L’eugénisme et la naissance de la philosophie. Phénoménologie de la vie politique pré-philosophique. (4)

            

Dans cette série d’articles, je vous propose ma traduction en français du livre « Selective Breeding and the Birth of Philosophy », de Costin Alamariu.

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c ) La société primitive comme « démocratie fondamentale » ; le caractère impuissant de la royauté primitive, la réduction de toutes les formes de régime primitif à une « démocratie totalitaire ».

Dans l’œuvre de Rousseau, nous trouvons une discussion simple mais excellente sur la religion primitive, qui est quelque peu parallèle à celle de Strauss, bien qu’elle comporte certaines élaborations et certains ajouts importants qui seront utiles :

« Au début, les hommes n’avaient d’autres rois que les dieux et d’autres gouvernements que la théocratie. Ils raisonnaient comme Caligula et, à cette époque, ils raisonnaient bien. Il faut beaucoup de temps pour que les sentiments changent au point que les hommes se décident à prendre leurs égaux pour maîtres, dans l’espoir d’en tirer profit ».

« Du seul fait que Dieu était placé au-dessus de chaque société politique, il s’ensuivait qu’il y avait autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers l’un à l’autre, et presque toujours ennemis, ne peuvent longtemps reconnaître le même maître : deux armées qui se battent ne peuvent obéir au même chef. Les divisions nationales ont donc conduit au polythéisme, et celui-ci a donné naissance à l’intolérance théologique et civile, qui, comme nous le verrons plus loin, sont par nature les mêmes… La fantaisie qu’avaient les Grecs de retrouver leurs dieux chez les barbares venait de ce qu’ils se considéraient comme les souverains naturels de ces peuples. Mais il n’y a rien de plus absurde que l’érudition qui, de nos jours, identifie et confond les dieux des différentes nations. Comme si Moloch, Saturne et Chronos pouvaient être le même dieu ! Comme si le Baal phénicien, le Zeus grec et le Jupiter latin pouvaient être les mêmes ! Comme s’il pouvait encore y avoir quelque chose de commun à des êtres imaginaires portant des noms différents ! ».

« Si l’on demande comment, à l’époque païenne, où chaque État avait son culte et ses dieux, il n’y a pas eu de guerres de religion, je réponds que c’est précisément parce que chaque État, ayant son propre culte comme son propre gouvernement, ne faisait pas de différence entre ses dieux et ses lois. La guerre politique était aussi théologique ; les provinces des dieux étaient, pour ainsi dire, fixées par les frontières des nations. Le dieu d’un peuple n’avait aucun droit sur un autre… Cette religion, codifiée dans un seul pays, lui donne ses dieux, ses patrons tutélaires ; elle a ses dogmes, ses rites, son culte extérieur prescrit par la loi ; en dehors de la seule nation qui la suit, le monde entier est à ses yeux infidèle, étranger et barbare ; les devoirs et les droits de l’homme ne s’étendent pour elle que jusqu’à ses propres autels. C’est de cette sorte qu’étaient toutes les religions des peuples primitifs, que l’on peut définir comme étant de droit civil ou de droit divin positif ».

Rousseau porte à peu près les mêmes jugements que Strauss, mais il élargit quelque peu la discussion, non seulement par des exemples frappants, mais aussi en soulignant l’extrême particularité de l’esprit pré-philosophique, qui a naturellement créé un tel fossé entre les différents peuples. Rousseau dit qu’au début il y avait quelque chose qui ressemblait à une théocratie parfaite où l’homme n’avait pas de roi et où les dieux – ou ce qu’il appelle « le droit divin positif » – régnaient en maîtres. Cela ressemble à l’affirmation de Strauss selon laquelle le Nomos ou la coutume avait initialement une autorité absolue, et que toute l’autorité provenait des ancêtres, sans aucune référence à la royauté ou au pouvoir des hommes. La différence entre Strauss et Rousseau vient cependant du fait que Rousseau fait référence à « la doctrine que les anciens rois avaient, qu’ils descendaient des dieux », une doctrine dont Rousseau pense manifestement qu’elle est arrivée plus tard que la théocratie originelle et parfaite (gouvernement par la loi divine), mais avant des innovations qui ont changé le monde comme la philosophie ou, plus tard, le christianisme.

