Féminité et féminisme. La femme dans le monde de la Tradition. (Introduction).
LORSQUE MEURT LE MYTHE.
Nous avons jusqu’ici examiné les grands principes de la cosmologie traditionnelle selon laquelle — de l’infiniment petit à l’infiniment grand, dans la multiplicité de ses manifestations — la marche de l’univers doit ramener à l’Un, équilibre parfait entre deux pôles opposés, harmonie des contraires dans leur complémentarité : équilibre de l’Homme et de la Femme dans l’Androgyne — comparable à l’équilibre des protons et des électrons au sein de l’atome —, du moi et du subconscient chez l’être humain.
D’autre part, nous avons observé que l’acceptation de la cosmologie traditionnelle impliquait également celle d’une certaine éthique : si tout ce qui existe participe soit de l’un, soit de l’autre pôle, tout doit tendre à en incarner l’essence de la façon la plus pure et qui corresponde le mieux à sa forme idéale.
Sur cette base, nous avons examiné les manifestations du pôle féminin dans les hiérophanies et les théophanies hypostasiées que le passé nous a léguées, mettant en évidence le substrat éternel auquel se relient ses diverses (et, dans certains cas, apparemment contradictoires) représentations.
Ensuite, nous avons analysé les rapports réciproques existant entre les manifestations du féminin (Déméter, les Amazones, Aphrodite, la Femme Divine) et, pour finir, projeté cette dialectique dans la réalité historique en traçant les grandes lignes, à la lumière de la cosmologie traditionnelle, d’une interprétation du monde antique et de certains aspects de la réalité contemporaine.
Nous en sommes ainsi arrivés à examiner les manifestations archétypales du féminin chez la femme, identifiant, d’une part dans la « Vierge Sophia » et, d’autre part, dans la « Sorcière » les deux aspects les plus cohérents et les plus complets de la féminité, lesquels expriment tous deux une auto transcendance : ascendante chez la Femme Divine, descendante chez la Femme Diabolique.
En d’autres termes, nous avons traité jusqu’ici des modalités de manifestation du féminin -— soit dans un sens absolu (achronique et archétypal), soit en relation avec le devenir historique —-, arrivant à la conclusion que le passage de l’« âge d’or » au « quatrième âge » signifiait une décadence du monde de la transcendance à celui de la matérialité — ou, pour conserver la métaphore des deux pôles, de la spiritualité ouranienne et solaire du principe viril au naturalisme tellurico-lunaire du principe féminin. Ce qui, en dernière analyse, est précisément la caractéristique de notre époque, comme l’affirme Marx lui-même (orfèvre en matière de matérialisme) : « (…) Le rapport de l’homme à la nature est immédiatement son rapport à l’homme (…). Dans ce rapport apparaît donc de façon sensible, réduite à un fait concret la mesure dans laquelle, pour l’homme, l’essence humaine est devenue la nature, ou celle dans laquelle la nature est devenue l’essence humaine de l’homme ».
C’est pourquoi, de nos jours, la véritable essence humaine (celle qui est primordiale, authentique, originelle), on la cherche chez le singe. On en étudie avec anxiété les faits et gestes, convaincu qu’y est cachée la forme archétypale de la nature d’Adam. « (…) On peut se plaire à reconnaître, dans certaines attitudes singulières (des singes), l’esquisse de formes désintéressées d’activité ou de contemplation. Fait remarquable : ce sont surtout les sentiments que nous associons volontiers à la partie la plus noble de notre nature, dont l’expression semble pouvoir être identifiée le plus aisément chez les anthropoïdes : ainsi la terreur religieuse et l’ambiguïté du sacré ». Quelle consolation, en effet ! — même si elle est un peu gâtée par la constatation ultérieure que ces phénomènes sont seulement des manifestations rudimentaires : il semble radicalement impossible de « pousser ces ébauches au-delà de leur expression la plus primitive ».
Mais, soutenus par l’opinion publique, les savants ne se découragent pas : et, en effet, quoi de plus digne d’éloges aujourd’hui que de réduire le supérieur à l’inférieur ?
