Féminité et féminisme. La femme dans le monde de la Tradition. (Introduction).
LES SORCIÈRES. LES VISAGES DE LA SORCIÈRE.
Eros, société et névroses.
A titre de conclusion à la première partie (…), il nous est apparu opportun d’examiner de près une incarnation du féminin qui réapparaît sous diverses modalités tout au long des siècles — au point que même récemment, à l’ère sans âme des machines, certains y ont vu l’essence la plus profonde de la femme : ce qui, sous certaines réserves, n’est peut-être pas faux. Il s’agit de la sorcière.
D’innombrables définitions de la sorcellerie ont été énoncées, ce qui tendrait à prouver que, loin d’avoir saisi le sens profond d’un tel phénomène, on s’est surtout borné à en observer les aspects extérieurs (variables d’une époque à l’autre et d’une région à l’autre) pour ensuite, sur ces bases fragiles, se mettre à porter des jugements subjectifs, influencés par une quantité de mythes et de phobies séculaires.
II en existe une interprétation psychologique, qui réduit ce phénomène à une explosion collective d’hystérie circonscrite à époque de l’Inquisition : trop répressive, la foi religieuse aurait créé des tabous sexuels qui provoquèrent finalement des accès de crise névrotique. En témoigneraient les épisodes hallucinants dont des couvents entiers de religieuses cloîtrées furent les protagonistes et où le démon qui tourmentait ces malheureuses présentait des traits indubitablement érotiques. L’interprétation est certes simpliste, mais on ne peut nier l’évidence : cela aussi fut un aspect de la sorcellerie.
L’interprétation « sociale » ne manque pas à l’appel et elle prétend fondre la précédente dans un ensemble beaucoup plus vaste : ce n’est pas seulement l’Église, mais l’ensemble de la société médiévale -— avec la misère, l’exploitation et l’avilissement, notamment de la femme — qui furent responsables de cette épidémie de névroses et la cause de la révolte contre la gestion « machiste » de la société et donc de l’ordre établi. C’est la thèse de Michelet né à l’époque de la Révolution française et qui vécut à l’apogée du positivisme. La sorcière de Michelet est rousseauiste, jacobine et progressiste, son créateur y vit même l’ancêtre des savants modernes : celle qui sut pour la première fois observer la nature et y découvrir les herbes médicinales. « Avec elle a démarré l’industrie, et particulièrement l’industrie souveraine (i.e. la médecine), celle qui guérit et rénove l’homme », affirme Michelet, restreignant à ceci la signification de la sorcière, bien que dans l’introduction, citant Sprenger – et d’autres auteurs, il ait quasiment visé juste.
On y lit en effet : « On doit dire l’hérésie des sorcières , et non pas des sorciers ; ceux-ci n’ont aucune importance (…) ; pour un sorcier, dix mille sorcières (…) ; la Nature les a faites sorcières (…) C’est le génie propre à la femme et à son tempérament plus que Circé et Médée, elle possède le sceptre du miracle naturel, et elle a comme soutien et comme sœur la nature ».
Ces intuitions sont restées sans suite : l’auteur limite de façon drastique ce phénomène à une pure dialectique religioso-sociale et la circonscrit au Moyen Âge : « La Messe Noire du XIVe siècle fut le grand et solennel défi lancé à Jésus (…) ; ces créations terribles ne sont pas venues par le long filon de la tradition. Elles jaillirent de l’horreur du temps. Quand la sorcière est-elle née ? Aux temps fermés à l’espérance ». C’est ainsi que revient à la sorcière médiévale de porter tout le poids, et l’honneur, de l’entière corporation. Cela n’empêche pas le portrait brossé par Michelet d’être pertinent, niais ce n’en est qu’un parmi tant d’autres.
Tremblez, tremblez, revoici les sorcières.
Et puis sont arrivées les féministes qui, sans s’embarrasser de complications médiévales, virent dans les sorcières une préfiguration d’elles-mêmes, puisque (au nom de la science, des dieux païens, de la psychanalyse ou du brave Belzébuth, comme on voudra) les ancêtres médiévales créèrent pour leur propre compte, finalement, le premier mouvement de libération de la femme en osant s’opposer à l’androcratie. S’il est tout à fait exact qu’elles s’opposèrent au mâle, elles n’en furent pas pour autant les premières féministes.
Elles ne le furent pas, même si le slogan féministe d’aujourd’hui (« Tremblez, tremblez, revoici les sorcières — Gare à vous, gare à vous, les sorcières ce sont nous ») prétend évoquer une sinistre atmosphère d’horreurs sataniques destinée à épouvanter les mâles, à l’instar de la tête coupée de la vieille Méduse.
Mais si l’on considère les effets de la campagne de propagande féministe, if paraît évident que l’esprit hautain de la sorcière de jadis n’aurait pas accepté l’offre d’une réincarnation a l’époque qui est la nôtre et serait restée là, courroucée, à compter ses herbes au clair de lune. Comment se fait-il que la transmigration des âmes n’ait pas eu lieu ? Quoi qu’il en soit, les temps sont, aujourd’hui encore, « répressifs » pour la femme : les tabous (et les névroses qui s’y rattachent) existent toujours et l’on cherche à revenir à la médecine naturelle et à l’herboristerie. Quant à l’esprit progressiste, il suinte de toutes parts. Nous disposons de tous les ingrédients qui, selon les spécialistes, devraient faire exploser le phénomène « sorcière » — y compris les anathèmes cléricaux qui favorisent les « hérésies ». En ce domaine, à dire vrai, on peut remarquer ici et là quelques velléités « hérétiques » : sans doute à l’imitation de l’antique rébellion satanique, les féministes om pris d’assaut un jour la cathédrale de Milan « en signe de protestation », ont lancé au vent leurs tracts et se sont bornées à de sarcastiques commentaires sur la désormais bimillénaire sexophobie catholique. Mais elles n’ont rien obtenu en échange.