À cet égard, le travail de James George Frazer dans « le Rameau d’Or » est très utile pour comprendre les étapes transitoires par lesquelles la théocratie primitive des lois se transforme en royauté. L’ouvrage de Frazer est en accord avec les points de vue présentés jusqu’à présent par Strauss, Rousseau, Hume et Burckhardt sur plusieurs points essentiels. Par exemple, Frazer considère que la religion primitive repose sur deux formes de magie qui, à y regarder de plus près, ne sont que des malentendus logiques concernant le fonctionnement de la nature. Pourtant, ces malentendus sont en un sens très « raisonnables » et contiennent les germes d’un raffinement ultérieur dans la science et la logique ; ce point de vue postule que la philosophie (ou la science) évolue à partir de et préserve certains éléments de l’esprit pré-philosophique – lui-même en un sens une tentative « raisonnable » bien qu’erronée de comprendre l’homme et la nature. Le récit de Frazer, cependant, est beaucoup plus complet que ce que nous avons considéré jusqu’à présent, et il accorde une attention toute particulière à la transition à laquelle Rousseau n’a fait qu’une allusion, à savoir la transition entre un régime « total » de lois et un régime dans lequel il existe au moins une forme de royauté « sacrale » ou cérémonielle. L’idée clé à établir ici est que, selon Frazer, ce premier régime de lois est en fait une sorte de « démocratie totalitaire ».

« Aucun être humain n’est autant lié aux coutumes et aux traditions que le sauvage démocratique ; dans aucun état de la société, le progrès n’est donc aussi lent et difficile. La vieille idée que le sauvage est le plus libre de l’humanité est le contraire de la vérité. Il est esclave, non pas d’un maître visible, mais du passé, des esprits de ses ancêtres morts, qui hantent ses pas de la naissance à la mort et le gouvernent avec une verge de fer. Ce qu’ils ont fait est le modèle du droit, la loi non écrite à laquelle il obéit aveuglément et sans poser de questions. Les talents supérieurs n’ont donc que très peu de possibilités d’améliorer les vieilles coutumes. L’homme le plus doué est tiré vers le bas par le plus faible et le plus ennuyeux, qui fixe nécessairement la norme, puisqu’il ne peut pas s’élever, alors que l’autre peut tomber. La surface d’une telle société présente un niveau uniforme et mort, dans la mesure où il est humainement possible de réduire les inégalités naturelles, les incommensurables différences réelles de capacité et de tempérament innés, à une fausse apparence superficielle d’égalité. De cet état de choses bas et stagnant, que les démagogues et les rêveurs des derniers temps ont loué comme l’état idéal, l’âge d’or de l’humanité, tout ce qui contribue à élever la société en ouvrant une carrière aux talents et en proportionnant les degrés d’autorité aux aptitudes naturelles des hommes, mérite d’être accueilli par tous ceux qui ont à cœur le bien réel de leurs semblables ».

La démocratie fondamentale du système primitif à laquelle Strauss et Rousseau se réfèrent en termes plutôt abstraits, ou plutôt la démocratie qu’ils évoquent, apparaît très clairement dans ce passage. Frazer n’est pas le seul à avoir fait de telles observations. On se souvient bien sûr de la remarque plutôt méprisante de Nietzsche selon laquelle la forme la plus ancienne d’organisation sociale, la forme la plus primitive, est la commune démocratique et socialiste. Frazer ajoute que le caractère de cette démocratie originelle est un despotisme plus absolu que ce que nous pouvons imaginer dans n’importe quel État moderne : « Car après tout, il y a plus de liberté dans le meilleur sens du terme – la liberté de penser nos propres pensées et de façonner nos propres destinées – sous le despotisme le plus absolu, la tyrannie la plus écrasante, que sous l’apparente liberté de la vie sauvage, où le sort de l’individu est jeté du berceau à la tombe dans le moule de fer de la coutume héréditaire ».

