Féminité et féminisme. La femme dans le monde de la Tradition. (Introduction).
Féminité et féminisme moderne. (Première partie : Lorsque meurt le mythe).
LE MARCHÉ AUX FEMMES.
Freud, l’inventeur des Amazones.
A l’interprétation métaphysique de la réalité et de l’histoire proposée par la Tradition, la pensée moderne offre, entre autres, l’exégèse psychanalytique qui, sous de nombreux aspects, se situe aux antipodes de la première.
C’est Freud lui-même qui définit la civilisation égéo-minoenne comme « féminine », précisant qu’il s’agit d’une féminité active (correspondant, par conséquent, aux aspects « démétriens » de la Tradition), et la civilisation grecque comme « virile » — ou, pour nous exprimer dans son langage, celle dans laquelle le patriarcal détermine chez la femme des caractéristiques passives. Mais la Tradition définirait bien autrement cette baisse de niveau en la rapportant à la phase titanique de la décadence : celle où l’homme, après avoir perdu sa propre spiritualité, régresse à des formes bestiales et priapiques, entraînant la femme dans sa propre déchéance.
Si le fait d’assumer un rôle réceptif-passif (qui, dans le cadre de la cosmologie antique, équivalait à un retour à l’ordre sacré de l’univers) devient ici une répression imputable à la société patriarcale, on en déduit que la prééminence active du féminin au cours de la phase préœdipienne (anomalie aux yeux de la Tradition) devient ici la norme —c’est ainsi qu’il a été interprété par les féministes, du moins par celles qui souhaitent revenir à une telle phase.
En substance, Freud reconnaît comme nécessaires à la femme ces connotations passives et réceptives. Mais les Anciens les lui attribuaient en tant que manifestations de son essence, comme des modalités inhérentes au fait même d’être femme, comme des prérogatives naturelles du rôle qui était le sien — alors que Freud les impute abusivement à l’éthique patriarcale. Au reste, dans le monde de la matière, que signifie « actif » et « passif » ? De purs, très purs accidents. « Pendant la plus grande partie de sa vie de psychanalyste, Freud pensa que les adjectifs actif/passif étaient inadéquats, et que la distinction entre l’homme et la femme était purement conventionnelle », soutient J. Mitchell, laquelle, en guise de démonstration, cite les paroles même du Maître : « Nous avons pris l’habitude d’utiliser les termes de masculin et féminin y compris comme des qualités psychiques, tout comme nous avons transposé le point de vue de la bisexualité sur le plan psychique.
« Nous disons donc qu’une personne, qu’elle soit de sexe masculin ou féminin, se comporte à telle occasion de façon masculine, à telle autre de façon féminine. Mais vous verrez bien vite qu’il s’agit là d’une pure concession à l’anatomie et aux conventions. On ne peut donner aucun contenu aux concepts de masculin et de féminin. Cette distinction n’est pas une distinction psychologique. En règle générale, quand on dit masculin, on entend ‘actif’, et quand on dit féminin, ‘passif’. Ceci posé, il est parfaitement exact qu’une telle distinction subsiste : la cellule sexuelle masculine est activement mobile, elle cherche la cellule féminine ; tandis que l’ovule est au contraire immobile, attendant passivement. Cette conduite propre aux organismes sexuels élémentaires sert de modèle à la conduite de l’individu lors du rapport sexuel : l’homme poursuit la femme, il l’assaille et pénètre en elle. Mais en posant cela, on ne fait que réduire, en matière de psychologie, le caractère ‘mâle’ à un facteur d’agression. Et il n’est pas du tout sûr qu’avec cela vous ayez relevé quelque chose d’essentiel dans la mesure où force est de constater que, chez certaines espèces animales, ce sont les femelles qui sont les sujets les plus forts et les plus agressifs alors que les mâles se bornent à être actifs lors de l’accouplement (…) ; plus vous vous éloignez du domaine restreint de la sexualité, et plus l’erreur d’interprétation saute aux yeux. Il existe des femmes qui peuvent exercer la plus grande activité dans des domaines variés — et des hommes qui ne peuvent vivre en société qu’en faisant preuve de prodiges de souplesse ».