Même pas l’honneur d’une nouvelle Inquisition, bien qu’elles se proclament « sorcières » à tue-tête. Le pouvoir établi les a placidement dispersées, a fait nettoyer par les employés municipaux les immondices qu’elles avaient éparpillées au cours de leur promenade et fait grimper les plus irréductibles dans des paniers à salade -— à la grande joie des mâles présents qui se tenaient les cotes.
Les sorcières du temps jadis pouvaient au moins compter sur l’assistance d’un exorciste qui prenait soin de leurs âmes, et leur exécution mobilisait des provinces entières ; on les accompagnait au bûcher en battant le tambour tandis que les cloches sonnaient à la volée. Et elles, du haut de leur charrette, grinçaient des dents, semant la terreur parmi les hommes, les femmes et les enfants. Quant à leurs mixtures, mis à part le fait qu’elles n’avaient pas l’habitude de les éparpiller à travers les rues, personne, et les balayeurs moins que quiconque, n’aurait osé les toucher : on avait coutume de les brûler, comme on le fait avec les saintes reliques : le sacrum contamine ! Pourquoi donc cette différence de traitement, pourquoi cette « injustice sociale » et cette chute de niveau ? Â l’évidence, parce que les sorcières faisaient peur — ce qui n’est pas le cas des féministes.
Leurs revendications peuvent bien être « sacro-saintes » (et qui le nie ?), elfes ne font pas peur. Elles relèvent de l’évolution normale des temps, de ta dialectique — qui se déroule au grand jour — entre le pouvoir et le monde du travail. Si l’on considère les choses du point de vue des mâles les plus rétrogrades, qui sont la grande majorité, quel peut bien être leur crédit politique, qu’est-ce que demandent finalement les féministes, par-delà les slogans sur la « dignité de la femme », la « réalisation des femmes au foyer » et l’« égalité sociale » ? Avec cynisme, les hommes n’y ont vu que la réclamation de quelques dollars de plus. Et eux, habitués qu’ils sont depuis des millénaires à payer pour se procurer une femme — quel que soit le titre sous lequel ils se l’approprient : prostitution, concubinage ou mariage — ont bien commencé par rouspéter un peu mais, à la fin, se sont laissés convaincre. Toutefois, cela ne leur fait pas peur. Que voulaient-elles encore ? L’égalité dans le travail ? Mais puisque les hommes ont déjà l’habitude, avec leurs mères et leurs femmes, d’être bien cois à la maison, l’idée de subir le même sort au bureau n’avait rien d’épouvantable, après tout. Au reste, les femmes sont souvent plus intelligentes, pratiques, précises et capables que les hommes, si bien que leur céder les postes de responsabilité devient presque un soulagement.
Ceci non plus ne fait pas peur. Les féministes veulent aussi l’ « autogestion des corps » et la « libération des tabous », mais cela ne fait pas davantage peur aux hommes, et aux « phallocrates » moins que quiconque ; il semblerait même qu’ils soient parfaitement d’accord là-dessus ! C’est depuis des siècles qu’ils prient pour que leur soit accordée une telle faveur — ce qu’ils traduisent de façon expéditive par : « des femmes libres et disponibles ». Quant à l’avortement, il n’est pas d’homme qui ne soit disposé à souscrire avec soulagement à sa législation. C’est autant de responsabilité de moins, autant de « mariages de réparation » évités ! D’autant plus, penseront les plus cyniques, que ce sont une fois de plus les femmes qui subiront l’intervention.
Force est donc de constater que, lorsque les hommes affirment que les féministes « font peur », ils ne font nullement allusion à la mystérieuse crainte du sacré, au tremblement qui vous saisit devant la puissance du mystère, à la suprême terreur qui fit dire au poète : « Quelle est celle qui vient et que tous les hommes regardent — et qui fait trembler l’air de son éclat ? ». Ils expriment simplement leur bestialité, déformant avec un cynisme voulu leur programme : éviter d’être « un objet de désir sexuel.
Et même si l’on met de côté les réactions plus ou moins ironiques des gens qui ne veulent et ne savent comment interpréter ce phénomène, si nous nous référons au jugement de quelqu’un qui considère les revendications des féministes en pleine connaissance de cause, force est de constater qu’il n’y trouve aucun motif de « peur » Compte tenu des réalités de l’époque qui est la nôtre, les revendications des féministes sont bien timides et honnêtes, nonobstant le tumulte, les convulsions et les caprices qui ont jusqu’ici jalonné leur route. Dans tout ceci, le visage énigmatique et terrible de la sorcière n’apparaît guère, même de loin. Tout au plus peut-on y voir la trogne essoufflée et violacée de la brave ménagère qui, un beau jour, n’en peut plus et hurle « Assez ! » au milieu de piles d’assiettes sales, de couche-culotte et de détergents — et, suivant l’habitude désormais bien entrée dans les mœurs, descend-elle aussi dans la rue pour… y laver son linge sale. Et toute métaphore mise à part, elle en a le droit plus que quiconque.
Quelle différence y a-t-il entre tout ceci et puis les herbes cueillies dans les cimetières au clair de lune, les chats noirs, les osselets de nouveau-nés et la légendaire mandragore, qu’il convient de mélanger dans de ténébreux philtres d’amour ou de mort ?
Ici on ne peut appliquer la formule « mutatis mutandis », car ce n’est pas une simple question de forme : pommes sautées contre mandragore, bœuf en daube contre potions, couche-culotte contre pattes de crapaud. La différence est ailleurs : la féministe implore la société androcratique de lui concéder un peu d’importance en échange de son travail, et si elle ne l’obtient pas, elle fait exploser « sa colère ». Mais la sorcière n’implore personne, car le pouvoir, elle le possède déjà. Voilà pourquoi les hommes rient des féministes mais craignent les sorcières. On le savait déjà à l’époque de Shakespeare : sa « mégère » est bien vite apprivoisée par le premier « phallocrate » qui’ l’emporte chez lui — mais personne ne peut apprivoiser les sorcières de la lande désolée qui, au milieu des vapeurs s’échappant des profondeurs de la terre, poussent Macbeth au massacre et le poursuivent ensuite jusqu’à la mort.
