Les femmes de l’apocalypse (I).

Féminité et féminisme. La femme dans le monde de la Tradition. (Introduction).

Féminité et féminisme. La féminité dans la tradition primordiale. (Première partie : Le monde de la tradition).

Féminité et féminisme. La féminité dans la tradition primordiale. (Deuxième partie : L’homme et la femme comme polarité cosmique).

Féminité et féminisme. La féminité dans la tradition primordiale. (Troisième partie : Les quatre âges de la femme).

Féminité et féminisme. La féminité dans la tradition primordiale. (Quatrième partie : L’histoire au féminin).

Féminité et féminisme. La féminité dans la tradition primordiale. (Cinquième partie : Les sorcières. Les visages de la sorcière).

Féminité et féminisme moderne. (Première partie : Lorsque meurt le mythe).

Féminité et féminisme moderne. (Deuxième partie : Le marché aux femmes).

Féminité et féminisme moderne. (Troisième partie : Les chemins de la perversion).


De la débâcle de toutes les institutions de la culture patriarcale — d’ailleurs, désormais en pleine déconfiture — naît une société orientée vers des formes qui, nous l’avons plusieurs fois relevé, sont propres à la « civilisation de la Mère ». 

Le féminisme évoqué précédemment est le phénomène le plus macroscopique d’une telle tendance, mais il n’est pas hasardeux d’affirmer, en reprenant une thèse déjà formulée que notre époque peut être globalement considérée comme la manifestation la plus achevée et la plus cohérente du « féminin » (au sens qu’ici nous avons donné à ce terme) car, en puissance comme en acte, il en présente tous les aspects. 

Sur la foi de tout ce que nous avons jusqu’ici constaté et en nous en tenant aux perspectives et aux limites imposées au présent ouvrage, nous nous proposons maintenant d’examiner surtout les principales caractéristiques de la crise du système actuel, tout en analysant dans le même temps les éléments qui en ont provoqué l’effondrement et favorisé le passage à la nouvelle société ; nous serons donc amenée à décrire les traits saillants de l’humanité future, du moins sur la base de ce que l’on peut d’ores et déjà en présumer. 

En dernier lieu, nous considérerons le climat psychologique de cette mutation : une atmosphère inquiète de millénarisme qui, çà et là, prend ouvertement la forme d’extases prophétiques apocalyptiques, de possessions collectives et de troubles mouvements de foules que guident des rêves eschatologiques — lesquels font revivre de façon inattendue des personnages antiques et des atmosphères oubliées, ensevelies (croyait-on) dans les ténèbres de ce Moyen Age qui, au milieu des frissons et des tremblements, parmi les diables et les sorcières, s’apprêtait comme nous à affronter l’inconnu de l’an Mille-et-pas-plus-de-Mille. De façon comparable, avec les mêmes angoisses — peut-être inavouées, mais qu’aucune science ne pourra jamais apaiser —, nous aussi, nous nous apprêtons à franchir le seuil de l’an 2000. 

« Meurent les troupeaux et meurent les parents », dit le skalde de l’Edda, « et nous aussi nous mourrons. Mais il est une chose dont je sais qu’elle ne meurt jamais : le jugement qui éternellement accompagne le défunt ». 

Voyons donc comment notre défunt, la civilisation contemporaine, s’en va à vau-l’eau dans sa majestueuse barbarie. Quant au jugement qui l’accompagne, il relève de la conscience de chacun d’entre nous. 

LA CRISE DU MONDE MODERNE.

Dieu est mort.

