légitime d’estimer que telle religion donnée est plus adéquatement vraie que telle autre : de soutenir, par exemple, que le Catholicisme est plus adéquatement vrai que le Protestantisme, ou l’Hindouisme que le Bouddhisme. Des distinctions réelles peuvent être établies : par exemple, le Christianisme soutient que la métaphysique, bien qu’étant la science suprême, est inférieure à la science sacrée de la théologie ; l’Hindouisme, au contraire, est d’abord métaphysique et n’est religieux qu’à titre secondaire, d’où les controverses touchant le vrai sens de la « déification »; c’est pourquoi aussi un Hindou, quelque assentiment enthousiaste qu’il puisse donner aux docteurs angélique et céleste (saint Thomas et saint Bonaventure), se sentira plus près de certains géants de la pensée chrétienne, dont l’orthodoxie n’est pas considérée comme aussi sûre : Jean Scot Erigène, Eckhart, Bæœhme, Blake; c’est pourquoi il se sentira plus près de Plotin que des représentants de l’orthodoxie chrétienne exotérique, plus près de saint Jean que de saint Marc : c’est pourquoi il sympathisera davantage avec le platonisme chrétien qu’avec l’aristotélisme chrétien, pourquoi il sympathisera à peine avec les théologies protestantes, beaucoup plus avec les interpréttions kabbalistiques de la Genèse et de l’Exode qu’avec des essais historiques sur le contenu de ces livres. Ainsi nous n’avons pas un seul moment l’intention de soutenir que les controverses religieuses sont toutes sans objet. Ce que nous soutenons, c’est que tous les chemins convergent, et que le voyageur qui a déjà suivi un chemin donné atteindra plus rapidement par ce chemin, à supposer toutes circonstances normales, le Point où cesse tout progrès — « lorsque Dieu est atteint, tout progrès cesse » — que s’il revenait sur ses pas et partait à nouveau par une autre voie.
Ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que personne ne peut finalement se prononcer sur la vérité d’une religion donnée, s’il ne l’a pas vécue, comme Râmakrishna vécut à la fois le Christianisme et l’Islam, aussi bien que l’Hindouisme ; et il ne faut pas oublier non plus que, lorsqu’une personne est une fois convaincue que sa propre vérité est la seule vraie, c’est pour elle « la chose la plus facile du monde, comme le remarquait récemment le professeur Briggs, de l’université de Drew, que de prendre les conceptions des autres croyances, de les abstraire de l’ensemble dont elles font partie et de les démolir ». Par exemple, si nous considérons l’accusation de polythéisme, qui est portée par les Musulmans contre le Christianisme, avec quelle facilité cette accusation pourrait- elle être appuyée sur la phrase suivante de saint Thomas : « Nous ne disons pas le Dieu unique, parce que la divinité est commune à plusieurs ». De même une accusation de panthéisme pourrait facilement se fonder sur ces autres passages du même théologien : « Toute chose possède l’être par participation. Il faut considérer que tout être émane de la Cause universelle qui est Dieu ».
Quelle est donc en dernière analyse la valeur d’une étude comparative des religions ? Certainement pas de nous convaincre que telle forme de croyance est une préparation à telle autre ou de nous conduire à une décision touchant celle qui est « la meilleure ». On pourrait aussi bien considérer les styles d’art anciens ou exotiques comme des préparations au nôtre ou des aspirations vers lui. La valeur de cette discipline ne peut résider non plus en ceci qu’elle conduirait vers la constitution d’une croyance syncrétique unique, acceptable par tous et qui réunirait « le meilleur » de toutes les croyances. Une pareille croyance serait une monstruosité mécanique et sans vie : non pas un courant d’eau vive, mais une sorte d’espéranto religieux. L’étude comparative des religions peut démontrer que toutes les religions ont une source commune, qu’elles sont, suivant l’expression d’Alfred Jeremias, « les dialectes d’un unique langage spirituel ». Nous ne pouvons donc, sans inexactitude, prendre les formules d’une tradition et les ajouter purement et simplement à celles d’une autre tradition, Mais nous pouvons reconnaître que beaucoup de formules sont les mêmes dans des traditions différentes. Nous pouvons, par exemple, rapprocher saint Thomas : « La création, qui est l’émanation de tout l’être, hors du non-être qui n’est rien » de la proposition védique : « L’être a été engendré du Non-être ». Même les plus orthodoxes peuvent utiliser de semblables comparaisons qui constituent ce que saint Thomas appelle « des preuves extrinsèques et probables à de la vérité d’un dogme donné ».