Entre la « commère » et la sorcière, de même qu’entre les féministes et la femme, il y a une différence de pouvoir : un pouvoir que l’on ne peut pas recevoir des autres, que l’on ne peut pas plus implorer qu’usurper.
Il existe un art qui apprend à le susciter et à le canaliser en fonction des buts que l’on s’est fixés : les sorcières connaissaient cet art — alors que les féministes n’en soupçonnent même pas l’existence.
Ceci posé, c’est un non-sens que de vouloir faire de la sorcière l’incarnation universelle de l’éternel adversaire de toutes les phallocraties plus ou moins institutionnalisées en un pouvoir politique. Un fait, entre autres, le montre clairement : s’il est vrai que notre siècle est celui des phallocrates, il est non moins vrai qu’en ce siècle, personne n’a jamais vu de ses yeux la moindre sorcière.
Le dieu cornu.
La définition qu’en donne l’Église nous paraît la plus digne de foi, elle qui, après tant d’exécutions sommaires, devrait avoir acquis une compétence souveraine en la matière -— qu’il s’agisse du statut de la sorcière ou des méthodes les plus éprouvées pour la reconnaître et, par conséquent, l’éliminer.
Or, l’Église l’accusait d’hérésie. Les maleficae foeminae alimentaient les résurgences du substrat religieux pré-chrétien : leurs rites se déroulaient à proximité des lieux jadis consacrés aux cultes païens, druidiques notamment, et le sabbat présentait souvent les traits de l’orgie de type démétrien ou dionysiaque. On parlait également d’une divinité cornue (et la corne, nous l’avons vu, est un symbole lunaire) du nom de Cernunnos (« le Cornu », de la même forme tirée du latin cornus, en grec keras, « la corne »), objet d’un culte souterrain depuis le fond des âges, comme toutes les divinités lunaires et chtoniennes, et qui était tout particulièrement chère aux sorcières. Et puisque, comme chacun sait, l’être cornu et infernal est le démon, on en a déduit que les sorcières adoraient le démon — ce qui, les réserves qui s’imposent une fois faites, avait néanmoins un fond de vérité. En fait, sous le prétexte affiché de faire la chasse aux sorcières se cachait la volonté d’extirper tout résidu des antiques religions païennes — qui avaient pris racine tout spécialement parmi le petit peuple — dans le but de consolider et de promouvoir la foi chrétienne. Et le meilleur moyen était encore d’isoler les adeptes des anciens rites et de les discréditer aux yeux du peuple en attribuant à leurs cérémonies {qu’il s’agisse des tristement célèbres sabbats ou des orgies agraires pour obtenir la fertilité) de sinistres et ténébreux pouvoirs maléfiques, en identifiant leurs dieux au démon et en taxant d’immoralité leurs assemblées.
Mais la sanguinaire croisade contre les sorcières ne fut pas seulement le fait de l’exclusivisme intolérant de la religion chrétienne. L’extinction des rites païens était également un prétexte pour une chasse plus impitoyable et, en un certain sens, plus nécessaire. Car dans certains des rites antiques était enfermée une force, antérieure aux religions comme aux hommes, que seules les femmes (les sorcières, précisément) savaient invoquer et diriger sur les individus et, parfois, sur des communautés entières. Dire qu’il s’agissait de la « force du démon » ne voulait rien dire. C’était un pouvoir aux mille visages, insaisissable er indéfinissable — comme la nuit, comme l’abîme, comme la lumière illusoire de la Lune. Le combattre et, surtout, neutraliser le principe qui l’inspirait, telle était l’obsession de l’Église : le détruire pour n’être pas détruite par lui. Or, il n’est pas difficile de lui donner un nom : c’est l’éternel pouvoir du féminin. C’est pourquoi « on doit dire l’hérésie des sorcières, et non pas des sorciers », comme le faisait très justement remarquer Michelet. La sorcière assume les valences inférieures du féminin, ce qui amenait notre auteur à conclure : « C’est le génie propre à la femme et à son tempérament. La nature les a faites sorcières ».
Et, si l’on se fonde sur ce que nous avons exposé jusqu’ici, il semble difficile de lui donner tort.
Le pacte avec le diable.
Il est donc opportun d’examiner de plus près ce pouvoir, ou « génie », propre à la femme.
La sorcière est le « condensateur » des énergies cosmiques inhérentes au pôle féminin. En acceptant sans réserve sa propre féminité, en la développant et en l’activant ésotériquement à travers sa fusion avec tous les autres aspects cosmiques exprimant le sacrum féminin, un mystérieux courant traverse le circuit qui relie la Femme, la Terre, les Eaux et la Lune. Tel est le pouvoir de la sorcière. Aujourd’hui, c’est avec une ironie condescendante que l’on considère la thèse des Scolastiques qui, au Moyen Age, élaborèrent et systématisèrent la théorie du « pacte avec le diable » auquel les sorcières devaient leurs pouvoirs surnaturels. Mais rien ne justifie une telle ironie : le Diable, le Grand Pan, Dionysos sont des synonymes qui désignent une même réalité — la force-vie de la Terre à laquelle seule la femme peut totalement parvenir. Sous un tel éclairage, les interprétations plus ou moins historicistes examinées plus haut apparaissent à la fois partiales et fragmentaires. Il est exact qu’il s’agissait de névroses provoquées par la répression sexuelle, mais il conviendrait surtout de préciser qu’une telle répression ne fit que développer le sens du sacrum sexuel ainsi que la conscience profonde et mystérieuse de la polarité. Reich relève a juste titre qu’Eros n’est pas une simple « pulsion », comme le croyait Freud, mais une énergie : une énergie qui, lorsqu’elle ne trouve pas d’issue, finit par exploser. Dans certaines religions orientales (et sans doute, à l’origine, dans la religion catholique), la continence avait pour but d’accumuler une telle énergie pour ensuite la canaliser dans un sens transcendant ; et le « serpent Kundalinj », situé derrière les organes sexuels, est probablement la transcription symbolique de cette énergie qui, réveillée, devait passer par les sept centres vitaux pour arriver au « troisième œil », c’est-à-dire à la vision supérieure. L’« hystérie » des sorcières, et notamment celle des moniales du Moyen Age, pouvait réellement être l’expression d’une explosion de cette énergie qui n’avait pas été préalablement canalisée à des Fins transcendantes.
