L’architecture sacrée.

I. Ars cum scientia. 

L’architecture religieuse du moyen âge, cinq fois séculaire et de primauté européenne, offre l’aspect le plus frappant de la tradition occidentale. Sans doute l’Égypte, la Chine, l’Inde ou la Grèce ont possédé, elles aussi, comme toute civilisation traditionnelle, une architecture sacrée. Dans ces pays, la fondation des temples, leur dessin et leur orientation procédaient de règles liturgiques et de rites précis. Mais la chrétienté nous touche davantage. Nous vivons encore dans son ombre. Son étude nous est plus facile. Examinons donc comment les abbatiales romanes et les cathédrales gothiques révèlent dans leur géométrie un ésotérisme universel. 

Des recherches récentes conduites par des archéologues et surtout des architectes, ont pénétré assez avant dans les secrets corporatifs des constructeurs médiévaux. Les solutions proposées jusqu’ici ressemblent à des variations sur un thème à chercher, auteur duquel elles gravitent. En s’attachant aux seules concordances, il ressort de ces enquêtes que tout se passe comme si les maîtres d’œuvre avaient tracé le plan et l’élévation de leurs édifices à l’aide d’un cercle directeur de partition polygonale régulière, les surfaces étant délimitées par l’intersection des rayons du cercle avec des perpendiculaires ou des parallèles aux axes, menés par l’extrémité de ces rayons. 

La figure circonscrite devait être le plus souvent le pentagone pythagoricien ou son multiple le dodécagone. Le seul album de dessins ayant appartenu à un architecte du XIIIe siècle que nous ayons conservé, celui de Villard de Honnecourt, montre bien cette récurrence du pentagramme dans la conception géométrique des maîtres d’œuvre.

Le module des surfaces obtenues d’une façon si simple était presque toujours incommensurable, c’est-à-dire non exprimable arithmétiquement par des nombres finis, mais seulement déterminable géométriquement par un dessin exécuté sur le terrain même. Ce fait explique très bien la difficulté rencontrée pour mettre en lumière le système — ce qui exige des mesures d’une extrême précision — et d’autre part, l’apparent empirisme d’un résultat, basé cependant sur une construction rigoureuse et qui devait constituer l’essentiel des secrets de métier. 

L’existence de secrets professionnels ne fait pas l’ombre d’un doute, car c’est en partie pour les conserver et les transmettre que les corporations existaient, Les maçons du moyen âge étaient en effet groupés en corporations ou en guildes, comprenant trois degrés d’initiation, ceux d’apprenti, de compagnon et de maître. Ces groupes dérivaient des collèges d’artisans que Rome avait établis dans chacune des provinces conquises par ses armées en même temps que tout son système administratif. Le dernier règlement qui les concerne officiellement fut signé à Ravenne, au Ve siècle, par l’empereur Majorien. La première allusion qui soit faite, en occident neuf, à des compagnons ne remonte pas plus haut qu’au XIe siècle. Mais entre-temps, la filiation ininterrompue de l’architecture pendant le haut moyen âge, surtout à Rome et à Byzance, apporte la preuve mieux qu’écrite, construite, d’une continuité de tradition. 

D’ailleurs de Byzance à l’Irlande, les compagnons qui étaient essentiellement voyageurs, ont laissé sur la pierre, leur signature parlante sous forme de sceaux lapidaires. Un architecte autrichien qui a parcouru l’Europe afin de les relever en a recueilli environ neuf mille. De même que le compagnon ou le maître arrivant dans une ville étrangère devait se faire reconnaître de ses confrères en « plaçant » ou en « justifiant » son signe, M. Rziha a réussi à « placer » ses neuf mille sceaux sur quatre types différents de matrices. Cette signature était en somme l’image réduite d’un plan d’édifice construit sur son cercle directeur suivant cet « art de géométrie » (un des sept arts libéraux) enseigné dans les universités monastiques et à partir duquel toute une métaphysique avait été édifiée. En plaçant son sceau le compagnon ne « justifiait » pas seulement de son identité, mais de sa qualité et de ses connaissances. 