De la vérité, on dit soit qu’elle existe, soit qu’elle n’existe pas, soit, à l’instar de la vertu, quelle est entre les deux — mais, en ce cas, elle n’est qu’une demi-vérité. Peut-être vaut-il mieux se ranger à l’avis de Pirandello et penser qu’elle existe probablement, mais qu’il est impossible de la saisir en son essence, étant donné que « connaître » signifie en même temps évaluer à partir de paramètres subjectifs. De sorte que l’on en revient au vieux conflit entre les noumènes et les catégories de ce cher vieux Kant. Or, si l’on confronte les arguments que soutient la Tradition et ceux que proposent les théories progressistes, il est impossible de dire avec certitude que la vérité soit l’apanage exclusif de l’une ou de l’autre des parties en présence. Nous devons plutôt penser que la sagesse traditionnelle et la science moderne proposent simplement deux modes, subjectifs, d’interpréter la réalité et que l’adoption de l’un ou de l’autre, avec toutes les implications que cela comporte, est un problème purement personnel : en un certain sens, c’est un acte de foi. On croit qu’au commencement étaient l’Éden, les dieux et l’Age d’Or, destinés à dégénérer misérablement, par un processus d’involution, à l’âge de l’anthropopithèque (le nôtre, précisément) ; ou bien l’on croit qu’au commencement était l’anthropopithèque, lequel, grâce aux soins diligents de Darwin, s’épanouit radieusement dans l’homo sapiens et le triomphe du progrès. 

Il s’agit, en définitive, de « lire le présent » : le choix du registre (threnos ou péan, lamentation ou exaltation, anathème ou apologie) dépend uniquement de notre forma mentis

L’important est de ne pas perdre de vue le présent, les faits, la réalité. Et, là-dessus. Tradition et anti tradition sont d’accord : nous assistons à la débâcle d’une civilisation, aux sursauts et à l’agonie d’un monde dont les structures ne sont plus appropriées aux nouvelles générations. Que ce soit la faute de l’ancien système, comme le prétendent les progressistes, ou des nouvelles générations, comme l’affirme la Tradition, ce n’est pas à nous de le déterminer. Nous pouvons tout au plus offrir aux uns et aux autres le réconfort d’une constatation toujours valable : ce qui est arrivé devait arriver et ce qui arrivera devra être — sans vouloir offenser quiconque, Hegel pas plus qu’un autre. 

Examinons donc « ce qui est arrivé » et, dans la limite de nos possibilités, « ce qui arrivera ». 

Il est advenu que s’est perdue la dimension de la transcendance, de l’Être, de la Métaphysique, de tout ce qu’autrefois on écrivait avec une majuscule, et on a acquis en échange la dimension du monde phénoménal et du devenir. Dans l’optique de la pensée traditionnelle, nous avons vu que ceci signifiait être tombés du monde des dieux et de la lumière à l’écoulement aveugle et chaotique de la matière, à l’obscur Kali-Yuga, le « quatrième âge ». Une brusque ruade du cheval noir et, voilà que le char de Platon mord la poussière et que l’aurige, faucon des vastes espaces, se transforme en une timide colombe qu’aveugle la lumière et qui, contrainte à l’apnée, veut regagner la terre. 

Pour les progressistes, cela signifie au contraire se libérer enfin des ténébreux délires du Moyen Age pour, finalement offrir à la colombe kantienne un terrain plus solide sur lequel picorer et un « air plus respirable » pour voleter. 

Les archétypes étaient peut-être trop lumineux et la colombe, pas « à la hauteur » ? Ou bien n’y avait-il pas d’archétypes (ou n’y en avait-il plus) et, à leur place, des simulacres vides ? Pour nous, le résultat est le même dans les deux cas et Zarathoustra nous l’annonce en descendant de sa montagne : Dieu est mort. 

Le message nietzschéen ouvre une ère : chacun d’entre nous se retrouve existentialiste, en proie au lamentable destin de la « Geworfenheit » : en tant qu’« être jeté » dans le monde, comme un projet qui doit être réalisé, mais nul ne sait comment ni pourquoi. C’est justement en cela que réside notre liberté, disent les uns ; c’est en cela que réside la Némésis de notre folie, pensent les autres. 

Le crépuscule des dieux et le matérialisme.

Autrefois, l’humanité rendue craintive et « instrumentalisée » par les lubies bibliques ne savait trop si elle était passée de l’obscurité à la lumière — ou, vice versa, de la lumière à l’obscurité ; aujourd’hui que les nuées du smog et du progrès ont également fait justice des distinctions de Jéhovah, la question ne se pose plus. L’antique dilemme bien/mal a fait de saint Augustin sa dernière victime ; aujourd’hui on le résout de façon plus simple dans la dialectique bien-être/malaise (qui, plus tard se révèle être tout autre chose). Nous sommes cependant tous d’accord sur un point : arrivés là, on ne revient pas en arrière. Parce qu’on ne le peut pas, décrète la Tradition ; parce qu’on ne peut pas le vouloir, crie le progrès. Mais quelle différence ? Cette marche est irréversible, telle est la conclusion. On ne peut qu’aller de l’avant. 