De même peut-on contester la réduction de ce phénomène à une simple révolte féminine contre une situation économico-sociale difficile, comme le fait Michelet : des situations similaires se sont souvent présentées au cours de l’histoire sans que, pour autant, l’on enregistre tout d’un coup une prolifération pandémique de sorcières. La motivation « sociale » joua certainement un rôle, tout comme l’orientation androcratique de la culture. L’une et l’autre allaient dans le sens d’une mortification matérielle et morale, incitant la femme à chercher sa propre voie de réalisation. Mais le phénomène de la sorcière, loin de se réduire à une lutte sur le plan matériel de l’histoire, se développa dans le sens de la transcendance. Ce fut la lutte entre deux types d’ascèse : l’ascèse virile, qui renouvelait le cycle héroïque avec la Chevalerie et cherchait ainsi sa propre restauration, et l’ascèse féminine qui, si elle ne parvenait pas à se sublimer en une forme divine, retrouvait alors la voie de la nature et de la possession dionysiaque.
C’est pourquoi l’on peut, dans certaines limites, affirmer qu’il n’existe pas de sorcières en dehors du Moyen Âge car, parmi les époques sur lesquelles nous possédons une documentation suffisante, le Moyen Age fut celle qui, plus que toute autre, vit confluer et se réaliser les conditions nécessaires à un dépassement : les deux pouvoirs, royal et sacerdotal, hiérophanies de la polarité primordiale, se combattant au grand jour ; l’atmosphère millénariste, qui ne pouvait qu’inciter à des pensées transcendantes ; la constitution, par suite, de sectes initiatiques ; l’effervescence des esprits, destinée à déboucher sur de puissantes réalisations ascétiques individuelles (c’est le cas de Dante) ou sur des crises mystico-sensuelles (c’est le cas d’un Jacopone de Todi, entre autres, et, dans un cadre plus vaste, celui des sorcières).
La drogue sacrée.
Vu le caractère extrêmement particulier de la sapience des sorcières, il est bien évident que leurs médecines magiques n’avaient rien à voir avec notre moderne pharmacopée. S’il est exact que pour « se rendre au sabbat » elles utilisaient des aphrodisiaques et des hallucinogènes — tels que la belladone, la jusquiame, l’opium, l’aconit, le pavot et le chanvre —, il s’agissait toutefois de plantes universellement connues dès l’époque d’Hipparque : ce n’est pas aux sorcières que l’on doit le mérite, ou la honte, de leur découverte, encore moins des applications pharmaceutiques qui se sont développées jusqu’à nos jours. En outre, il est bon de souligner au passage que l’usage de tels stupéfiants, connu dans toute l’Antiquité, était cependant strictement limité aux pratiques rituelles : il servait aux prêtres et aux initiés des sectes ésotériques — préalablement préparés à en maîtriser et à en diriger les effets — pour favoriser le dépassement de l’état normal de conscience et l’accès à un plus haut degré de celle-ci. Seul le monde moderne pouvait dénaturer le sens et le but de ces pratiques cultuelles au point d’en inverser les effets et de les réduire à un instrument d’autodestruction insensé. Mais ce ne sont pas les sorcières qui en portent la responsabilité ! Les « maleficae foeminae » se servaient de ces plantes uniquement à des fins admises par la Tradition elle-même : pour favoriser l’éclosion d’un certain état psychophysique qui mène à l’extinction du Moi et au passage a une autre dimension en laquelle le cosmos se révèle dans sa totalité. Ce n’est qu’à travers l’accès à un tel niveau de conscience que les sorcières « apprenaient » le secret des philtres. Les potions magiques n’étaient rien d’autre que le réceptacle d’une force préexistante, le prétexte matériel qui servait de support à la manifestation de celle-ci : la preuve en est que les recettes magiques dont la connaissance s’est transmise jusqu’à nous n’ont rien révélé qui puisse prouver leur efficacité — du moins, matériellement.
L’attitude de la sorcière vis-à-vis de la nature était diamétralement opposée à celle du savant : intuition contre rationalité, rituel magique contre expérimentation en laboratoire ; choix de remèdes au nom de principes considérés aujourd’hui comme « absurdes », tels que la loi des analogies ; et, surtout, conviction que ce n’était pas le remède lui-même, mais le pouvoir de celui qui le préparait (un pouvoir obtenu aux racines de la vie) qui garantissait la guérison ou la mort. La sorcière descendait au cœur de la nature et se fondait avec elle, en s’anéantissant ; alors que le médecin vigilant et attentif demeure à l’extérieur, se bornant à observer, à disséquer et à cataloguer. A la sorcière, la nature révélait sa vie profonde : mais que peut-elle révéler a l’ingénieur chimiste ou au médecin qui en font l’autopsie ? Rien — ne serait-ce que pour le simple fait que l’autopsie se pratique sur des cadavres.
Seule, peut-être, l’Église eut l’intuition de la véritable essence de la Sorcière et du type de rapports qu’elle entretenait avec la nature : c’est pourquoi sa condamnation fut d’autant plus sévère qu’elle était plus cohérente — nonobstant toutes les horreurs des chambres de tortures et des exterminations en masse.
Les Chrétiens virent dans la sorcellerie un retour des mystères d’Eleusis et du dionysisme car les ménades s’en remettaient précisément au substrat tellurique pour atteindre à la puissance du féminin : à une nature animée, mystérieuse et non rachetée qui, en tant que telle, revêtait très exactement les traits du « démon », La religion, qui avait sublimé sa Grande Mère en une Vierge Sapientielle, la purifiant des scories du vieux culte tellurico-maternel, ne recula pas devant une nouvelle croisade (aussi sanguinaire, odieuse et inhumaine fût-elle) pour chasser à nouveau aux Enfers les modernes incarnations d’Aphrodite Chtonienne, d’Isis la Noire et de Durgâ-Kâli,
Le pouvoir des enfers.
