Juifs, Arabes, Bohémiens et compagnons.

Il ne faut pas s’en tenir à des opinions rigides en ce qui concerne la question des origines du Compagnonnage, ni s’attacher aux solutions simples. Dans toutes ces matières, ethnographiques en partie, il faut prendre son parti des enchevêtrements de facteurs composants, des altérations dues au temps et aux lieux. 

Nous n’avançons pas un jugement superficiel, dans ce domaine, mais nous nous fondons sur plus de trente ans d’observations et d’expériences, pratiquées dans des milieux exclusivement orientaux. N’entendons point par-là seulement les Hindous et les Chinois, mais aussi, conformément à la nomenclature courante, les Proche-Orientaux que sont les Juifs, les Musulmans et les fidèles des petites religions d’Asie Mineure. 

Tel se dit Juif, est catalogué comme tel, et cependant admet des notions entièrement incompatibles avec la Torah ou le Talmud, tel se prétend musulman, mais ne l’est que de nom, et greffe, sur un rudiment d’islamisme, toutes sortes de croyances étrangères, ou de survivances des anciennes religions du Proche Orient. 

Ce phénomène de couverture, par un titre à peu près nu de religionnaire, d’excentricités ou d’hétérodoxies, tout à fait en contradiction avec le catalogage officiel, est infiniment plus commun, comme le comte de Gobineau l’avait constaté, chez les Orientaux que chez nous. 

Que l’on ait donc présent à l’esprit cette considération quand on lit des études du genre des nôtres. 

Les relations entre Bohémiens (caraques, gitanos, tziganes, etc.), Juifs et Musulmans, Compagnons, sont une des énigmes qui intriguent le plus les amis de nos études. 

Il est malaisé d’interroger les Bohémiens. Si l’on s’informe auprès des Juifs, ils font semblant d’ignorer ce dont on leur parle, craignant une nouvelle offensive antisémite ; les Musulmans ont parfois un vague souvenir, oralement transmis, de rencontre avec des Bohémiens et de services réciproques rendus, sans préciser si ce fut dans les pays turcs, en Égypte, ou en Espagne, et il est vraisemblable qu’il y eut collusion, passagère peut-être, mais suffisante pour laisser une assez forte empreinte, dans les trois régions. Pour les Compagnons, jusqu’à preuve du contraire, les plus grandes probabilités sont pour un oubli des circonstances où des relations artisanales se nouèrent, entre les Rôm errants et les ouvriers passants, voyageurs eux aussi. 

Et voilà justement ce que nous croyons digne de notre recherche : des groupes en apparence fort distincts, ou même étrangers les uns aux autres, présentent des points communs. Pourquoi ? Comment en est-il ainsi ? 

Dans de précédents articles nous avons soulevé la question et nous nous en sommes tenus à l’expectative. Devant l’insistance de certains Provençaux, très instruits pourtant et qui voient journellement les Bohémiens se mêler aux paysans et aux guardians dans les fêtes, au café, sur les champs de foire, etc., à prétendre que les « hommes noirs », comme on les nomme, ont tout perdu de leurs traditions, n’ont aucun secret, etc., nous sommes obligés, même en attendant des solutions définitives, de reprendre le problème. Il existe, et il faut tout au moins émettre, des hypothèses, un peu satisfaisantes, à son sujet.

Les gitanes ou tziganes, ne sont pas un peuple absolument homogène, mais formé d’un noyau d’Indiens de basse classe ou hors caste, émigrés vers l’ouest, autour duquel se sont agrégés des proscrits, des persécutés, des rejetés des pays traversés, aujourd’hui fondus avec la masse bohémienne. 