Tout ceci est parfaitement exact, surtout de nos jours. En fait, s’il n’existe plus ni principe masculin ni principe féminin (et sur ce point, Freud est catégorique : « on ne peut donner aucun contenu aux concepts de masculin et de féminin »), fait alors défaut le modèle auquel se conformer pour perfectionner sa nature propre : étant purement conventionnels, les rôles peuvent se confondre et l’anomalie peut devenir la norme. Effectivement, « gardons-nous cependant de sous-estimer l’influence de l’organisation sociale qui, elle aussi, tend à placer la femme dans des situations passives ».
C’est ainsi, et également avec d’autres arguments, que J. Mitchell développe son apologie de Freud, accusé de misogynie, en démontrant que, bien au contraire, lui aussi avait emprunté la voie royale qui devait déboucher sur le féminisme — montrant ainsi qu’il était bien dans le sens de l’histoire. Et il n’y a aucune raison d’en douter. Même si ce fut involontairement, on peut en effet affirmer que c’est proprement lui qui a ouvert et défriché cette voie — si tant est que l’on puisse considérer cela comme tout à son honneur.
Car, si on l’examine de près, la psychanalyse dans son ensemble repose sur la célébration de la femme : c’est autour d’elle et pour l’amour d’elle (Déméter, Aphrodite et Amazone tout à la fois) que se déroule, clef de voûte de l’existence, toute cette sombre histoire de castration. La société démétrienne se contentait d’émasculer les hommes — et ce n’était déjà pas si mal ; celle de Freud, s’inspirant du souvenir de la justice de Salomon, castre tout le monde impartialement, hommes et femmes, et donne tout son sens à la phrase de Leopardi ; « Le jour de sa naissance est funeste à qui naît ». Mais il s’agit, au bout du compte, d’une castration anodine qui, bien loin de toucher à la virilité transcendante (laquelle, nous l’avons vu, n’existe plus), se borne à « congeler » momentanément, pendant la petite enfance, l’activité phallique du garçon et à exagérer chez la fille l’envie de ce pénis qu’elle n’a pas. Une « envie » que Platon avait déjà relevée et expliquée par des motivations beaucoup plus profondes à travers le mythe bien connu de Poros et de Pénia (« richesse » et « pauvreté »). Poros, que l’on peut interpréter comme la plénitude de l’être, s’unit alors qu’il est « ivre » à Pénia (la pauvreté de l’être) : et de cette union naît Eros. La femme est toujours le non-être, la « privée », « celle qui n’a pas » — en aucun cas, bien sûr, « celle qui n’a pas de pénis », remarque par trop banale —, mais bien celle qui n’a pas en elle sa propre cause, l’être.
La femme freudienne, on fa dit, est un concentré des aspects dégénérescents de la matérialisation (du moins du point de vue traditionnel) du pôle féminin.
En tant que mère-amazone, étant privée de pénis, elle veut que le fils (cette monstrueuse excroissance de son corps) soit son phallus : Freud transpose ici sur un plan purement matériel et biologique la tendance propre au féminin de s’approprier la virilité transcendante.