En 1398, l’un de ces voyageurs, l’architecte parisien Jean Vignot, appelé en consultation par le conseil de bâtisse du dôme de Milan, a répondu par avance aux futurs détracteurs de la science médiévale, en formulant son avis d’un mot « lapidaire » : Ars sine scientia, nihil, « sans la connaissance, le métier n’est rien ». Cette sentence est d’autant plus importante qu’il est impossible de lui attribuer un sens occasionnel, une conception empirique de l’art. Elle est par excellence la négation de tout empirisme. 

Il est même possible que Jean Vignot ait eu l’intention d’exprimer quelque chose de plus positif encore, l’affirmation d’une connaissance supérieure, l’alliance non encore rompue au XIVe siècle, entre la théologie, la mathématique et l’art, disciplines où l’esprit chrétien ne voyait que des applications particulières d’un même principe. 

Le pythagorisme alexandrin, l’arithmologie biblique avaient déjà formé cette alliance. Saint Augustin où s’alimenta la pensée scolastique avait pythagorisé dans le De Musica. Et cette tradition d’une hiérarchie musicale du monde avait été jalonnée, pendant le haut moyen âge, par les noms de Capella, de Boèce et de Cassiodore. 

« Un homme étranger aux mathématiques ne peut atteindre la véritable connaissance divine », écrivait Boèce. Cette certitude avait si bien pénétré l’esprit des clercs, qu’à l’autre bout des temps médiévaux, au XVe siècle, le cardinal de Cusa répétait : « la langue mathématique offre le symbolisme le moins inadéquat à l’intelligence des vérités divines ». 

Les bénédictins du XIe siècle furent les premiers à répandre cette haute vérité. Lorsque les moines de Cluny promurent leur abbatiale au rang de la plus grande église de la chrétienté, ils tinrent à ce que fut sculpté à l’endroit le plus sacré du sanctuaire, sur les chapiteaux mêmes du chœur, un abrégé du système du monde gouverné par les sept tons de la gamme grégorienne. Et certes à plus d’un de ces cluniciens, les musicales figures devaient rappeler naturellement la belle formule pythagoricienne énoncée deux siècles auparavant par leur saint fondateur, l’abbé Odon : « la beauté est un pressentiment du ciel ». 

La tradition judaïque et le symbolisme de la Bible avait préparé de longue date cette intégration des nombres divins dans la pensée scolastique. Le Dieu d’Israël ayant tout disposé dans le monde, en nous et hors de nous, avec mesure, nombre et poids (Sap. XI, 21), l’église de la nouvelle alliance se devait d’offrir un abrégé de la création et une image du ciel. Elle devait rappeler, en ses formes et en ses proportions, le Temple de Salomon qu’Ezéchiel avait vu mesurer en songe (Ez. XLIII) et en même temps la Jérusalem céleste, dont saint Jean nous a transmis les dimensions prototypes, mesurées avec une règle d’or par un ange-architecte {Ap. XXI, 15). 

Dans ces conditions on comprend que l’architecture religieuse qui fut pendant tout le moyen âge la directrice des autres arts ait pu devenir par sa géométrie le support d’une connaissance initiatique. Elle dut subir par ce fait l’autorité de la théologie et revêt encore le caractère d’un art liturgique. L’évêque seul est qualifié pour choisir l’emplacement d’une église nouvelle, pour approuver les plans, pour accomplir les rites solennels de fondation et de dédicace. A plus forte raison à travers l’architecture, les autres arts, peinture, sculpture, orfèvrerie, étaient alors régis par l’autorité cléricale. 

Le second concile de Nicée avait formulé au VIIIe siècle les règles de cette surveillance : « La composition des images religieuses, avait-il décidé, n’est pas laissé à l’inspiration des artistes : elle relève des principes posés par l’Église catholique et la tradition religieuse. L’art seul appartient au peintre ; l’ordonnance et la composition appartiennent aux Pères ». 

Il ne faudrait pas voir en ces principes une méconnaissance de la valeur suréminente de la beauté. Bien au contraire, Les hommes du moyen âge, qui la savaient d’essence divine, nourrissaient à son égard plus d’admiration vraie que nous. La splendeur de leurs créations le montre assez. Mais s’ils attribuaient aux formes l’importance qu’elles méritent, ils s’attachaient davantage à leurs multiples significations. En un mot l’art médiéval est plus symbolique encore que descriptif. 