Il y a dans le faisceau de leurs traditions des croyances anciennes de la race primitive des errants et des survivances aussi anciennes, parentes par le degré de mentalité, des éléments juifs et arabes. Les hautes classes d’Israël ou d’Islam ne condescendent sans doute point à frayer avec des sortes de parias de la route. Mais il n’en fut pas de même du bas peuple et nous y reviendrons. Théoriquement tout le monde est sur le pied d’égalité chez les Israélites et les Musulmans, si l’on s’en tient à la torah et au coran, interprétés un peu à la moderne, en tout cas assez superficiellement, car, jamais un Cohen ou un Lévi ne fut l’égal d’un Juif ordinaire, pas plus qu’un Xoreich ou un Cherif, d’un meslem d’origine nègre ou malaise. En pratique, il y a des catégories fermées en haut, d’autres en bas, qui sont moins intransigeantes dans leurs fréquentations. 

Reprenons ces deux affirmations, d’une probabilité très solide, de manière à dissiper bien des nuages. 

Comme nous l’avons avancé dans notre petite étude du Voile d’Isis, il y a eu, et il y a dans les tribus de bohémiens, des étrangers, considérés comme de nature à honorer ou à enrichir le groupe, adoptés pour leurs talents remarquables d’artisans ou de bateleurs, ou par le mariage indissoluble (avec mélange du sang) avec une fille gitane ou tzigane. Il y a eu également une solidarité dans les persécutions, qui a permis l’établissement de liens d’amitié et de reconnaissance entre gens poursuivis, suspectés, comme les nouveaux chrétiens : gitanos, Maures ou Juifs convertis. 

La fusion par mariage ou par communauté de profession n’exclut pas les relations étroites entre proscrits. Souvent des gens de « races maudites », comme disait Francisque Michel, Bohémiens, Juifs et Maures, suspects aux anciens chrétiens, en Espagne ou même en Europe centrale, en raison de la probabilité de survivances, sous le christianisme apparent, de rites et de croyances étrangères, ou hérétiques, appartenaient au même groupe, ou à la même classe sociale économique, d’artisans ou de métallurgistes. 

Presque dans toute l’Europe les métiers n’étaient pratiqués que par la plèbe. Les nobles et les gens sélectionnés, descendants des conquérants, occupaient seuls les situations libérales et bien entendu les charges des cours. Seuls, les clercs, par leur instruction, pouvaient faire partie distinguée de la société. 

Or la plèbe, nous faisons abstraction des préjugés du racisme, était cependant composée surtout de descendants d’anciens vaincus, d’autre sang que les maîtres. Là jouaient le talent, l’intelligence pratique, et ces facteurs intellectuels permettaient les relations amicales et le mélange des origines. Entre sujets des maîtres le mépris de caste existait peu. Plus tard, certains purent se rapprocher des maîtres, devenir leurs satellites, s’élever au point de vue social. 

Pendant très longtemps, pendant tout le Moyen Age et presque jusqu’aux époques dites modernes, il en fut comme nous l’avons indiqué. 

Indépendamment d’une communauté de rang et de participation au même ostracisme de la part des grands, il y eut un resserrement de solidarité entre nouveaux chrétiens, ou nouveaux Musulmans, encore plus ou moins tenus à l’écart. 

Enfin qui nous dit qu’il n’y eut pas, parmi les Bohémiens, d’anciens plébéiens de l’Égypte, de religion mosaïque, comme plusieurs d’entre eux étaient passés par l’Islam en Égypte plus tard, et dans l’Europe orientale, avant d’arriver en Italie, en France et en Espagne, et de se christianiser en apparence ? 

Cela ne les disposait-il pas à nouer des amitiés, à s’entraider dans les périodes troublées de l’histoire de ces pays, sous les rois catholiques ? Marranes, mudejares et gitanos, nouveaux chrétiens, étaient également mal vus et devaient s’épauler, se solidariser plus qu’aujourd’hui. Cela explique le type turc de tziganes orientaux, le type sémitique de gitanos espagnols, en petit nombre peut-être, mais à remarquer cependant. 