Face à cette sorte de démocratie fondamentale et originelle, Frazer tente d’expliquer comment le pouvoir et la royauté se sont développés pour la première fois. C’est le sorcier ou le magicien tribal capable d’utiliser la tromperie pour améliorer sa propre position qui représente la forme la plus ancienne du roi, ou en fait, ce qui semble ici être la même chose, de l’homme qui pouvait d’une certaine manière échapper au Nomos en le manipulant :

« Mais dans les sociétés sauvages, on trouve souvent en plus ce que l’on peut appeler la magie publique, c’est-à-dire la sorcellerie pratiquée au profit de la communauté tout entière. Là où des cérémonies de ce genre sont observées pour le bien commun, il est évident que le magicien cesse d’être un simple praticien privé et devient, dans une certaine mesure, un fonctionnaire public. Le développement d’une telle classe de fonctionnaires est d’une grande importance pour l’évolution politique et religieuse de la société. En effet, lorsque le bien-être de la tribu est censé dépendre de l’accomplissement de ces rites magiques, le magicien acquiert une grande influence et une bonne réputation, et peut facilement obtenir le rang et l’autorité d’un chef ou d’un roi. La profession attire donc dans ses rangs certains des hommes les plus compétents et les plus ambitieux de la tribu, car elle leur offre une perspective d’honneur, de richesse et de pouvoir telle qu’aucune autre carrière ne pourrait leur offrir. Les esprits les plus vifs perçoivent combien il est facile de duper leur frère plus faible et de jouer de sa superstition à leur propre avantage. Ce n’est pas que le sorcier soit toujours un fripon et un imposteur ; il est souvent sincèrement convaincu de posséder réellement les pouvoirs merveilleux que la crédulité de ses semblables lui attribue. Mais plus il est sagace, plus il a de chances de démasquer les faux-semblants qui s’imposent aux esprits plus ternes. C’est ainsi que les membres les plus habiles de la profession doivent tendre à être des trompeurs plus ou moins conscients ; et ce sont précisément ces hommes qui, en vertu de leur habileté supérieure, parviennent généralement au sommet et gagnent pour eux-mêmes les postes de la plus haute dignité et de la plus grande autorité ».

Frazer ajoute que ce sont précisément ces « contre-valeurs », pour ainsi dire, de la tromperie, de la friponnerie, de la volonté qui sont les plus nécessaires dans une situation où la tradition et la coutume pèsent lourdement sur l’esprit humain ; en effet, l’esprit lui-même n’est libéré que par une telle « immoralité » :

« Les pièges qui jalonnent le chemin du sorcier professionnel sont nombreux et, en règle générale, seul l’homme au sang-froid et à l’esprit le plus vif sera en mesure de s’y frayer un chemin en toute sécurité. Car il faut toujours se rappeler que chaque profession et chaque prétention du magicien en tant que tel est fausse ; aucune d’entre elles ne peut être maintenue sans tromperie, consciente ou inconsciente. En conséquence, le sorcier qui croit sincèrement à ses prétentions extravagantes court un bien plus grand danger et a beaucoup plus de chances d’être interrompu dans sa carrière que l’imposteur délibéré. Le sorcier honnête s’attend toujours à ce que ses charmes et ses incantations produisent leur effet supposé ; et lorsqu’ils échouent, non seulement réellement, comme c’est toujours le cas, mais ostensiblement et désastreusement, comme c’est souvent le cas, il est pris au dépourvu : il n’est pas, comme son collègue rusé, prêt à trouver une excuse plausible pour expliquer l’échec, et avant qu’il ne puisse en trouver une, il peut être frappé à la tête par ses employeurs déçus et en colère ».