La parapsychologie, Inquisition profane.
Nous avons vu en quoi consistait le pouvoir de la sorcière : atteindre aux lois cachées qui régissent le cosmos, capter les énergies invisibles qui, comme une trame occulte, se tiennent derrière les phénomènes réels, afin de les activer et de les diriger de façon consciente.
La possibilité d’entrevoir dans le résultat de telles pratiques, spécialement lorsqu’elles sont couronnées de succès, une « revendication sociale », un apostolat médical ou encore un délire névropathique, peut, à vrai dire, être écartée. Par contre, il nous est donné de constater avec certitude le développement de facultés que, aujourd’hui, voulant faire feu de tout bois (comme, ailleurs, Hegel avait observé que « la nuit, toutes les vaches sont noires »), l’on a l’habitude de qualifier de « paranormales ».
Les temps changent —- les distances et les canons de la popularité aussi, A la sorcière également, on faisait faire le tour du village au milieu d’un public en délire — mais il s’agissait d’un chœur d’insultes et d’injures, et la promenade se terminait par un ignoble feu de joie. Aujourd’hui, bien au contraire, les heureux qui possèdent des « dons extra-sensoriels » font le tour du monde parmi l’admiration générale et, accueillis par une bien différente chaleur, ils offrent sans se faire prier (et lucrativement) leurs exhibitions au regard aiguisé de la science la plus clairvoyante —c’est-à-dire la « para-science » —, laquelle a au moins en commun avec sa plus myope et plus noble sœur la même obsession maniaque : se limiter scrupuleusement à l’expérimentation, disséquer le phénomène à la lumière de la raison et, chaque fois que c’est possible (ou par excès d’acrimonie), confier les données à des cerveaux électroniques pour, ensuite, étiqueter doctement et avec diligence ses différentes manifestations sous le nom de psychokinésie, télékinésie, psychométrie, Poliergeist, etc. — comme si le jargon érudit, qu’il soit grec ou allemand, simplifiait les choses, alors qu’il ne fait que les compliquer un peu plus. La conséquence, c’est que sous le phare brutal de tant de « lumières », l’essence subtile, impalpable et évanescente de la sorcière est définitivement partie en fumée avant d’avoir révélé son secret. Décidément, l’Occident n’a jamais suffisamment appris la leçon de Socrate qui recommandait de ne pas se limiter à l’aspect extérieur, mais de chercher le ti éstin, l’essence des choses, par-delà les apparences quantitatives et qualitatives.
Le fantôme de la sorcière, qui avait pourtant réussi à échapper aux bûchers du Moyen Age et aux anathèmes de la sainte Inquisition, n’a survécu jusqu’à nos jours que pour se faire incinérer de façon aseptisée dans les fours crématoires du rationalisme moderne et de sa profane Inquisition. Et ceux-là ne pardonnent pas !
La médiumnité.
La sorcière utilise dans des buts très différents le pouvoir qui lui vient de son contact magique avec la nature.
Le niveau le plus bas de ses facultés est constitué par la médiumnité, du latin médium, « moyen, intermédiaire ». La femme se dépersonnalise et se transforme en simple instrument, laissant le champ libre aux forces inférieures. Dans le cas de la médium, il y a certes un auto-dépassement, puisqu’elle va au-delà des simples capacités humaines, mais dans une direction descendante : ceci revient à se jeter dans le monde des forces obscures et chaotiques du préformel. C’est avec raison qu’Helena Blavatsky, fondatrice du mouvement Théosophique, fit observer : « La médiumnité est le contraire de l’adeptat : l’une est dominée, alors que l’autre domine ».
La médiumnité est un état qui, plus qu’un autre, fait appel aux caractéristiques féminines : la réceptivité, la passivité et le don de soi absolu, jusqu’à l’auto-anéantissement. Et, effectivement, la prééminence, numérique et qualitative, des femmes parmi ceux qui se livrent à ces pratiques — toujours opérées dans un état de conscience amoindrie : la prétendue « transe » —, cette prééminence ne peut, aujourd’hui encore, être niée. A ce stade, correspondant à l’annulation du moi, à la fusion avec le tout en dehors de l’espace et du temps, on peut constater des phénomènes tels que la clairvoyance, la télékinésie, la psychométrie ou la nécromancie (pour reprendre le langage « technique » désormais passé dans les mœurs).
L’évocation des « esprits des défunts », notamment, en dit long sur l’état médiumnique.
Par « esprits » nous entendons, comme le faisaient les Anciens, les énergies vitales au sens aussi bien mental (souvenirs, idées) que dynamique (impulsions, habitudes), énergies que l’âme, si elle survit à la mort, laisse derrière elle comme elle a abandonné son cadavre physique. Ces forces, rendues à la liberté parce que dissociées du noyau central de l’individualité qui en assurait l’unité, errent dans l’infrahumain, s’incarnant dans la médium qui véritablement « parcourt la voie de l’Hadès » et « suit le chemin des morts » — se trouvant elle-même, lors de la « transe », dans la même situation de dissociation d’avec son unité spirituelle que celui qui meurt vraiment.
La légende, ou la terreur ancestrale, veut que ces énergies libérées s’accrochent aux corps des vivants et sucent leur sang (i.e. leur énergie vitale) afin de conserver une apparence de vie ; la fable des vampires en est née mais on la trouvait déjà en germe dans la descente aux Enfers de Virgile : Enée doit verser le sang chaud d’une victime pour étancher la soif des larves qui sortent des replis bruineux de l’Hadès. Légende ou réalité, la croyance populaire a auréolé les sorcières de ce pouvoir sinistre : les larves venues des enfers qu’elles traînent derrière elles, sucent l’énergie de leurs infortunés voisins, jusqu’a ce que mort s’ensuive. C’est là une explication un peu trop simpliste d’un pouvoir beaucoup plus profond et subtil.