On a noté que des cagots des Pyrénées voisinent avec les agglomérations de Bohémiens, dans le pays basque notamment, Il y en a de fondus dans les populations pyrénéennes, que seuls les ethnologues reconnaissent, et d’autres encore tenus pour tels qui accompagnent les migrations de Bohémiens, inférieurs à eux physiquement et économiquement, devenus serviteurs de moins misérables qu’eux. 

Or, Sansot, Rosapuly et nous-même, croyons avoir démontré que les cagots ne sont pas des descendants de lépreux, mais des serfs ou des hommes libres d’origine juive ou moresque d’Espagne, convertis au catholicisme, spécialisés dans certains métiers : charpentiers, forgerons, couvreurs, tailleurs de pierre, et attirés en Navarre française par les seigneurs, manquant d’artisans habiles dans leurs vallées et dans leurs plaines. 

Les Compagnons anciens de certains rites, comme celui du Devoir étranger de liberté, acceptaient des hommes de toute race et de toute religion. On circoncit encore en 5 temps et en 5 points au grade supérieur d’un « Devoir ». Cela fait présumer des intrusions d’éléments juifs ou arabes. Il y eut parmi eux dans les équipes qui travaillèrent aux cathédrales, en Espagne et dans le midi de la France, des Bohémiens, des Juifs et des Moresques, dits mudejares, artisans. 

Nous avons montré, dans diverses études de la Revue d’Ethnographie, qu’on retrouve les traces de leur technique dans la décoration de beaucoup de nos églises. 

Des Juifs et des Maures, christianisés au fond ou à la surface, peu nous importe en ce moment, il était naturel que l’on fît appel à leur maîtrise. C’étaient les ouvriers les plus habiles de l’Espagne. 

Quant aux Bohémiens cela paraît plus étrange à première vue. Mais leur condition en Espagne et dans les Pyrénées n’est pas comparable à celle des tziganes étudiés par Praspati en Hongrie et en Roumanie. Quoique dans les villes beaucoup de tziganes soient sédentaires, envoient leurs fils au lycée, au Conservatoire, ou à ce qui en tient lieu à Vienne, à Budapest, il y a encore vers les Carpates d’assez nombreuses tribus nomades, vivant dans des chariots ou sous des tentes. Au contraire, dans la péninsule ibérique, les gitanos vivent fixés depuis longtemps, hors des villes, mais dans les faubourgs, troglodytes à l’Albaïcin de Grenade, citadins ordinaires à Triana ou à la Macarena de Séville, etc. S’ils sont souvent toreros, danseurs, musiciens, si leurs femmes vendent des dentelles ou dansent, il y en a beaucoup qui pratiquent des métiers : tisserands, cordiers, forgerons et les gitanas travaillent dans les fabriques de tabac. Les contacts entre gens de métiers, de basse classe sociale furent donc plus aisés qu’on ne croit. On connaît le cas des Bohémiens, dits cascarols, de Ciboure, Saint-Jean-de-Luz, fixés, pêcheurs et marchands de poisson. En Turquie les Tchinghianees néo-musulmans fraternisent avec les armuriers turcs et les dinandiers, parce que la trempe de l’acier et la chaudronnerie sont des spécialités tziganes. Dans les anciennes provinces turques de Bosnie-Herzégovine, en Albanie, aujourd’hui dans une grande partie de la Yougoslavie, les tziganes sont bijoutiers, damasquineurs, armuriers, chaudronniers, ce qui les rapproche des non-bohémiens, Turcs ou Slaves du sud des mêmes métiers. Cela explique des communautés probables de rites, signes de reconnaissance compagnonniques, ou de même genre. Bohémiens et Compagnons sont très secrets, nous ne pouvons que supposer ces accointances. 

En France, les Compagnons venus du Proche Orient ont « roulé » sur les routes de Provence, y ont rencontré les caraques ou gitans, ceux qui vont en mai aux Saintes-Maries, mais fréquentent aussi la Sainte-Baume, premier refuge et lieu sacré des Compagnons les plus anciens de France. 