Le caractère dominant de notre époque avait déjà été prévu et décrit par les auteurs de la Tradition comme une phase irréversible et fatale du déclin et de la désintégration de l’esprit consécutifs à l’abandon définitif de la voie vers la transcendance — selon une assimilation progressive du pôle viril au matérialisme, au mécanisme et aux lois aveugles du devenir, inhérents au pôle féminin.
On peut ne pas partager le jugement sévère porté par la Tradition sur notre époque, laquelle apparaît globalement comme l’ultime étape de la décadence. Mais si l’on fait abstraction d’un tel jugement, il faut bien reconnaître que les aspects caractéristiques de notre époque correspondent à ceux que l’Antiquité avait avec clairvoyance prédits. En effet, notre monde est la manifestation de ce que la pensée traditionnelle avait, ainsi que nous l’avons vu, défini comme dominé par le féminin qui ne fait désormais pratiquement plus qu’un avec l’indifférencié : matérialisme, scientisme, phénoménisme, égalitarisme (en tant qu’abolition de la différence, qu’elle soit aristocratique, méritocratique, ploutocratique, sexuelle, intellectuelle ou caractérielle) et prééminence du féminin sous toutes ses manifestations.
Nous sommes confrontés à une réalité objective : si l’on croit à un principe métaphysique comme clé interprétative de ce qui existe, celle-ci est porteuse d’une signification, elle assume donc une valeur particulière et une fonction déterminée (imposant, par conséquent, une finalité bien précise) ; mais si l’on ne croit pas à un tel principe, alors la signification, la valeur, la fonction et la finalité disparaissent (conclusion à laquelle l’existentialisme parvient selon d’autres voies) ou bien se prêtent aux interprétations les plus divergentes (débouchant sur le conservatisme mesquin et les conventions purement extérieures de la « morale bourgeoise ») ou, enfin, prennent une direction diamétralement opposée — exactement comme le monde de la matière s’oppose à celui de l’esprit. Celui qui est totalement immergé dans une Weltanschauung matérialiste et y participe sans réserve est contraint d’en suivre la logique dont il est partie prenante, si bien que chaque développement lui apparaît comme un progrès, que chaque étape du processus de matérialisation lui apparaît comme une libération par rapport à des schémas qui, s’ils étaient excellents dans le cadre d’une éthique tournée vers le dépassement de l’humain, se révèlent aujourd’hui dénués de tout fondement.
Saint Anselme s’était évertué à prouver l’existence de Dieu avec son fameux raisonnement ontologique ; le divin existe parce que nous en possédons le concept — si bien que même l’athée niant Dieu, par le simple fait qu’il le nie, démontre qu’il en possède le concept et en affirme par là même l’existence. Autour des années Mille, ce raisonnement parut sacro-saint, et lorsque le moine Gaunilon se leva pour protester que, pourtant, l’athée du psaume biblique niait aussi qu’il possédait le concept de Dieu, les « souriantes et concises phrases » du Liber Apologeticus suffirent à le faire taire — tant il était évident au Moyen Age que chacun portait en soi une étincelle de transcendance. Le Liber pro insipiente de Gaunilon eut à l’époque le seul mérite de permettre à saint Anselme une démonstration encore plus triomphale et plus écrasante, a priori et a posteriori, urbri et orbi, de sa pensée. Le sort de Gaunilon fut comparable à celui de l’ilio d’Ugo Foscolo : « ressuscitée, mais pour rendre plus belle encore l’ultime victoire des Pelides fatals ». Et, à vrai dire, celui d’Anselme fut effectivement en ce domaine l’un des derniers triomphes. Or, aujourd’hui, si la culture de masse accordait encore une place au Moyen Age, le Liber pro insipiente jouirait d’une popularité bien méritée tant il semble avoir été fait exprès pour la mentalité moderne. Car, s’il est vrai que l’existence de Dieu se déduit du concept du divin inscrit en l’homme, de nos jours une telle existence pourrait difficilement se déduire puisque son concept même a disparu. C’est la revanche de Gaunilon et — absit injuria verbo — de l’insipient.
