Pourquoi les boomers ne sont pas des vieux comme les autres ?

Les querelles de génération sont intemporelles, on les retrouve déjà dans les pièces grecques d’Aristophane (les Nuées) et on les retrouve encore dans Max Scheler (L’homme du ressentiment). De tout temps il y a eu des rancœurs et des animosités. Des jeunes envers les vieux, au prétexte qu’ils étaient dépassés. Des vieux envers les jeunes, au prétexte qu’ils étaient turbulents ou trop fougueux. 

Bref, il n’est pas ici question de recycler les sempiternels poncifs « c’était mieux de mon temps » ou « les vieux n’y connaissent rien à la technologie ».  Au contraire, prenez ce texte comme un plaidoyer dont l’objet central est d’expliquer pourquoi les boomers ne sont pas « les mêmes vieux que les autres ». Pourquoi on parle des boomers et pas des vieux, d’ailleurs. 

Le boomer est né dans les années 50, il était ado ou adulte en 68, il a parfois même arraché des pavés pour les jeter sur les reliques policières du gaullisme. Le plus souvent il a passé les dix années suivantes dans une insouciance hippie tranquille, un monde de sexe facile, de relative aisance financière, de bonne bouffe (ambiance Les Valseuses) et de déco moche (ambiance formica). Il a vu passer les chocs pétroliers, qui lui ont semblé terribles mais font pâle figure par rapport à la crise de 2008. Bref, tout allait bien, il ne suffisait que de suivre le chemin, de se laisser guider par la vie, de mettre ses sous sur un livret A (il rapportait encore quelque chose à l’époque) et d’attendre d’acheter au bon moment son petit chez-soi. Le boomer a pris sa retraite à 60 ans (quand ce n’est pas avant à la faveur d’un régime spécial) et il profite depuis la fin des années 2000 d’un train de vie confortable et d’une rente bien réelle.

Sans surprise le boomer est complètement déconnecté des générations Y ou Z. Pour le boomer le travail va de soi, il suffit de demander, voire de « traverser la rue ». L’immobilier ? Un jeu d’enfant, il a acheté son premier logement à 30 ans et ne réalise pas qu’il est pratiquement impossible pour un jeune en région parisienne de se loger à moins de 10 ans de salaire net. Pas d’économies, de salaire… Oh et au pire ce sera un prêt. La finance, c’est pareil, facile, on met des sous à la bourse, ça monte tout le temps. La fin de la convertibilité en or a 50 ans, la prudence monétaire est morte à peu près à la même époque. 

Le boomer en réalité n’est pas dépassé technologiquement ou par les mœurs du temps. Il n’est de ce point de vue pas comparable aux personnes âgées d’une autre époque. En réalité il est dépassé par le réalisme de l’existence. Il ne peut pas envisager que le monde au dehors soit dur, brutal, violent. Il ne s’est jamais battu pour rien (sauf pour jouir sans entrave), il n’a jamais été à la guerre, il était largement tiré d’affaire quand la société française s’enfonçait dans des crises économiques à répétition, il n’a jamais tellement été à l’étranger excepté pour y passer des vacances. Le boomer a toujours vécu dans un microcosme protégé et protecteur, avec pour seule fenêtre sur la réalité quelques actualités sur un écran de télévision.

Dans une situation normale, ce qui assoit la légitimité d’une génération et sa crédibilité aux yeux des suivantes c’est son expérience. Propos que tenait déjà Scheler lorsqu’il expliquait que dans un monde de progrès, l’expérience ancestrale devenait obsolète. Mais il n’y a pas que l’expérience technique, il y a aussi l’expérience de la vie. Si les Fables de La Fontaine ont encore un intérêt pour le moderne, c’est qu’elles sont intemporelles dans l’esprit. Il y aura toujours des jaloux (les grenouilles), des rancuniers (le renard et ses raisins trop verts), des gens qui se feront baratiner et rouler dans la farine (le corbeau et son fromage). Or cette sagesse intemporelle, ces conseils utiles, cette éducation à la vie et à ses réalités, les boomers ne les ont jamais transmis. Pour la bonne et simple raison qu’eux-mêmes n’ont jamais eu besoin d’en faire usage. 

Si le monde est envahi de « normies » (engeance des boomers), de crédules, de Pangloss, ce n’est pas qu’une affaire de désinformation médiatique ou de réseaux sociaux. Le mal vient de plus loin. Aucun de ces crédules n’a eu une éducation ne serait-ce que satisfaisante pour le préparer aux réalités du monde. On ne leurs a jamais dit que la télévision ne disait pas toujours vrai, que les banques n’étaient pas les amies de leurs clients, que les mauvais gouvernements n’étaient pas au service des gens, que le droit de vote pouvait ne servir à rien, que les entreprises étaient parfois prêtes à mentir et à trahir pour vendre, que les conflits d’intérêt existaient partout, que le monde en somme fonctionnait bien plus par des rapports de force que des pensées vertueuses et bienveillantes.

Les « normies », monstres créés par la génération des boomers, ont participé à un effondrement sans précédent de la conscience politique et même de la pensée en France. Ils sont de tous les interdits, de tous les tabous, de toutes les luttes contre les amalgames et les « -ismes ». Dans une perspective historique un peu longue, on se rend compte de l’écart qui sépare ceux qui étaient au front ou dans les tranchés de 14 et les « normies » modernes. Des martyrs féroces aux moutons bisounours. Mais même sur une échelle de temps plus courte, on se rend compte que tout a disparu, les textes engagés, les artistes révoltés, etc. 

La génération boomer dansait, adolescente, sur des musiques yéyé, elle a passé sa trentaine à fredonner « Partenaires particuliers » et elle finit par faire l’apologie du rap, histoire de « rester dans le coup ». Des paroles toujours aussi vides, insignifiantes, qui font passer Daniel Balavoine, Renaud ou Claude François pour des chanteurs « based ». Même la littérature a changé de camp. Perec publie en 1969 la Disparition, jeu de style et de forme, préfiguration fascinante de la disparition du « bon sens » des boomers et des « normies », de leur attrait démesuré pour des effets de style. Elle est loin l’urgence d’écrire, la force violente d’un Céline, le désespoir glacé d’un Soljenitsyne…

Si les boomers suscitent tant de défiance, et pour partie à juste titre, c’est surtout qu’ils n’ont rien transmis, ils sont passés à la source très tôt et ils ont tout bu. 

La masculinité ? Les boomers n’en savent presque rien, ils n’en ont jamais eu besoin, ils la trouvent un peu sale, un peu violente, pas très fréquentable. Les mecs sont des rustres ou des machos, c’est dépassé tout ça. La femme est l’avenir de l’homme, non ?

La vie ? Comme on l’a vu, ils n’ont rien à en dire. 

La transmission ? Oh peut-être, un jour, le plus tard possible. Si tout le monde s’occupe bien d’eux, ils peuvent espérer vivre centenaires, qui sait ?

Ainsi, et pour les raisons précises que nous avons évoqué en tête d’article, les boomers ne sont pas des vieux comme les autres. Et personne ne leur reproche ce que Phidippidès reprocha à Strepsiadès. Les boomers ont failli à préparer les générations suivantes aux vicissitudes du monde. C’est, en l’espèce, le plus grand crime qu’une génération finissante puisse porter.


Mos Majorum.

Illustration : Mart Production.