Il s’agit de la manipulation des coutumes et des traditions par un seul homme dans le but de gouverner de manière énergique et intelligente. Cela nous amène au point principal du chapitre de Frazer, à savoir la nécessité du développement de la royauté (par opposition à la règle de droit divin) pour l’émergence de la « liberté dans le meilleur sens du terme », c’est-à-dire la liberté de penser ses propres pensées et la liberté de poursuivre une connaissance désintéressée. Ce ne sont là que les produits finaux d’un processus par lequel la tyrannie du nomos ancestral est renversée par un homme énergique et trompeur. La nécessité de la tromperie, de l’usurpation des conventions et enfin de la conquête des voisins sont autant de conditions préalables au développement de ce que Frazer appelle la civilisation et au développement de la science.

« Il en résulte qu’à ce stade de l’évolution sociale, le pouvoir suprême tend à tomber entre les mains des hommes à l’intelligence la plus vive et au caractère le moins scrupuleux…. Une fois que ces influences élévatrices [du magicien/de l’homme d’intelligence] ont commencé à opérer – et elles ne peuvent pas être supprimées pour toujours – le progrès de la civilisation devient relativement rapide. L’accession d’un homme au pouvoir suprême lui permet de réaliser en une seule vie des changements que plusieurs générations n’auraient pas suffi à effectuer auparavant… Même les caprices d’un tyran peuvent servir à briser la chaîne de la coutume qui pèse si lourdement sur le sauvage. Et dès que la tribu cesse d’être influencée par les conseils timides et divisés des anciens et se soumet à la direction d’un seul esprit fort et résolu, elle devient redoutable pour ses voisins et entame une carrière d’agrandissement qui, à un stade précoce de l’histoire, est souvent très favorable au progrès social, industriel et intellectuel. En étendant son emprise, en partie par la force des armes, en partie par la soumission volontaire de tribus plus faibles, la communauté acquiert bientôt des richesses et des esclaves, qui, en soulageant certaines classes de la lutte perpétuelle pour une simple subsistance, leur donnent l’occasion de se consacrer à la recherche désintéressée du savoir, qui est l’instrument le plus noble et le plus puissant pour améliorer le sort de l’homme ». 

Si nous passons outre l’élément rhétorique de cette présentation, avec lequel on peut être d’accord ou non, et si nous parvenons peut-être un instant à réfréner le désir de rejeter ce passage comme un exemple d’optimisme fin-de-siècle concernant le progrès de la civilisation, nous considérons alors le point principal de Frazer ici, qui est que le despote primitif, inséparable de la figure du magicien primitif, est peut-être l’un des seuls moyens de rompre avec la totalité absolue du Nomos et de la tradition sur tous les aspects de la vie et de la pensée : et que le rival de la règle de la coutume est l’intelligence du sorcier ou du roi, qui ne peut d’abord s’exprimer qu’à travers ses manipulations de la croyance populaire en la magie, la magie signifiant la manipulation des forces « naturelles » à des fins lucratives. Comment cette royauté primitive émerge-t-elle précisément et quel est son adversaire ?

L’adversaire de l’intelligence est la règle des anciens, l’institution par laquelle la règle de la coutume, la règle de l’ancestral, se concrétise. Pour Frazer au moins, il est clair que l’une des façons dont la royauté se développe est la manipulation par un individu intelligent de la « profession publique de la magie » : mais comment cela se produit-il exactement ? L’adversaire du magicien est en général la coutume et la tradition. Mais cet adversaire est rendu concret et en chair et en os par les anciens qui gouvernent réellement les sociétés primitives. Le conseil des anciens, ou ce que Frazer appelle l’oligarchie des anciens, est l’institution typique du pouvoir dans de nombreuses sociétés tribales et illustre concrètement ce que Strauss appelle l’autorité suprême qui découle de l’ancestral. Ailleurs, Frazer ajoute que : 

« Ces sauvages [en Australie centrale] ne sont gouvernés ni par des chefs ni par des rois. Dans la mesure où l’on peut dire que leurs tribus ont une constitution politique, il s’agit d’une démocratie ou plutôt d’une oligarchie d’hommes âgés et influents, qui se réunissent en conseil et décident de toutes les mesures importantes, à l’exclusion pratique des hommes plus jeunes. Leur assemblée délibérante correspond au sénat des temps postérieurs : si nous devions inventer un mot pour désigner un tel gouvernement d’anciens, nous pourrions l’appeler gérontocratie… ».