2. Stat Crux

L’église chrétienne en dessinant sur le sol et dans le ciel une immense croix de pierre à trois dimensions, fixe pour le monde les coordonnées d’une géométrie céleste qui affirme son caractère universel. Empruntant son vocabulaire au catholicisme nous dirons que la croix symbolise l’incarnation et la rédemption, l’homme déchu et l’homme sauvé. Elle représente un fait historique et le dogme qui le commande. Elle offre l’image et la promesse du retour à cet état supérieur, central et originel de l’être, que l’ésotérisme musulman appelle « l’homme universel », expression que nous citons uniquement ici pour sa clarté particulière. 

La conception de « l’homme universel » affirme l’analogie de la manifestation tout entière avec l’individualité humaine, du « macrocosme » avec le « microcosme », analogie développée géométriquement par la croix dans les trois dimensions et les sept directions de l’espace. 

Cet épanouissement intégral peut être regardé comme s’effectuant d’abord horizontalement dans le plan de l’état humain, celui de l’« ampleur », dont les deux dimensions largeur et longueur correspondent, disent certains pères de l’Église, aux vertus de foi et de charité. Puis verticalement à travers la hiérarchie de tous les états de l’être, dans le sens de la hauteur, de « l’exaltation », qu’accompagne la vertu d’espérance.

Il ne faut pas croire que ces correspondances soient des fantaisies poétiques de docteurs isolés. Saint Ambroise rapporte respectivement les mêmes vertus théologales aux trois dimensions du temple de Salomon et saint Paul parle aussi (Ep. Eph. IL, 18) de « la largeur et de la longueur, de la hauteur et de la profondeur de l’amour de Jésus ». Dans le Titurel, le temple du Graal offre dans ses dimensions les mêmes correspondances. 

Ces déterminations virtuelles contenues dans la forme cruciale de l’église, se développent sur le sol même grâce à l’orientation obligatoire de son chevet, c’est-à-dire à son axement sur le point de l’horizon où se lève le soleil équinoxial.

Ce rite de construction, qui a aussi été appliqué aux tombes, est très ancien et remonte aux Constitutions apostoliques (IL, 57). C’est d’ailleurs un principe respecté par toute l’architecture antique et pas seulement occidentale, Dans la constitution chrétienne cette règle est appuyée par une tradition saisissante suivant laquelle la croix du Calvaire aurait été dressée face à l’occident, entre l’ancienne et la nouvelle loi, le Christ ayant Jérusalem derrière lui et Rome sous ses yeux. Sur certains diptyques d’ivoire représentant la Crucifixion, on peut en effet reconnaître une petite louve placée devant la croix, comme une image de la ville où devait s’établir le futur siège apostolique. 

L’église chrétienne représente donc dans son plan « l’homme universel », c’est-à-dire le Christ en croix, la tête au chevet oriental, les pieds au couchant, tel qu’il est mort au Golgotha. L’autel à l’entrée de la croisée du transept, là où l’évêque plante une croix au cours des rites de fondation, représente le cœur de Jésus. C’est le centre, le point sensible et sacré de l’église, dont Clément d’Alexandrie a donné un parfait commentaire. 

Il dit que « de Dieu « cœur de l’univers » partent des étendues indéfinies qui se dirigent l’une en haut, l’autre en bas, celle-ci à droite, celle-là à gauche, l’une en avant, l’autre en arrière. Dirigeant son regard vers ces six étendues comme vers un nombre toujours égal, il termine le monde ; il est le commencement et la fin ; en lui s’achèvent les six phases du temps et c’est de lui qu’elles reçoivent leur extension indéfinie. C’est là le secret du nombre 7 ». 

Il était nécessaire de connaître ce remarquable passage où revit le symbolisme des lettres du Sepher Ietsirah, pour comprendre dans sa grandeur le rite le plus mystérieux de la dédicace d’une église, celui de l’alphabet. 