Quoi qu’il en soit, le monde qui nous est échu après la mort de Dieu est un monde qui s’avoue matérialiste. Le reste est « superstructures « : Marx le dit et, à la lumière des faits, il n’y a aucun motif de lui donner tort. Les temples aristocratiques des dieux, qui commençaient à se lézarder quand Lucrèce en parlait, se sont aujourd’hui définitivement écroulés. A leur place, nous trouvons des maisons du peuple et tant et plus d’égalitarisme car, devant le matérialisme, qu’on ait une cellule de plus ou de moins, nous sommes tous égaux. La logique est sauve et l’humanitarisme fait florès. Un humanitarisme bien différent de l’éthique traditionnelle, qui se faisait gloire de distribuer à chacun, selon sa dignité, une étincelle de lumière divine (ce qui, en outre, ne coûtait rien, précisent sarcastiquement les économistes) ; l’humanitarisme distribue aujourd’hui, avec plus de bon sens peut-être, des biens de consommation. C’est une question d’utilité pratique et, selon la logique du matérialisme, de justice sociale. Une justice soumise au règne de la quantité : parler de qualité en matière d’êtres humains est un délit, puisque cela implique un concept de différenciation, voire de discrimination, et même de sélection — ce qui est une offense au nouveau droit des gens. Mais on s’aperçoit que la quantité aussi est discriminatoire puisque, en effet, les minorités finissent par être marginalisées. Il existe aussi une solution à ce problème : il suffit d’empêcher que se constituent des minorités, en renforçant chez chacun les principes de la nouvelle logique — ou bien encore de laisser libre cours à l’anarchie. 

C’est ainsi que nous voilà tous égaux. Même la distinction entre gras et maigres s’abolit grâce à des diètes draconiennes, et la génération filiforme qui en naît est sur le champ empaquetée dans des blue-jeans afin d’empêcher toute future différenciation injuste et classiste. 

Quelque chose n’a pas fonctionné, malgré tout. Dans le phénomène d’intégration générale, il en est encore qui cherchent leur vraie place, leur véritable identité, ou du moins leur étiquette — ou encore, faute de mieux, leur aliénation —, mais qui soit bien à eux et parfaitement définie, sinon on risque de perdre définitivement son propre être dans une espèce d’osmose collective. La macabre découverte de n’être personne est un discours qui, pour eux, a un vague parfum de nécrophilie. Grâce au Ciel, ils sont, à l’heure actuelle, peu nombreux et il suffit, pour les apaiser, de leur offrir le yoga domestiqué des salles de culture physique qui ouvre le troisième œil à celui qui a fermé les deux autres. C’est à eux que s’adresse la maxime évangélique : beati monoculi in urbe caecorum. Nous assistons à un revival de l’Orient et de ses symboles millénaires qui, devenus des denrées de pacotille pour supermarchés, se consomment l’espace d’une saison, et de ses grandes religions synthétisées en un texte en sanskrit (l’antique deva nagari, la « cité des dieux » !) que l’on glisse dans la poche-revolver de son jean. C’est de là que naîtra le nouveau credo : au reste, les Tantras n’enseignent-ils pas que c’est justement là que se tient le serpent Kundalini, derrière les glandes surrénales ? 

Familles de spectres.

Mélanger et redistribuer en parts égales : telle est la Bonne Nouvelle. Et d’ailleurs, ce faisant, on poursuit l’œuvre du Christ. Un Christ désormais monophysite et orphelin de père céleste, étant donné qu’aujourd’hui Dieu est mort ; mais, finalement, à bien lire, n’est-il pas écrit que « Dieu s’est fait homme » ? Eh bien, tenons-nous en à l’homme et n’allons pas ergoter de façon indiscrète sur ses origines. Cela n’aurait plus aucun sens, tant la famille est démodée. Les crèches, les asiles, les écoles obligatoires (qui, succédanés de l’ange gardien, accompagneront désormais les hommes nouveaux de la naissance à l’âge adulte afin de les intégrer comme il convient dans le contexte social) sont le substitut idéal de la famille nucléaire — laquelle, à vrai dire, n’a plus aucune signification : que ce soit dans le contexte capitaliste comme au sens patriarcal et matriarcal. 