En revanche, dans d’autres parties du monde, les magiciens et les guérisseurs parviennent à rompre relativement complètement avec la règle des anciens et l’ensemble de la coutume ; il vaut la peine d’examiner la richesse des exemples colorés que Frazer apporte à l’appui de son affirmation sur la façon dont le Nomos est précisément surmonté par le manipulateur rusé de la magie et de la superstition :

« En fait, il semble que les magiciens soient souvent devenus des chefs et des rois… Selon un récit indigène, l’origine du pouvoir des chefs mélanésiens réside entièrement dans la croyance qu’ils communiquent avec de puissants fantômes et qu’ils exercent ce pouvoir surnaturel qui leur permet d’exercer l’influence de ces fantômes… Toujours plus haut dans l’échelle des cultures, nous arrivons en Afrique, où la chefferie et la royauté sont pleinement développées ; et là, les preuves de l’évolution du chef à partir du magicien, et surtout du faiseur de pluie, sont relativement abondantes. Ainsi, chez les Wambugwe, peuple bantou de l’Afrique orientale, la forme originelle du gouvernement était une république familiale, mais l’énorme pouvoir des sorciers, transmis par héritage, les éleva bientôt au rang de petits seigneurs ou de chefs. Sur les trois chefs vivant dans le pays en 1894, deux étaient très redoutés en tant que magiciens… De même, parmi les tribus du Haut-Nil, les hommes-médecine sont généralement les chefs. Leur autorité repose avant tout sur leur supposé pouvoir de faire pleuvoir… En Afrique occidentale, orientale et centrale, nous rencontrons la même union entre les fonctions de chef et les fonctions magiques. Ainsi, dans la tribu Fan, la distinction stricte entre chef et guérisseur n’existe pas. Le chef est à la fois médecin et forgeron, car les Fans considèrent que le métier de forgeron est sacré et que seuls les chefs peuvent s’en mêler… Dans toute la région malaise, le rajah ou roi est communément considéré avec une vénération superstitieuse comme le détenteur de pouvoirs surnaturels, et il y a des raisons de penser que lui aussi, comme apparemment tant de chefs africains, s’est développé à partir d’un simple magicien… Les Dyaks du Sarawak croyaient que leur célèbre souverain anglais, le Rajah Brooke, était doté d’une certaine vertu magique qui, si elle était correctement appliquée, pouvait rendre les rizières abondantes. Ainsi, lorsqu’il rendait visite à une tribu, celle-ci lui apportait les graines qu’elle avait l’intention de semer l’année suivante, et il les fertilisait en secouant dessus les colliers des femmes… ».

Dans tous ces cas, la manipulation des forces naturelles, en particulier la croyance que le chef peut contrôler les forces vitales de régénération et de renaissance, qui ont bien sûr à voir avec les récoltes et l’état du bétail, commence lentement à l’emporter sur la règle absolue de la coutume ou du nomos. Dans une analogie humoristique ou une préfiguration du pouvoir du philosophe – une analogie humoristique qu’il ne faut surtout pas pousser trop loin – le sorcier prend le pouvoir sur la tribu et parvient à échapper aux chaînes de la convention en convainquant ses semblables qu’il comprend et peut contrôler « les choses qui sont dans le ciel et sous la terre ».