Affinités, amitiés, entraide, entre errants complets ou demi-errants, sont évidents. Si les Juifs ont parfois rencontré les gitanos ou les tziganes, sur les marchés d’Espagne du temps des Maures, ou en des pays balkaniques, plus ou moins nomades eux aussi, peu attachés à la terre qu’ils ne possédaient point, qu’on leur défendait d’acheter, jusqu’aux temps modernes, ils ont passé aux Bohémiens quelques-unes de leurs coutumes, celles qui étaient les plus rapprochées des usages bohémiens, certaines légendes bibliques qui servirent de noyau à des histoires plus vagues reçues par les gitans. 

D’ailleurs, premiers Compagnons, Bohémiens, Juifs, Maures, sans être tous des hommes de couleur, furent en Europe des exotiques, des étrangers, des « passants », beaucoup plus rapprochés les uns des autres que chacun ne l’était des maîtres germains, gallo-romains, slaves, et de leurs sujets plus ou moins autochtones, cultivateurs ou éleveurs, habitants stables des campagnes. 

Desmolins a prouvé que la route crée le type social, dans un livre célèbre. Nous pensons que l’impureté ou l’infériorité des races, aux yeux des maîtres, ne suffit pas à justifier les rapprochements, pas plus que les similitudes de métiers. L’erraticité, la route ont beaucoup fait. On connaît leur rôle dans la transmission des contes populaires, des chansons, des légendes, etc. Desmolins songeait au rôle de la route comme trait d’union entre populations. Ici, nous forçons le sens de son livre, attirant l’attention sur le fait que les trois genres d’hommes examinés : Bohémiens, Juifs ou Maures et Compagnons, sont plus ou moins nomades, considérant la route comme conditionnant par ses directions les échanges de marchandises et d’idées, mais aussi le caractère de ceux qui la parcourent. 

Bien entendu, ne suffit-il pas d’affirmer des rapprochements et convient-il d’apporter des commencements de preuves. Si nous prenons les rites mortuaires, ceux qui sont les plus aisés à observer, nous constatons que les Bohémiens comme les Juifs et les Arabes lavent le cadavre ; ils prononcent des prières ou des litanies hurlées plutôt que chantées et pratiquent des rites ambulatoires autour du corps. Et les Compagnons, venus de Syrie et de Palestine, en France, en un premier groupe oriental, ont transmis aux initiés non orientaux des époques plus récentes ces rites mortuaires. La circoncision compagnonnique est typique aussi. 

Des secrets de métiers, de la trempe des armes, de l’incrustation des métaux où damasquinage, se sont communiqués par initiation solennelle et secrète, car souvenons-nous que le travail créateur est ésotérique et hiératique, parfois dégénéré en une sorte de magie, chez bien des peuples qui n’ont point perdu leurs traditions. 

N’allongeons pas inutilement cette brève étude aussi ethnographique qu’ésotérique, et venons-en à son utilité. Il convient d’observer de plus près les affinités de classe sociale, de conditions anciennes de travail, de séjour dans les mêmes pays, de « roulage » sur les routes, pour établir, si ce n’est l’accord inhérent à des relations anciennes plus fréquentes et étroites qu’aujourd’hui, entre Bohémiens, Juifs, Maures et Compagnons (nous l’avons déjà saisi en gros), mais les nuances, le dosage des infiltrations ou des emprunts, selon les races ou les influences religieuses ancestrales demeurées à titre de préjugés. 

Cela est difficile, ce n’est pas impossible. 

Nous ne pouvons ici doubler la tâche de l’ethnographe ou du folkloriste, mais ces savants auraient souvent avantage à lire nos travaux, qui discriminent les questions, opèrent des séparations dans les facteurs enchevêtrés, suggèrent des solutions conformes à la Tradition. 

J–H. PROBST-BIRABEN. Études Traditionnelles. Le voile d’Isis. Mars 1936.