Ce qui, à l’origine, était supra ordonné et suprarationel (et qui, comme tel, se posait comme l’unique clé herméneutique de la réalité) devient irrationnel et a, par conséquent, lui-même besoin de rationalisations et d’interprétations. Les directives cosmologiques et éthiques auxquelles jadis se conformait la psyché se réduisent maintenant à une petite morale soit sociale, soit faite d’habitudes, à un insignifiant Super-Moi conventionnel qui, au lieu de mener à la conscience de soi, en interdit l’accès et, plutôt que de conduire à l’harmonie parfaite entre l’homme et le cosmos, interdit tout développement normal du caractère. Les archétypes n’existent plus en tant que déterminations primordiales du pur esprit — ils deviennent des « complexes innés » et, au lieu de modeler la psyché individuelle comme le voulait Platon, la désintègrent. « (…) La possession du Moi par un archétype transforme un être et l’oblige à n’être qu’une figure collective, une sorte de masque, derrière lequel l’humain ne peut plus se développer mais s’atrophie » (Jung).
Le remède cathartique est devenu poison.
Avec de telles prémisses, il est bien évident que l’éthique et la métaphysique traditionnelles que nous relate l’histoire deviennent de simples conventions sociales : dépouillées de leur fonction de guide suprahistorique et intemporel, elles subissent la loi du devenir et sont mises sur le compte de la culture et des intérêts sociaux des classes dominantes successives.
La polarité Être-devenir se transpose en dichotomie culture-nature — la seconde réduite à son expression purement biologique, la première vidée à tel point de sa substance qu’elle ne représente plus qu’un code conventionnel de la vie en société, lequel se modifie perpétuellement en fonction des exigences contingentes de la société dont il est le produit. La culture ne forme pas : elle est formée. Si bien qu’on peut toujours la remettre en question — ce qui, pour la pensée moderne, n’est pas l’indice même d’une question mal posée : c’est au contraire la plus sublime prérogative de la démocratie. On peut carrément dire que cette disponibilité de la culture à être « en voie de formation » est justement ce qui assure sa prééminence sur la « nature », laquelle évolue plus lentement en atrophiant ou en hypertrophiant les organes que le principe de fonctionnalité et d’utilité sociale sélectionne successivement.
Ceci dit, en ce qui concerne la thèse qui est la nôtre, la différenciation des rôles sexuels est aujourd’hui essentiellement, et de façon définitive, considérée comme un fait culturel. « (…) Il est grand temps d’en finir aussi bien avec le biologisme en général, qu’avec l’aspect particulier qu’il prend ici, c’est-à-dire avec ce qu’on a appelé le dualisme biologique qui distingue les sexes l’un de l’autre et qui se reflète dans la vie mentale », soutient, par exemple, J. Mitchell, disciple de Freud.
Le dualisme étant un fait de culture, on peut donc le remettre en question ~ et éventuellement l’abolir, s’il ne revêt plus aucune signification pour la société.
Le matérialisme a fini par absorber la dyade métaphysique et il l’a redissoute dans l’indifférencié. Arrivée à ce point, la Tradition est muette : c’est la « longue nuit » de l’âge du Loup au sortir de laquelle surgiront peut-être les « hommes de l’aurore » pour ouvrir un nouveau cycle, une fois que le baptême d’un autre déluge aura régénéré le cosmos.
La seule qui puisse parler, maintenant, c’est la science — elle qui du grand organisme de l’univers ne voit que le tissu épithélial — et encore, pas complètement ; penchée sur son microscope, elle observe les « virus » qui lui sautent aux yeux et se creuse la cervelle pour savoir d’où ils peuvent bien provenir, ce qu’ils feront et où ils finiront par aller.
Devant l’inconnu, toute explication est plausible, toute conjecture est envisageable : c’est pourquoi la science est si tolérante vis-à-vis des interprètes du réel — pourvu, bien entendu, qu’ils se fondent sur des bases rigoureusement « scientifiques » !
Féminité et féminisme moderne. (Deuxième partie : Le marché aux femmes).
Féminité et féminisme moderne. (Troisième partie : Les chemins de la perversion).
Les femmes de l’apocalypse. (Première partie : La crise du monde moderne).
Les femmes de l’apocalypse. (Deuxième partie : La prostituée de Babylone et la Vierge-Mère).
Les femmes de l’apocalypse. (Troisième partie : Le Sabbat de l’An 2000).
Source : « Femminilità e femminismo. Saggio sulla Donna nel Mondo della Tradizione », ouvrage d’ Edy Minguzzi publié à Gênes en 1980.