Lentement, cependant, le magicien-chef ou roi commence à assumer une fonction plus sûre, que nous pouvons reconnaître historiquement dans les grands despotismes orientaux : lentement, donc, le concept de royauté divine commence à se former, ou l’idée que le roi est un dieu incarné, dont Rousseau a déjà fait mention. Frazer l’explique de la manière suivante :

« Mais la grande révolution sociale qui commence par la démocratie et se termine par le despotisme s’accompagne d’une révolution intellectuelle qui affecte à la fois la conception et les fonctions de la royauté… le magicien cède la place au prêtre… on imagine souvent que les hommes peuvent eux-mêmes atteindre la divinité, non seulement après leur mort, mais de leur vivant, par la possession temporaire ou permanente de leur nature entière par un esprit grand et puissant. Aucune classe de la communauté n’a bénéficié autant que les rois de cette croyance en l’incarnation possible d’un dieu sous une forme humaine ».

Ce dernier passage nous montre que la fonction religieuse du roi ou l’unité des fonctions sacerdotales et royales, que l’on pourrait supposer venir des tout premiers stades de la superstition, sont en fait des développements relativement « tardifs » de sociétés relativement civilisées et complexes. Plusieurs étapes de développement sont nécessaires entre la primitive « règle de droit divin » ou « l’autorité absolue de l’ancêtre », pour reprendre les termes de Rousseau et de Strauss respectivement, et l’institution plus tardive de la double règle du prêtre et du roi.

D’autre part, la royauté primitive, bien qu’elle puisse souvent être qualifiée de despotisme, est elle-même « liée » à la coutume de manière souvent sévère. Le pouvoir du roi primitif n’est pas si grand et se réduit souvent à une fonction purement cérémonielle, voire sacrificielle. Dans ce cas, le Nomos reste tout puissant et le conseil des anciens, gardiens du droit ancestral, maintien ou réaffirme un contrôle absolu sur la communauté : le roi se réduit à une figure sacrificielle, sacrifiée pour la préservation de la tribu. En effet, l’objectif du livre de Frazer est d’expliquer un rituel romain primitif au cours duquel un « roi des bois », dépourvu de tout pouvoir civil, est « sacrifié ». Bien qu’il s’agisse d’un exemple extrême, il faut souligner que la royauté traditionnelle, qu’elle soit de forme divine (où le roi est un dieu vivant) ou de forme sacrale (où le roi gouverne par la grâce et la sanction d’un dieu) n’est en aucun cas une règle absolue, et que le roi peut être lourdement chargé de devoirs extrêmes découlant de la coutume héritée – le « roi des bois » sacrificiel de Frazer ou les rois sacrificiels « boucs émissaires » d’Afrique de l’Ouest étant des cas particulièrement révélateurs. Voici quelques exemples particulièrement frappants de ce en quoi consiste réellement la « royauté » primitive :