Il faut, cependant, accorder plus de valeur aux clartés qui résultent d’une étude parallèle des formules de deux traditions différentes. Car, comme nous l’avons déjà vu, toute tradition particulière ne peut représenter qu’un aspect partiel de cette Vérité qui correspond à la Tradition envisagée dans toute son universalité ; dans chaque forme traditionnelle, quelque aspect est supprimé, omis ou laissé dans l’obscurité, et cet aspect peut être retrouvé dans une autre tradition sous une forme plus détaillée ou plus logique, ou plus brillamment développée. Ce qui, dans une certaine tradition, est clair et développé, peut être utilisé pour préciser et expliciter le sens de ce qui, dans une autre, ne se trouve qu’à l’état d’allusion, Ou même, si, dans une tradition, une doctrine a été expressément définie, la compréhension approfondie de sa définition peut faire saisir la nécessité et les liens internes de toute une série d’affirmations rencontrées dans une autre tradition : affirmations dans lesquelles la première doctrine se trouvait implicitement ; mais, avant qu’on ne la connût, les relations de toutes ces affirmations entre elles n’avaient pu être aperçues. Il y a ainsi un grand avantage à pouvoir se servir de l’expression « exemplarisme védique ». Inversement, parler de « yoga chrétien » met aussitôt en lumière les analogies respectives de ce que saint Bernard appelle consideratio, contemplatio et raptus et de ce qui est désigné en sanscrit par les termes dhéranâ, dhyâna et samâdhi. Maint chrétien a sans doute été choqué par l’attachement montré tout d’abord par Shri Râmakrishna au culte de la Grande Mère. Et d’ailleurs rien n’est plus courant que de considérer que le Christianisme, à tort ou à raison, n’envisage que des interprétations exclusivement « masculines » de la Divinité. Le Chrétien parle d’un Père qui est dans les cieux, non d’une Mère, alors que dans l’Inde l’antique dévotion à la Magna Mater s’est conservée jusqu’aux temps présents parallèlement au culte du Propalor. Pourtant la doctrine de l’aspect maternel de la nature divine est affirmée à maintes reprises, quoique discrètement, dans la théologie chrétienne : elle l’est en principe dans la doctrine des « deux natures » ; elle l’est plus explicitement dans celle des nativités temporelle et éternelle et dans celle de la Génération du Fils entendue comme l’opération de principes conjoints : « dans tout acte de génération, il y a un principe actif et un principe passif »). C’est pour autant que « La filiation éternelle ne dépend pas d’une mère temporelle », qu’Eckhart peut parler de cet « acte de fécondation qui est latent dans l’éternité » et dire que « c’est Dieu qui possède en Lui l’Aimée et la Fiancée », que « la divinité joue avec le verbe » et que « sa nativité spirituelle en Marie fut plus agréable à Dieu que Sa naissance d’elle dans la chair ». On voit que, lorsque saint Thomas parle de « cette Nature par laquelle le Père engendre », il fait en réalité allusion à la Magna Mater, à l’Aditi védique, pour nous en tenir à ces quelques noms de l’Unique Madone ; et l’on voit aussi ce qu’il faut entendre par l’assertion, autrement obscure, que bien que la matière première « s’éloigne de la similitude de Dieu, néanmoins elle retient une certaine similitude de l’Être divin ». La natura naturala « retient » en vérité une certaine similitude de la Natura naturans, creatrix, Deus : la Mère Terre de la Mère Nature, Marie dans la chair de.la Marie en esprit. Il suffit de lire le texte de la Genèse (I, 27) : « Il le créa à l’image de Dieu ; il les créa mâle et femelle » et de le rapprocher de l’Épitre aux Galates, III, 28 : « Suivant l’image de Celui qui l’a créé, en lequel il n’y a ni mâle ni femelle », pour comprendre que, tandis que l’Essence et la Nature sont in divinis une substance simple sans composition, le fait que les deux principes conjoints peuvent être manifestés séparément est la preuve que l’on peut parler de l’Identité suprême, avec une égale exactitude, comme d’un Père ou comme d’une Mère — de même que dans les Védas les « Parents » divins sont indifféremment appelés « Pères » ou « Mères » — ou, à la façon du Rig-Véda : « Cela, l’Unique, inspira, expira ».