S’allume alors une rivalité priapique entre le père et le fils pour lesquels la mère revêt un aspect aphrodisien. Chacun connaît la suite de cette lamentable histoire : le fils voudrait devenir le phallus de sa mère mais le père, déjà détenteur de ce privilège, refuse de lui céder, si bien qu’idéalement, le fils le tue. Si le matricide rituel était, comme nous avons eu l’occasion de le voir, la première étape de la voie héroïco-virile, le parricide est, subséquemment, la première étape de la voie opposée. On retourne au régime des Grandes Mères où, effectivement, l’acceptation de la castration fait suite au parricide symbolique (voir « Les castrats de Cybèle »), acceptation momentanée tacitement compensée par la certitude de pouvoir un jour posséder, sous une forme aphrodisienne, la mère — en la personne de la future épouse, ou de la « partenaire », avec laquelle on pourra perpétuer pendant des générations le cycle des castrations. On ne peut manquer d’observer que cette découverte « révolutionnaire » de Freud était déjà en germe dans le mythe d’Ouranos, fils de Gaia, lequel s’unit à la mère aphrodisienne et se retrouve castré. Cet avertissement devenait plus explicite encore si on y confrontait le mythe de Chronos et de Zeus, lequel marque justement le passage de l’Age d’Or à l’Age d’Argent. Chronos, le père primordial, afin d’échapper au parricide qu’il sentait pendre au-dessus de sa tête, dévorait tous les enfants que lui donnait Rhéa, Mais Zeus, sauvé par sa mère, réussit à lui échapper et à le neutraliser à tout jamais.
Si bien que, finalement, le fils arrive d’une façon ou d’une autre à satisfaire son désir. La plus embarrassée demeure sa sœur : dans le drame œdipien, la fille, privée de ce phallus qu’elle désire de façon amazonienne, se voit contrainte de revêtir un aspect aphrodisien afin de conquérir, au moins, le phallus du père — en attendant, elle aussi, de s’approprier celui de son futur « partenaire », ou de son fils. Mais l’affaire s’avère être plus compliquée qu’il n’y paraît !
Sa vie est condamnée à une longue série de tribulations qu’elle n’a nullement méritées. Se rendant compte qu’elle ne pourra jamais posséder la mère, elle se sent en état d’infériorité et doit donc reporter sa libido sur le père pour au moins s’emparer de son phallus et, dans ce but, elle est contrainte de forcer sa nature en devenant gracieuse, passive et servile pour séduire le père — d’Amazone, elle devient Aphrodite. Mais, dans cette opération de charme, elle se trouve être en rivalité avec la mère, qui était cependant son premier amour, et qu’elle déteste d’autant plus qu’elle ne lui a pas donné de phallus — ce qui lui procure en supplément un complexe de culpabilité. C’est ainsi que la sexualité active (« sadisme ») devient sexualité passive (« masochisme »), Voilà comment, selon Freud, la société patriarcale modèle les femmes en les enfermant dans un cercle vicieux qui, du moins dans la civilisation qui est aujourd’hui la nôtre, n’offre aucune échappatoire. C’est une civilisation priapique et phallocratique ayant comme support logique une féminité amazonico-aphrodisienne (à laquelle va toute sa compréhension attristée) car, si l’existence humaine se réduit à une course au phallus, le seul instrument avec lequel on puisse posséder la mère, il est bien évident que la femme part désavantagée.
Il convient toutefois de s’interroger sur le pourquoi de la surprenante et calomnieuse réputation de misogynie attribuée à l’inventeur de ce système. Les motifs invoqués par ses détracteurs sont purement extérieurs. N’a-t-on pas dit qu’il était juif, et donc le descendant d’un peuple qui met uniquement au masculin le nom de Dieu, qui parvient à rabaisser la femme au niveau d’une côte —d’autant moins importante qu’elle provient du corps puissant d’un Adam à plusieurs côtes ? Mais cela ne lui suffit pas : il fait aussi retomber sur elle la culpabilité du vol fatal au jardin d’Eden et en lait une infâme pour les siècles à venir. Il est donc probable qu’un individu formé par une telle foi soit rien moins qu’indiqué pour s’occuper des problèmes des femmes — et s’il te fait, une légitime suspicion doit nécessairement s’imposer.