Le vampirisme.
L’obscure intuition d’un pouvoir vampirique chez la sorcière a pris corps dans la légende d’une présence venue d’en bas qui suce le sang », l’énergie et la vie.
Mais ce n’est pas au plan matériel qu’il convient de rapporter cette faculté « magique ». La sorcière, personnification de l’archétype féminin et, par conséquent. Femme Absolue, applique ses arts à la capture du principe de la virilité transcendante : tel est, métaphoriquement, le « sang » qui est sucé. Nous avons évoqué plus haut le pouvoir castrant de la femme. De nombreux autres mythes y font allusion : Circé, l’enchanteresse, attire vers sa nature matérielle les hommes quelle transforme en porcs ; la Sirène, synthèse de la Terre et des Eaux, virginité abyssale et indifférenciée, entraîne vers des récifs mortels les marins. Et Ulysse, qui a pourtant la force d’abandonner volontairement à la fois Pénélope (la femme-mère), Circé et la vierge Nausicaa, sait qu’il lui est impossible de ne pas céder à l’appel des Sirènes, manifestations primordiales du féminin, et se fait enchaîner au mât de son navire pour empêcher lui-même et les siens d’être victimes de leur chant magique. Un auteur comme Weininger affirme que, lors de l’étreinte, ce caractère vampirique se manifeste citez toutes les femmes : la femme est « la matière qui vient d’être formée et ne peut pas abandonner la forme {i.e. le mâle), mais la garder à elle éternellement ».
Mais, sans recourir aux mythes, il suffit d’observer certaines coutumes sexuelles, retenues bien à tort comme « anormales », chez les insectes. La mante religieuse tue le mâle après la fécondation, comme les abeilles exterminent les faux-bourdons après qu’ils aient rempli leur fonction. La même chose se passe au niveau cellulaire : le spermatozoïde qui parvient jusqu’à l’ovule, par qui il est attiré comme par un aimant, y ouvre une brèche qui se referme ensuite sur lui et l’emprisonne définitivement dans l’indifférenciation de la nouvelle vie.
Depuis toujours, la femme tue le mâle : soit en l’entraînant à « s’assimiler à sa nature propre » à travers l’érotisme comme but à soi-même, soit à travers la maternité, emprisonnant dans le devenir sa semence qu’elle incarne en un aveugle processus de reproduction. C’est la raison pour laquelle nous avons déjà eu l’occasion d’observer que certaines religions imposaient à leurs prêtres la chasteté, le fait « d’être pur de la femme ».
« Sorcière est la femme qui, laissant derrière elle les superstructures de la culture (qu’elle soit phallocratique, gynecocratique ou bien d’un autre type encore), est remontée à la matrice de son être profond et en suit les lois. Elle a le visage de Démêler et celui d’Aphrodite : mère et amante, car c’est sur ces deux fonctions que la nature a fondé sa domination du mâle. Ce n’est certainement pas à la sorcière que peuvent se référer les féministes d’aujourd’hui, elles qui, à la nature aphrodisienne, opposent le saphisme, et à la nature maternelle, la stérilité. Il n’y a peut-être qu’un aspect qui puisse leur donner quelque chose de commun avec elle, du moins extérieurement : une pratique parmi les plus sinistres de celles attribuées aux sorcières.
Il existe tout un ensemble de mythes que le passé nous a transmis avec horreur, mythes bien éloignés de la clarté apollinienne de l’Hellade — au point que même la voie cathartique de la tragédie classique n’a pas voulu s’en saisir pour les recomposer selon une dimension humaine. Seule la tradition populaire la plus ténébreuse, et la veine morbide et inquiète d’un Euripide, nous ont transmis ces légendes pour les livrer aux hallucinations de la terreur superstitieuse — ou au divan des psychanalystes. Il s’agit des mythes relatifs à l’infanticide.
Un même filon unit la sorcière Mégère, la magicienne Médée et Agave la bacchante.
Mégère, maîtresse de Zeus, voit les fils qu’elle eut de lui massacrés par Héra et, par vengeance, enlève les enfants à leur mère pour en sucer le sang. Médée, trahie par son mari Jason, se venge en tuant ses propres enfants. Agave, enfin, pour venger Dionysos outragé par Penthée, son fils, n’hésite pas à lui trancher la tête. Il s’agit ici de trois incarnations d’une même réalité : le principe féminin qui, en tant que Déméter et Aphrodite, a déjà fermé à l’homme la voie de la transcendance, lui dénie également la possibilité d’une continuité dans le devenir en lui tuant ses enfants s’il s’aperçoit qu’il cherche à échapper à l’esclavage sexuel grâce auquel il le tient en son pouvoir : Mégère se venge de l’infidélité de Zeus, et Médée, de l’adultère de Jason. Quant à Agavé, elle sanctionne le principe selon lequel il n’est pas permis à l’homme de se rebeller contre sa fonction purement phallique, personnifiée par Dionysos, et que lui a imposée la femme. C’est le retour des Amazones qui suppriment les enfants mâles après en avoir tué les pères : l’amour est mort.
La légende de Médée et de Mégère, élaguée des ténèbres de l’horreur, nettoyée de ses résidus « superstitieux », « démystifiée », psychanalysée, passée au crible lumineux de la Science et tombée ensuite dans le domaine social, se présente aujourd’hui sous de nouveaux atours : elle s’appelle le « droit à l’avortement ». La science a démontré que le fœtus et une tumeur maligne sont une seule et même chose, et, de son point de vue, elle n’a pas tort : si l’esprit n’existe pas, il s’agit de deux choses parfaitement identiques, de « néoplasies », c’est-à-dire de « formations neuves »), La sociologie, quant à elle, a démontré que la condition de mère dans notre société était frustrante, et cela aussi est un fait établi ; la démographie, de son côté, insinue de façon voilée que le génocide lui-même serait providentiel si l’on veut éviter que le monde explose pour cause de surpopulation. Au reste, si l’Amérique, l’Allemagne et la Russie (et pas seulement elles, l’ont pratiqué impunément, au nom de la guerre ou de la révolution, avec les chambres à gaz, les bombes et autres moyens moins pittoresques mais tout aussi efficaces, ne pourrions-nous pas nous-mêmes le pratiquer, avec plus de dignité et de profit, au nom du bien-être et avec des moyens plus discrets ?