« Le roi de Calicut, sur la côte de Malabar, porte le titre de Samorin ou Samory. Il « prétend être d’un rang plus élevé que les brahmanes et n’être inférieur qu’aux dieux invisibles ; prétention reconnue par ses sujets, mais tenue pour absurde et abominable par les brahmanes, qui ne le traitent que comme un sudra ». Autrefois, le Samorin devait se couper la gorge en public à la fin d’un règne de douze ans… Il y a des raisons de croire que le règne de nombreux rois de la Grèce antique était limité à huit ans, ou du moins qu’à la fin de chaque période de huit ans, une nouvelle consécration, une nouvelle effusion de la grâce divine, était considérée comme nécessaire pour leur permettre de s’acquitter de leurs obligations civiles et religieuses. Ainsi, la constitution spartiate prévoyait que, tous les huit ans, les éphores devaient choisir une nuit claire et sans lune et s’asseoir pour observer le ciel en silence. Si, au cours de leur veille, ils voyaient un météore ou une étoile filante, ils en déduisaient que le roi avait péché contre la divinité et ils le suspendaient de ses fonctions jusqu’à ce que l’oracle de Delphes ou l’oracle olympique le rétablisse dans ses fonctions. Cette coutume, qui a tout l’air d’une grande antiquité, n’est pas restée lettre morte même pendant la dernière période de la monarchie spartiate ; en effet, au troisième siècle avant notre ère, un roi qui s’était rendu odieux au parti réformateur a été déposé sur la base de diverses accusations forgées de toutes pièces, parmi lesquelles l’allégation selon laquelle le signe de mauvais augure avait été vu dans le ciel occupait une place prépondérante… Qu’un roi ait été régulièrement mis à mort au terme d’une année de règne ne paraîtra guère invraisemblable si l’on apprend qu’il existe encore aujourd’hui un royaume dans lequel le règne et la vie du souverain se limitent à une seule journée. A Ngoio, province de l’ancien royaume du Congo, la règle veut que le chef qui prend le chapeau de souverain soit toujours tué dans la nuit qui suit son couronnement. Le droit de succession appartient au chef des Musurongo, mais il ne faut pas s’étonner qu’il ne l’exerce pas et que le trône reste vacant. « Personne n’aime perdre sa vie pour quelques heures de gloire sur le trône de Ngoio » ». 

Dans le passage ci-dessus, le rôle des brahmanes en tant que prêtres héréditaires pourrait être considéré comme à peu près analogue à celui du « conseil des anciens » primitif dans les sociétés pré-philosophiques ; il en va de même pour l’organe dirigeant qui pouvait déposer un roi spartiate au bout de huit ans. Il faut donc en conclure que la société primitive est une sorte de démocratie totalitaire, que la règle de la coutume est absolue et s’applique à tous, et que la « royauté » est à l’origine plutôt une fonction cérémonielle ou sacrificielle. On pourrait presque observer une règle générale selon laquelle plus la fonction royale s’éloigne des oripeaux cultuels et religieux, plus le pouvoir réel est important et vice versa. Pour prendre un autre exemple, bien que la chefferie et la royauté soient « bien développées » en Afrique de l’Ouest, et que le chef exerce certainement son pouvoir par les voies indiquées par Frazer, il est en pratique non seulement paralysé par des devoirs infinis et des coutumes héritées, mais on pourrait soutenir que tout le pouvoir effectif est en fait entre les mains de sociétés secrètes communales, souvent avec des fondements cultuels. Ainsi, bien que le récit de Frazer soit très utile pour expliquer comment, dans de nombreux cas, la notion de règle commence à se distinguer de la « démocratie » fondamentale ou primitive, il ne faut pas s’imaginer qu’il y a dans tous les cas un développement linéaire vers la royauté divine de style égyptien ou la royauté sacrale de style babylonien. Dans tous les cas, même en incluant ces derniers qui forment nos archétypes de despotisme oriental absolutiste, la royauté traditionnelle reste fortement liée à la coutume ; à tel point que dans certains endroits, la royauté dégénère en une fonction cultuelle, voire rituellement sacrificielle.

La philosophie, comme le note Strauss, ne peut naître qu’une fois que le concept de nature apparaît. Mais il semble que le concept de nature lui-même ne puisse apparaître qu’après l’existence des institutions plutôt tardives de la royauté sacrale et divine, et même après que plusieurs autres conditions soient remplies ; et que, en effet, la nature – la « source » à la fois de la philosophie et de la tyrannie, comme le soutient cette thèse – apparaisse réellement non pas comme un concept rationnel, ou par analogie rationnelle à des abstractions, mais plutôt comme une manifestation ou, pourrait-on aller jusqu’à dire, comme une révélation. Son apparition, il faut le souligner, est tardive, rare, et ne suit que l’émergence d’un certain type de royauté primitive et même d’un certain type d’aristocratie qui, contrairement au roi sacral primitif, parvient à s’affranchir entièrement du « règne de l’ancestral » absolu. Dans la section suivante, nous examinerons cette question dans le contexte du développement de l’aristocratie grecque.