En ce qui concerne une véritable étude comparative des religions, nous pouvons donc aller jusqu’à affirmer que, bien qu’une religion puisse se suffire à elle-même, si elle est suivie jusqu’au but final auquel elle tend, il est difficile d’admettre cependant qu’une voie soit tellement facile qu’elle ne puisse, ici ou là, être mieux illuminée par des lumières autres que la lanterne privée du pèlerin, la lumière d’une lanterne n’étant qu’une réfraction de la Lumière suprême. Une multiplicité de routes n’est pas seulement appropriée à la diversité des voyageurs, qui ne sont pas tous semblables et ne partent pas d’un seul et même point, mais elle peut aussi fournir un secours inestimable à tout voyageur capable de lire correctement la carte : car, là où toutes les routes finalement convergent, il n’en est aucune qui ne puisse aider à préciser la position du centre du labyrinthe, centre « hors duquel nous sommes toujours dans la dualité ». C’est pourquoi nous dirons que l’expression de « tolérance religieuse » ne peut être acceptée dans tout ce qu’elle implique : la diversité des croyances n’a pas à être « tolérée » plus ou moins à contre-cœur, car elle est l’effet d’un décret divin. Et ceci reste vrai, même si nous croyons sincèrement que les autres croyances sont inférieures à la nôtre et, en ce sens, relativement « mauvaises » : car, comme le dit saint Augustin, « la beauté admirable de l’univers résulte du concours de toutes choses ; dans cet ensemble, même ce qui est appelé mal, est bien ordonné et en sa place, s’il sert à rehausser les choses qui sont bonnes ». Ce passage est cité et approuvé par saint Thomas, qui écrit de son côté : « L’univers, une fois supposée cette création que nous voyons, ne peut être meilleur, car les choses ont reçu de Dieu l’ordre le plus convenable ». Comme le dit encore saint Augustin, « il n’y a pas de mal dans les choses, mais seulement dans l’abus qu’en font les pécheurs ». Et qui peut nous certifier cet « abus » fait par les pécheurs, et au sujet duquel il a été dit : « Ne jugez pas, afin de ne pas être jugés » ?
En ce qui concerne cette recherche du Royaume des Cieux « qui est en nous », le désir de chercher fait défaut au monde moderne, beaucoup plus que celui-ci ne court le risque de suivre de mauvaises directions. Du point de vue du diable, on peut difficilement imaginer une meilleure activité que l’entreprise visant à « convertir » les païens d’un corps de dogmes à un autre : cela ne répond certainement pas au sens de l’injonction : « Allez et prêchez le Royaume de Dieu » — ou faut-il admettre que se soit trompé Celui qui a dit : « Le Royaume des Cieux est en vous » ?
ANANDA K. COOMARASWAMY. Études Traditionnelles. Le Voile d’Isis. Juillet 1936.