Et voici comment Médée et Mégère, bannies hier encore du genre humain, ont retrouvé dans la « société du progrès » une place de choix, de pair avec un visage bénin et démocratique : elles ont été, comme on dit, « récupérées ».
Mais la puissance sinistre attribuée à la sorcière pour son infanticide rituel et la conscience de sa signification — qui donnaient au rire dément de Médée une sublimité diabolique, qui auréolaient d’une funèbre sacralité la perversité de Mégère —, cette puissance sinistre ne trouve guère son pendant dans la sereine et philanthropique condescendance du médecin qui pratique l’avortement dans le confort aseptisé d’une clinique bien équipée — ou dans les tables rondes et les congrès où l’on disserte courtoisement, lors d’aimables controverses entre beaux esprits, sur son opportunité — ou, enfin, dans les manifestations de rue où tout se résume a un problème d’utérus.
Ceci montre bien que ce qui différencie l’infanticide de la sorcière de l’avortement n’est pas seulement nominal, même si un filon souterrain relie l’un à l’autre et si la signification profonde de ces deux phénomènes est tout aussi effrayante.
L’infanticide magique était l’affirmation, poussée au-delà des limites humaines, de l’adhésion totale de la femme à sa nature propre. Inversement, l’avortement est l’extrême capitulation, car elle traduit la renonciation de la femme à incarner la Force-Vie, source de son pouvoir. Et il était inévitable, puisque les liens subtils qui unissaient la femme au plan le plus profond et le plus archétypal de son être se sont désormais définitivement rompus. En fait, ce qui a disparu, ce sont les prémisses mêmes et les finalités (qui, pour la pensée traditionnelle, sont implicites au fait même d’exister) qui permettraient d’orienter sa vie conformément à sa propre essence transcendante. L’esprit perdu est irrécupérable et rien ne sert de récriminer : tout ce que le monde de la matière peut offrir, c’est un vague humanitarisme capable de distribuer, quand c’est possible, des biens de consommation et de la « Justice Sociale ».
A dire vrai, que pourrait-il bien distribuer d’autre ? L’existence humaine, privée de signification supérieure, ne réclame rien de plus, désormais, qu’être vécue —- bien entendu de la meilleure façon possible : tel est le dogme de la Religion du Bien-être et de la Justice Sociale, le nouveau credo en lequel un Christianisme sans âme, et la majeure partie des religions dans le monde, se sont transformés. Les autres, en voie d’extinction, ont encore quelques adeptes dans les pays sous-développés — lesquels, toutefois, comme on l’assure de toutes parts, sont, eux aussi, « en voie de développement », « développement » ayant bien entendu le sens de communier dans ladite religion du Bien-être. Or, de ce point de vue, qui est aujourd’hui le seul possible, qui peut, et au nom de quels principes, s’arroger le droit d’imposer à une femme de poursuivre une grossesse qu’elle ne désire pas ? Alors que désormais la logique du bien-être et de la justice sociale oblige à justifier, sinon à louer, le vandalisme dans les rues, le crime « politique », la liberté provisoire ou définitive des malfaiteurs et des psychopathes (et nous nous excusons de devoir utiliser une terminologie qui semble indiquer un jugement négatif, mais révolution linguistique n’a pas réussi à marcher du même pas que… l’évolution des mœurs et, pour l’instant, nous ne saurions exprimer autrement ces aspects de notre réalité quotidienne), les « auto restitutions » (le chapardage dans les magasins a trouvé son néologisme adéquat), la débandade de la famille et des institutions. Quand tout cela finit par être accepté comme normal, l’interdiction de l’avortement apparaît alors comme l’ultime et pharisien acquiescement à la « démocratie des morts ». Et, sans la moindre ironie, les femmes ont toutes les raisons de se plaindre d’avoir été oubliées par l’iconoclasme collectif.
« Tremblez, tremblez… ». Il y a lieu de le faire — mais certainement pas pour les sorcières : elles sont hors de cause depuis longtemps !
Le pouvoir magique des règles.
L’un des problèmes qui, paraît-il, obsèdent aujourd’hui les féministes, est celui de la menstruation : contrairement à la « pulsion » sexuelle et à la maternité (auxquelles, si ou le veut, on peut se soustraire), la menstruation fait tellement partie de la nature féminine qu’il semble s’agir de quelque chose d’inaliénable et d’incontournable. C’est la marque même d’Ève, qu’il est impossible d’imputer ni à la culture androcratique ni à l’injustice sociale. La menstruation faisant partie d’un destin inéluctable, on tend à en prêcher, sinon véritablement l’ostentation, du moins une espèce d’acceptation résignée fondée sur la connaissance scientifique de ce phénomène et le substitut thaumaturgique de l’antique triade Asclépios-Hygie-Panacée qui guérit tous les maux. Et, à dire vrai, elle en a guéri au moins un : la honte, associée à un sentiment d’infériorité physique et psychologique, que suscitaient hier encore les règles. Honte et infériorité que les femmes ont toujours éprouvées par la faute de la société phallocratique, comme le relèvent fort justement les féministes ; en témoignent l’anthropologie, l’ethnologie et l’histoire des religions qui ont accumulé une quantité irréfutable de chefs d’accusation : la femme qui avait ses règles, chez les Anciens et chez les « primitifs », devait être isolée comme les déchets radioactifs, avoir le visage couvert afin qu’elle ne voie pas le Soleil (elle l’aurait obscurci), être recluse dans une cabane loin de toute habitation (elle contaminait ses voisins) ; ou bien, lorsqu’on lui permettait bénignement de circuler en liberté provisoire, elle ne pouvait sortir que de nuit et emprunter des chemins spéciaux réservés aux femmes indisposées. Lorsque plus tard, dans des civilisations particulièrement philanthropiques et tolérantes, il lui fut concédé de vivre sous le même toit que son époux, entrait alors en action un système compliqué de poulies grâce auxquelles l’infortunée était hissée au plafond et installée dans une petite cage afin d’éviter le simple contact avec le sol.