Le père, qui avait anciennement pour fonction de transmettre aux fils le patrimoine spirituel des ancêtres, a compris que ce patrimoine est un type de biens de consommation obsolète que le marché n’accepte plus. C’est pourquoi il le jette aux orties (sous prétexte que c’est une honte abjecte, une tare héréditaire, comme les « Spectres » d’Ibsen) et, privé de ses racines, il attend de pouvoir se recycler dans une fonction plus utile, pratique et socialement digne d’estime. La mère, qui, jadis, symbolisait la maison et veillait jalousement sur le même fameux patrimoine spirituel, craint à juste titre le ridicule auquel l’expose cette garde folklorique d’un fantasme fabriqué de toutes pièces, et elle abandonne le domicile conjugal pour se « réaliser » socialement. Ce qui, au départ, était une mission au nom de certaines valeurs, est devenu, aujourd’hui, une insupportable injustice car les valeurs ont été jetées bas comme les idoles païennes, et la mission a subi le sort de toutes les missions du bon vieux temps : elle a été démystifiée. Les traditionalistes précisent : « désacralisée », mais c’est la même chose ; le fait est que la mission n’existe plus et qu’on trouve à sa place, tragique comme le portrait de Dorian Gray, le rôle ancillaire de la femme. Et il convient évidemment de le refuser en bloc. Dans une telle situation, parler encore de la famille est vraiment la dernière des hypocrisies. Le pur et simple fait de procréer (car, à force de porter des petits coups d’épingle iconoclastes, il ne lui est plus resté que cette fonction) ne suffit pas à justifier le pesant attirail de conditionnements que l’on associe au concept de famille. Cela aussi est une « superstructure » et donc, en tant que telle, à abolir. La collectivité et l’État peuvent parfaitement se substituer à une famille devenue désormais mythologique — avec toutes les conséquences que nous avons observées. C’est ce que nous enseigne aussi la Suède, patrie de la liberté et du suicide. Et pas seulement la Suède. 

Amour et sexe.

Reste l’amour, ou plutôt sa contrepartie matérielle : le sexe. Il pullule à tous les coins de rue et il en est même qui écrivent là-dessus des pensées terriblement cérébrales de grande consommation (qu’il s’agisse de romans, de poésies ou de chansonnettes) ; la plupart, emportés par une irrésistible grâce démystificatrice, se consacrent aux pensées obscènes — d’après caenum, « fange » — pour le couvrir de boue et, sans doute, s’en couvrir eux-mêmes. Cérébraliser ou souiller, il semble qu’il n’y ait à proprement parler que cette alternative ; exception faite du bric-à-brac sentimentaliste — survivance, qui a du mal à disparaître, du monde bourgeois. Du reste, les traditionalistes diront que si l’on ne regarde que le côté matérialiste des choses, l’horizon se restreint terriblement, ensuite. Matérialisme et société de consommation sont d’accord pour faire du sexe un article de grande consommation, saturant l’atmosphère d’appels érotiques ; jusqu’à il y a peu encore, la femme en était l’objet ; maintenant, c’est au tour de l’homme, justement : le voilà qui fait de la publicité, vêtu d’une feuille de vigne, à propos de l’ineffable confort des slips cousus main qu’il porte. Ephèbes de Praxitèle ou athlètes de Polyclète aux muscles gonflés par le culturisme révèlent, dans les revues pour femmes seules, comment on fait pour répartir un appareil génital derrière cinq centimètres carrés de tissu. 

A l’intention des plus frustres, tout ceci exalte des formes exhibitionnistes ou priapiques qui débouchent sur l’égout ou la violence. Points de passage obligé que, jadis, l’expérience, ou les dieux, avait enseigné aux Anciens : kôros-hÿbm-âte, satiété-violence-aveuglement, telles étaient les trois étapes du châtiment divin. Et si Dieu est mort et ne punit plus, nous sommes assez grands pour nous punir nous-mêmes. 