Or, si, partageant ce préjugé plein de méfiance, on jette un coup d’œil à sa scélérate petite famille œdipienne ainsi qu’au modèle phylogénique qu’elle est censée reproduire, on remarque qu’indubitablement la seule marchandise de prix à ses yeux, c’est le phallus (défini par Freud comme « le bien le plus précieux »), prérogative exclusive de l’homme, et que — ce qui est pire — il ne considère comme « civilisation » que le seul système patriarcal phallocratique, tout le reste n’étant que préhistoire.
Mais, à vrai dire, Freud n’imposait rien ; il se bornait à analyser le système social de la partie du monde où il lui avait été donné de naître et affirmait que ce dernier obéissait nécessairement, à tort ou à raison, à la loi du père au sens priapique tel que nous l’avons précédemment définie. Au lieu de l’accuser de misogynie, les féministes devraient plutôt voir en lui le Mentor « qui, en fortifiant le sceptre des gouvernants — élague leurs lauriers et révèle à chacun — de l’un les larmes ruisselantes, de l’autre le sang ».
Si l’on veut pouvoir élaguer ultérieurement ces lauriers, le moment est venu d’examiner de plus près les origines de l’organisation phallocratique du point de vue de Freud.
Les cannibales de la préhistoire.
On fait toujours remonter l’actuel destin de l’humanité aux infâmes exploits perpétrés par l’inconscience criminelle d’ancêtres mythologiques dont l’héritage laissé aux générations suivantes est une sorte d’obligation de commettre un crime — ver qui nous ronge en secret, obsession incessante : c’est pour y mettre fin que surgit, avec ses lois, la société civile, création nécessaire dont la fonction est de réprimer les scélérates impulsions ataviques en laissant à leur place un sentiment de culpabilité affligé. Jusqu’à une époque très récente, ou déléguait à lacribologie des religions le soin de déterminer les péchés individuels ; depuis Freud, c’est la psychanalyse qui s’en charge. L’ancêtre biblique s’était borné, poussé par la femme, à manger une pomme et, pour ce délit sans importance, continuait à expier pour l’éternité ; l’ancêtre freudien, lui, pervers et cannibale, avait tué et dévoré son propre père afin de s’emparer des femmes — et depuis lors, il portait sur lui, outre la marque d’infamie, ce bon vieux complexe de culpabilité auquel s’applique si bien le mot de Blondel : « Freud sut voir dans l’homme le porc — et il en a fait un porc triste ». Si le mythe que Freud pose à l’origine de la société humaine est vrai, il faut reconnaître qu’elle est née sous de tristes auspices. Au départ, il y avait un père insatiable et tyrannique qui garda, pour lui toutes tes femmes de sorte que les fils, afin de rétablir une justice plus équitable, eurent l’idée de le liquider et de lui ravir les femmes. Le repas totémique encore en usage dans les sociétés dites primitives serait dont la réévocation de cet antique règlement de comptes après lequel ces mêmes frères dévorèrent le père mort. « L’aïeul violent était certainement le modèle envié et redouté de chacun des membres de cette association fraternelle. Or, par Pacte de l’absorption ils (les frères) réalisaient leur identification avec lui, s’appropriaient chacun une partie de sa force. Le repas totémique, qui est peut-être la première fête de l’humanité, serait la reproduction et comme la fête commémorative de cet acte mémorable et criminel qui a servi de point de départ à tant de choses : organisations sociales, restrictions morales, religions ». Rappel du péché originel, le repas totémique est en même temps la garantie qu’on ne le commettra jamais plus.