Après être entré dans la basilique toute neuve et non encore initiée, l’évêque s’avance dans la nef et s’arrête devant une immense croix de saint André dessinée avec de la cendre sur le sol. Alors du bout de sa crosse, il trace sur une branche de la croix toutes les lettres de l’alphabet grec, sur l’autre toutes les lettres de l’alphabet latin, invoquant ainsi la domination de l’église sur l’espace et le temps, de l’alpha à l’oméga, du commencement à la fin. Le représentant du pontife suprême affirme par là sa prise de possession sur la nouvelle barque de Pierre, sur la jeune arche de Noé destinée à voguer sur les flots du monde, image de la vie, qui, disait un anonyme du XIIIe siècle, n’est que l’ombre projetée sur la terre par la croix de Jésus. 

3. Potestas clavium. 

Les six directions de l’espace manifestent donc, en poursuivant le symbolisme de Clément d’Alexandrie, la présence éternellement simultanée des six jours de la création, le septième étant le jour du repos, du retour au centre et au principe. Les sculpteurs du XIIe et du XIIIe siècles, guidés par les théologiens, ont explicité ce symbolisme grandiose aux portails des cathédrales, avec un luxe de répétitions, un parallélisme de figures, une clarté littérale et insistante, bien faite pour être comprises de la foule, cette « sainte plèbe de Dieu ». 

En remontant de la base au tympan, la façade expose d’abord le cycle de l’année solaire, suivant les signes du zodiaque, image réduite des cycles cosmiques et abrégé de la manifestation universelle. 

Au-dessus et au niveau du regard, se répondent, de chaque côté des piédroits, le passé et le présent de l’histoire, les prophètes et les rois de l’ancienne loi, les apôtres et les pères de la nouvelle alliance, dont la loi vivante est représentée au trumeau par le Rédempteur debout et enseignant. En haut, règne l’avenir et la consommation des temps, clos par le Juge qui range à sa droite les élus et à sa gauche les damnés. 

Depuis le vestibule jusqu’au sanctuaire, l’église reproduit dans son plan, et fait parcourir au catéchumène, la voie même de la rédemption. Le portail ou le porche remplace le vieux narthex, le pronaos des anciens, jadis grand comme une petite église, antichambre céleste, vide de toute présence réelle. Puis la nef où retentit la parole du livre s’ouvre à la communion des baptisés, à l’adoration des fidèles assemblés. Enfin le sanctuaire, vers qui toutes les faces se tournent, demeure interdit, réservé à l’invisible présence. 

On pourrait multiplier les correspondances à tous les niveaux de la connaissance et de l’histoire, on retrouverait sans cesse, parcouru dans un sens ou dans l’autre, le cycle de cette encyclopédie permanente et dogmatique que constitue l’ensemble d’une cathédrale. 

Ce n’est pas sans raison que le futur chrétien rencontre au seuil du temple ce déploiement de figures parlantes. Aux premiers siècles de la chrétienté les catéchumènes ne pouvaient entrer dans l’église sans avoir reçu un enseignement et un baptême. Le premier des sacrements était administré dans un petit baptistère séparé de la grande église qui ne s’ouvrait qu’aux hommes purifiés par les eaux d’une vie nouvelle. Le baptême était alors conféré en masse, une fois l’an, à Pâques ou à la Pentecôte. Aujourd’hui, les fonts se trouvent placés dans une chapelle du vestibule ou à l’entrée de la nef et leur forme octogonale obéit encore au symbolisme du nombre 8, figure de tout renouveau. 

C’est seulement après cette lustration que le chrétien pouvait passer le seuil de l’église, gardé par les statues des saints du diocèse. Démarche simple, mais redoutable, parce qu’elle fait franchir une limite et pénétrer dans le domaine consacré. « Toi qui entres, dit une inscription de l’église de Mozat, tournes-toi vers le ciel ». 

Dans toutes les civilisations traditionnelles, le geste du premier passage est entouré de rites importants. Songez aux portiques hindous et chinois, aux arcs de triomphe romains, À toutes ces variations majestueuses ou exquises sur le thème de la porte, à ces statues de dieux gardiens du seuil, qui délimitent les deux mondes profane et sacré. 

Dans l’antiquité, c’était le dieu Janus, à double visage — dont notre mois de janvier a conservé le nom — qui sanctifiait les premiers passages et les initiations (ou entrées) du seuil ou de l’année, des métiers ou des mystères. 