On observe que se développe chez les femmes une tendance à considérer de façon commerciale l’intérêt sexuel, au point de le dénaturer sous diverses formes de frigidité : et les féministes vont encore plus loin et prêchent le saphisme. Même le sexe s’est perdu corps et biens. 

Il en est d’autres qui, s’imaginant avoir compris à quel jeu on jouait, refusent de se laisser conditionner et communient dans un mythe naturaliste à la J.-J. Rousseau, cherchant à retrouver, au contact de la nature (hélas ! combien trop dénaturée, elle aussi), une saine instinctivité apte à canaliser la libido. Lorsque s’estompe le mythe de l’homme, reste celui de la bête. Surgit ainsi le pique-nique, avec sa mythologie, ses papiers gras, ses provisoires et carnavalesques villages de toile ; ou la communauté, avec ses paysans improvisés qui retrouvent le goût des quatre saisons et de la promiscuité. Surtout de la promiscuité, mais c’est déjà beaucoup. Au fond, le naturalisme vaut mieux que ce « vertuisme » fait de demi-vertus qui, selon Vilfredo Pareto, fut la marque distinctive de la société bourgeoise. Ainsi a-t-on l’illusion d’effacer des siècles d’histoire et de retourner à l’état sauvage clans la paix bucolique. 

Tout ceci paraît humoristique, mais est, en réalité, grotesque : notre génération passe la moitié de son temps à œuvrer au progrès, et l’autre moitié à le fuir comme la peste. C’est la logique de la société de consommation, disent les plus optimistes ; abolissons-là elle aussi et nous nous retrouverons purs et beaux comme des sous neufs. Et ce disant, ils réduisent au silence quiconque s’est aperçu que sévissait l’imparable logique de la folie. 

La science de Satan.

Le grand mérite de notre société consiste à croire inébranlablement qu’elle sait parfaitement ce qu’elle veut. Qu’il s’agisse là d’une conviction « satanique », comme le pense la Tradition, ceci reste à prouver. D’ailleurs, il suffit de s’entendre sur le sens de ces mots pour finalement tomber d’accord, car, après tout, qu’est-ce que Satan ? C’est la science, et rien d’autre : la science du monde matériel, bien entendu. Carducci lui-même le savait bien, qui lui dédia un hymne à l’apogée du positivisme. Depuis le siècle des Lumières, Satan et Prométhée marchent comme deux frères main dans la main (du reste, s’il suffit, de nos jours, de se pencher sur l’anthropologie et la psychanalyse du mythe pour y découvrir les parentés les plus insoupçonnables, que dire alors de celle-là, qui saute tellement aux yeux ?) : Satan, chassé des cieux et relégué sous terre ; Prométhée, pareillement exilé et enchaîné ici-bas, condamné à se faire dévorer le foie, ont été tous deux triomphalement « récupérés » par notre civilisation qui, cohérente pour une fois avec elle-même, n’a recueilli du monde antique que les seuls symboles de la matérialité non rachetée. Or, il est de fait que l’antique âge du sÿmbolon, de l’être transcendant, appelait le monde matériel diabolon : ce qui se disperse, le devenir, le chaos. N’est-ce pas là l’objet même de ta science moderne ? Admettre le diable comme l’esprit de la science donne, par conséquent, satisfaction à tous. 