Les frères parricides se trouvent donc être les heureux propriétaires du harem paternel mais, de crainte de s’exterminer à tour de rôle pour se l’adjuger, ils décident de renoncer aux femmes. « Le besoin sexuel, loin d’unir les hommes, les divise. Si les frères étaient associés tant qu’il s’agissait de supprimer le père, ils devenaient rivaux dès qu’il s’agissait de s’emparer des femmes. Chacun aurait voulu, à l’exemple du père, les avoir toutes à lui, et la lutte générale qui en serait résultée aurait amené la ruine de la société. Il n’y avait plus d’homme qui, dépassant tous les autres par sa puissance, aurait pu assumer le rôle du père. Aussi les frères, s’ils voulaient vivre ensemble, n’avaient-ils qu’un seul parti à prendre après avoir, peut-être, surmonté de graves discordes, instituer l’interdiction de l’inceste, par laquelle ils renonçaient tous à la possession des femmes convoitées, alors que c’était principalement pour s’assurer cette possession qu’ils avaient tué le père. Ils sauvèrent ainsi l’organisation qui les avait rendus forts (…) » (Freud). Et J. Mitchell ajoute : « Le fait même que le père symbolique du mythe soit en réalité un père mort, revêt également une autre signification. En raison du parricide originel, auquel Freud rattache la naissance du sentiment de culpabilité, l’homme contracte une dette qui le soumettra à la loi pour toute l’existence. Or, tout cet héritage mythologique investit le mythe mieux connu du complexe d’Oedipe et de la castration ; lorsque le petit homme désire sa mère et désire tuer son père qui en a la jouissance exclusive, il lui faut affronter les deux redoutables événements de la situation totémique : le parricide et l’inceste ».
Le mythe œdipien serait donc la mémoire ancestrale d’une action dont procède la loi qui régit la société, assignant à l’homme et à la femme les rôles qui y correspondent. Dans la situation œdipienne, le garçon apprend quelle place lui revient dans la société en tant qu’héritier de la loi du père — et la fille, – celle que la même loi lui assigne. En fin de compte, le complexe d’oedipe est la loi universelle qui enseigne à l’homme et à la femme quelle est leur place dans le monde au sein de cette société qui, pour Freud, est la seule envisageable : la société patriarcale.
Femmes-objets et femmes-signes.
Il est nécessaire, pour préciser la fonction de la femme, de revenir aux frères parricides qui décidèrent d’échanger entre eux la marchandise tant convoitée. C’est de cet échange qu’est née la société. Depuis lors, les frères continuent à céder leurs sœurs aux autres, recevant en échange les sœurs d’autrui. « L’échange des femmes régi par la loi est le principal facteur qui distingue l’humanité de tous les autres primates sur le plan culturel », affirme J, Mitchell « L’échange systématique des femmes est un phénomène caractéristique de la société humaine. Ce choix de l’exogamie transforme les ‘familles naturelles’ en un système culturel de parenté ».
Au reste, il n’est pas nécessaire de faire appel au mythe totémique pour se rendre compte de tout ceci. A partir de prémisses très différentes, un Lévi-Strauss parvient aux mêmes conclusions, démontrant que « la finalité des structures selon lesquelles les ‘primitifs’ construisent leurs rapports de parenté consiste à empêcher que chaque clan familial particulier ne se referme sur lui-même. Elle revient à contraindre tous les clans a instituer des rapports matrimoniaux tels que chaque famille soit poussée à échanger ses propres femmes contre celles des autres familles en vertu de structures permettant de maintenir toujours vivante et évidente l’obligation réciproque de réaliser cet échange. Dans une économie de pénurie comme celle des ‘primitifs’, il est absolument indispensable que des règles très précises imposent aux différents clans des liens de parenté — et donc de non-belligérance, de solidarité et de collaboration.
« La transgression de ces règles, et donc la rupture de ces liens, isolerait les différents clans et en ferait rapidement (compte tenu de la pénurie chronique des moyens de subsistance) d’irréductibles adversaires, ce qui conduirait, comme il est déjà arrivé, à l’extinction progressive d’une tribu toute entière (…) C’est (entre autres) pour des raisons et des finalités de ce type — et certainement pas pour des motivations biologiques ou morales —que survit chez toutes les populations ‘primitives’ (Interdiction des rapports incestueux, lesquels sont évidemment la négation même de rapports ‘ouverts’ entre les membres de deux familles différentes. La nature artificielle et intentionnelle, même au niveau de l’inconscient, de cette interdiction conduit Lévi-Strauss a identifier justement l’inceste avec le début idéal de la dimension culturelle, par opposition à celle naturelle ».