Janus ouvre encore la porte de l’année nouvelle sur la façade de nos cathédrales, associé qu’il est au signe du Capricorne. Ce n’est d’ailleurs pas une simple coïncidence linguistique qui fait fêter, à cette date, l’apôtre Jean qui, dans son évangile, a mis ces mots dans la bouche du Christ : « Je suis la porte ; celui qui entre par moi sera sauvé (Jean, X, 9) ». 

Le cycle des fêtes chrétiennes les plus anciennement populaires et les plus solennelles, Noël, Pâques, la Saint-Jean d’été, la Saint-Michel d’automne se situent aux équinoxes et aux solstices et sont en correspondance directe, non seulement avec le zodiaque, mais avec la grande scène du Jugement dernier. 

Au centre, siège le Christ, le verbe éternel, l’ancien des jours, le père des âges et des cycles. Il montre ses plaies reçues pendant la Passion de la semaine sainte. Devant lui et un peu plus bas, se dresse son exécuteur l’archange saint Michel qui pèse les âmes dans les plateaux de sa justice. Les signes du zodiaque correspondant à ces deux épisodes sont le Bélier (ou l’agneau) et la Balance qui forment comme le fléau égal des nuits et des jours sur lequel oscille l’année solaire et le rythme de la liturgie. Les plaies du Christ évoquent en effet le sacrifice de l’agneau pascal, la mort du Dieu et en même temps que sa Conception et sa Résurrection. Dans la montée du zodiaque, c’est le passage de la zone obscure à la zone lumineuse, Saint Michel, archange psychopompe, conducteur des âmes comme Hermès, évoque au contraire la mort des hommes et, au milieu de la descente du zodiaque, le passage de la lumière aux ténèbres. 

Il est aussi curieux de remarquer que la scène du Jugement, telle qu’elle est représentée généralement sur les tympans du XIIIe siècle, illustre un passage de saint Mathieu, dont la fête tombe à l’équinoxe d’automne, quelques jours avant celle de saint Michel. 

A gauche du Christ, se presse la foule des damnés conduits par Satan, prince de ce monde, S. Mathieu les avait mis en parallèle avec les cinq vierges folles, symbolisant les cinq sens qui attachent l’homme à la terre. Ici éclate le pouvoir du Christ, comme Roi et comme Juge, dans cet épisode qui correspond à la Saint-Jean d’été et au signe et Cancer, On donne à ce solstice le nom de Porte des Hommes parce qu’il s’ouvre sur la moitié descendante du zodiaque et qu’il conduit aux Enfers, symbole des états inférieurs de l’être. 

A la droite du Juge, précédés des cinq vierges sages qui personnifient les cinq degrés de contemplation, s’avancent les bienheureux accompagnés par saint Pierre, à qui Jésus a dit : « Je te donnerai les clefs du royaume céleste » (Mat. XVI, 19). Ces clefs, dont la tradition est représentée à la porte sud de la cathédrale de Poitiers, sont bien entendu purement spirituelles ; elles figurent la science du discernement des esprits, le pouvoir de juger, de lier ou d’absoudre les consciences. Mais elles symbolisent surtout l’exorbitante, surhumaine et inouïe puissance, dont le successeur de Pierre a été gratifié, d’ouvrir les portes de la Jérusalem céleste et de fermer le cycle. 

Ici se manifeste la gloire du Christ et sa miséricorde en concordance avec la fête de saint Jean l’évangéliste, au solstice d’hiver, porte des Dieux, qui s’ouvre sur la moitié ascendante du zodiaque, et sur la béatitude des Élus. 

Cette esquisse peut faire saisir de quelle façon, du haut en bas du portail, la scène du Jugement dernier commande, par sa finalité redoutable, aussi bien l’histoire universelle et le rythme de la nature que l’humble vie d’un chrétien. Tous les cycles secondaires qui se répercutent dans le temps et dans l’espace, viennent se concentrer dans sa quinte-essence du sacrifice de l’agneau, dans les phases violemment ramassées de la liturgie, sur lesquels l’architecture n’a eu qu’à se modeler pour lui offrir le magnifique asile de sa robe de pierre. 

Elie LEBASQUAIS. Études Traditionnelles. Le voile d’Isis. Janvier 1936.