A force de récupérations consciencieusement psychanalysées, le progrès est apparu dans toute sa splendeur. Il a suffi d’abattre, à coups d’idées claires et nettes, la voûte céleste dont l’opacité opprimait les cervelles médiévales pour que la raison triomphante nous invente la science. Un homme de grande valeur de l’« âge sombre », Bernard Le Trévisan, avait évoqué une redoutable fontaine, heureusement mise sous scellés de son temps, qui, « si elle était fracturée, causerait notre perte ». Si en briser les sceaux fut un jeu d’enfant, démentir ce bon Le Trévisan le fut moins ; et ce fut la science, avec ses déflagrations, ses massacres écologiques, ses expériences qui augmentent ou réduisent à volonté la population (ne suffit-il pas d’une pilule ?), avec ses titillements insinuants des noyaux atomiques — qui finiront peut-être par décréter tout seuls le dépeuplement définitif. Les physiciens de Dürrenmatt s’enferment volontairement dans des hôpitaux psychiatriques, exprimant par-là que leur savoir au service de la société de consommation est la plus épouvantable des armes. Mais la littérature est une chose, la vie en est une autre. La science contemporaine est comme la toile de Pénélope. Le jour, elle se fabrique un masque évangélique de pénitente et débite des mea culpa : pour la fission de l’atome, pour les maladies « iatrogéniques », pour la folie collective des chaînes de montage, pour les tremblements d’une terre que secouent les expériences nucléaires, pour le massacre des petits poissons, d’eau douce ou de mer (mais, au fond, quelle importance ? Nous avons déjà des beefsteaks au pétrole : laissez-nous faire, et nous vous offrirons aussi bientôt des poissons). Et la nuit, elle reprend son discours avec l’industrie où elle l’avait laissé, et la destruction se poursuit. 

Mais la science est convaincue de savoir se défendre contre tout, même contre elle-même. Elle a dû prendre à la lettre le message de Schopenhauer et considère le monde comme « volonté et représentation » : il suffit de le vouloir et de le représenter comme le meilleur des mondes possibles et il le sera — même contre toute apparence. Et puis il y a toujours moyen de s’en sortir : si Faust, signataire d’un pacte avec le diable, a été racheté, pourquoi ne devrions-nous pas nous racheter, nous aussi ? S’il est vrai que, comme le dit Rabelais, « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », il suffit de forger un nouveau slogan, « science avec conscience », et le tour est joué. Mais quelle conscience, si celle de la Tradition a disparu avec les dieux, si celle de la religion est une « superstructure », si celle des bourgeois est pharisienne ? La conscience simplement humaine, alors ? Mais nous sommes arrivés trop tard : la science, désormais, n’est plus à la mesure de l’homme. Elle lui a atrophié les jambes avec ses voitures, l’esprit avec ses cerveaux électroniques, et l’estomac avec ses aliments homogénéisés. Les traditionalistes ricanent : ils ont toujours le macabre réconfort de conclure fatidiquement : « Nous vous l’avions bien dit ». Mais les progressistes, la bouche pleine d’« aliénations », d’« instrumentalisations » et de «chosifications», s’imaginent toujours pouvoir coloniser la Lune et rattraper la mayonnaise. C’est la sagesse du brave Margite de l’odelette antique : « Il savait beaucoup de choses, mais toutes mal ». 

Peut-être est-ce à eux que pensait le visionnaire du Zarathoustra lorsqu’il notait dans Le Gai Savoir (nomen omen !) : « Ceux qui ont en bouche une trop grosse voix sont ensuite incapables d’avoir des pensées subtiles » ? 

Et il avait raison. Dans le monde du matérialisme, le subtil — héritage des temps obscurs où l’on croyait (insanité regrettable !) aux quatre éléments et à la quintessence — n’existe plus : il s’est évaporé. Se serait-il lui aussi transporté sur la Lune, de pair avec la raison du preux Roland ? 

« Veillez à ce que le subtil ne s’échappe pas de son récipient ! », disaient les savants du temps jadis en ruminant sur leurs alambics. Nous leur avons bien ri au nez, pensant qu’ils déliraient en poursuivant leurs chimères, alors qu’en fait ils faisaient allusion à l’esprit de l’homme et du monde. Maintenant qu’il s’est évaporé, la légende prend tout son sens : mais nous sommes encore là, même privés d’esprit, et nous disons en haussant les épaules : « Il est parti ? Eh bien ! paix à son âme ». 


Les femmes de l’apocalypse. (Deuxième partie : La prostituée de Babylone et la Vierge-Mère).

Les femmes de l’apocalypse. (Troisième partie : Le Sabbat de l’An 2000).


Source : « Femminilità e femminismo. Saggio sulla Donna nel Mondo della Tradizione », ouvrage d’ Edy Minguzzi publié à Gênes en 1980.