Si la société œdipienne, et toute société connue, ont fait de l’interdiction de l’inceste une règle, pour un motif ou pour un autre, il en découle nécessairement que seules des relations sexuelles de type exogamique sont admises : l’endogamie, et par conséquent l’inceste, réduiraient à néant les postulats sur lesquels se règle la société contemporaine et en provoqueraient la destruction.
Or, en venu des lois de l’exogamie, l’objet de l’échange, c’est la femme. Plus encore, la femme est un simple signe « dans ce système de communication entre hommes, en quoi consistent les règles du mariage et le vocabulaire de la parenté ». Comme telle, elle n’a pas le droit d’avoir une autonomie sexuelle, laquelle compromettrait la légitimité de la descendance et rendrait l’inceste possible, même inconsciemment. En règle générale, elle n’a droit à aucune autonomie, son devoir étant de se conformer le plus possible à la nature inerte d’un pur objet d’échange. Quelle que soit la fonction assumée par la femme dans le domaine social, politique, économique ou scientifique, son infériorité objective est un état de fait -— parce que, comme l’observe encore Lévi-Strauss, l’échange des femmes eut lieu même dans les civilisations matrilinéaires y alors que celui des hommes n’eut jamais lieu. Celui qui préside à ce marché, c’est l’homme depuis que la civilisation existe — ou plutôt depuis qu’existe celte civilisation-là. Une culture ou une intelligence supérieure, une plus grande indépendance économique des femmes, loin de leur conférer une autonomie plus vaste, en font tout simplement des objets plus prisés, quelle que soit la classe sociale à laquelle elles appartiennent.
Pour en rester à Freud, éliminer les différences de classe ne sert à rien : chaque forme associative, chaque culture est fondée sur le même système parental exogamique qui se manifeste sous la forme du modèle de la famille nucléaire (père-mère-enfant), laquelle est à son tour inexorablement régie par le complexe d’Œdipe.
Si l’on est d’accord avec la théorie freudienne de la genèse de la civilisation, la lutte féministe ne peut, par conséquent, être ni politique, ni sociale, ni économique, étant donné que toute modification, dans un sens ou dans l’autre, changerait peut-être quelque chose aux superstructures, mais sans toucher à la substance, laissant intact le cercle vicieux. S’il doit y avoir une lutte, ce sera une lutte contre la civilisation dans son ensemble par une régression à un état pré-civil.
Une observation vient spontanément à l’esprit. La femme de la Tradition acceptait sa passivité, son don de soi et sa fidélité a l’homme au nom d’un idéal transcendant, conformément à un ordre supérieur. Sa fonction ne lui était pas imposée : sur un pied d’égalité absolue avec l’homme, elle choisissait le destin qu’elle ressentait comme sien, le modelant selon un paradigme cosmique : sa liberté, c’était son amor fati, et sa puissance, sa passivité.
La femme créée par le progrès, transformée par la société en un instrument aveugle, identifiée grossièrement à la fonction biologique de la reproduction, subit un destin quelle ne peut plus reconnaître comme sien car, au lieu de la conduire au dépassement de soi, il l’enchaîne au plan le plus matériel de l’existence.
Féminité et féminisme moderne. (Troisième partie : Les chemins de la perversion).
Les femmes de l’apocalypse. (Première partie : La crise du monde moderne).
Les femmes de l’apocalypse. (Deuxième partie : La prostituée de Babylone et la Vierge-Mère).
Les femmes de l’apocalypse. (Troisième partie : Le Sabbat de l’An 2000).
Source : « Femminilità e femminismo. Saggio sulla Donna nel Mondo della Tradizione », ouvrage d’ Edy Minguzzi publié à Gênes en 1980.