A toutes ces tortures s’en ajoutait souvent une pire encore : la soif, car, dans son état, la femme ne pouvait ni toucher ni, bien entendu, ingérer l’eau — risquant, sinon, de déchaîner orages et cataclysmes. Et s’il est vrai, comme on le raconte dans diverses traditions, que le déluge fut provoqué par l’imprudence d’une malheureuse qui but au puits alors qu’elle avait ses règles, on comprend pourquoi cette interdiction fut dès lors si rigoureusement observée. Au terme de cet affligeant séjour, les braves messieurs de l’ancien temps brûlaient diligemment les vêtements et les draps des délinquantes, et ce n’est qu’après moultes purifications qu’elles étaient enfin admises à rentrer dans la communauté civile. Par bonheur, cette explosion de sadisme n’avait pas lieu tous les mois, mais était la plupart du temps limitée à l’apparition des premières règles : ensuite, il suffisait de s’abstenir de tout contact contaminant avec la femme impure. Et il faut croire que cette norme était suivie scrupuleusement — que ce soit par crainte de la contamination ou à cause des lourdes peines qui étaient prévues pour les transgresseurs : qu’il suffise de rappeler que la Bible les condamnait à mort par lapidation.
Les femmes ne se sont pas demandé le pourquoi de tant de persécutions ou, si elles l’ont fait, ont retourné la question à la science, laquelle n’a pas su leur répondre. Et comme toujours dans de tels cas d’aporie, la chose a été versée au volumineux dossier de la répression masculine sous l’étiquette « barbaries et superstitions médiévales » ; mais ceci a du moins eu cet énorme avantage : la honte des règles a cessé de tourmenter les femmes.
Cependant, avec la honte, s’est également évanoui un pouvoir mystérieux — le dernier, peut-être, qui reliait encore la femme à la Femme Absolue. Un pouvoir clairement identifiable si l’on examine les éléments aptes à le dissimuler : nuit, Terre, eau – un pouvoir qui « obscurcissait le soleil ».
Les règles sont taboues. Or, le tabou, « c’est précisément cette condition des objets, des actions ou des personnes ‘isolées’ et ‘interdites’ à cause du danger que comporte leur contact. En général, est ou devient tabou tout objet, action ou personne qui porte, en vertu de son propre mode d’être, ou qui acquiert par une rupture de niveau ontologique, une force de nature plus ou moins incertaine. (…) Le terme correspondant à tabou en malgache est fady, faly, mot qui désigne ce qui est ‘sacré, prohibé, interdit, incestueux, de mauvais augure » (…), c’est-à-dire, en dernière analyse, ce qui est dangereux (…) » (Eliade).
Appliquées aux règles, de telles définitions expliquent aussi bien les rituels d’exorcisme et apotropaïques, inconsciemment pratiqués aujourd’hui encore par la culture androcratique, que l’usage magique des règles.
Elles n’expliquent pas pour autant la honte féminine qui, en réalité, n’est rien d’autre que le résidu (banalisé, désacralisé et vidé de toute signification) de la hiératique pudeur antique : celle d’une époque où le sacrum se conservait et s’alimentait en secret. Mais puisque, aujourd’hui, le sacrum a disparu et que la « prise de conscience » féministe s’est substituée à la conscience profonde du pôle féminin, la femme a perdu tout contact avec des racines comme avec sa force intime : s’il n’y a plus de sacrum, la pudeur ne sert à rien et la petite honte n’a plus de raison d’être.
Mais la sorcière, ultime prêtresse de la nuit, sait se réapproprier le sacrum contaminé par elle et en fait l’instrument de son pouvoir. C’est avec le sang menstruel quelle scelle son lien avec la terre : selon une tradition tzigane, tous les sept ans, les sorcières, au cours de la célébration du sabbat sur le mont de la Lune, répètent rituellement leur « pacte avec le diable », en utilisant le sang menstruel.
Or y le diable, nous l’avons vu, est le travestissement chrétien de l’antique Pan : l’énergie de la Terre, la Grande Mère ; c’est à elle que l’on consacrait justement le sang — ce dernier étant étroitement lié à la possibilité de procréer. Qu’ensuite les sorcières s’en soient servi pour préparer philtres et potions, c’est là un fait établi.
La superstition populaire a recueilli les antiques recettes et en perpétue la tradition, respectant scrupuleusement les dates fatidiques des fêtes du sabbat : la Chandeleur, le 1er mai (la Nuit de Walpurgis » de Goethe), le 1er août (date de l’antique fête des récoltes), la Toussaint, Mais il s’agit de la répétition passive d’un rite désormais désacralisé : car ce n’est pas l’objet en soi, mais la force qui s’y transfère qui est le véritable agent de la magie —- force que les sorcières, chargeant de significations symboliques le sang menstruel, réussissaient à diriger. L’amour et la mort, la stérilité et la fécondité, hauts et bas successifs de la vie humaine soumise au devenir : tel était leur champ d’action. Elles savaient désagréger, avec le sang menstruel, l’unité psychologique de l’individu en l’amenant au somnambulisme, à la folie ou à la possession : parce que dans la menstruation se retrouve le double pouvoir tellurico-féminin : la Force-Vie et la dissolution vers le bas.
L’Hostie diabolique.
« Messe noire » : ainsi l’Église appelait-elle les réunions nocturnes des sorcières. Car si par Messe on entend le rite grâce auquel on évoquait la présence réelle de la divinité, en ce cas celui des sorcières est également une Messe : de même que, sur les autels chrétiens, l’Hostie symbolique se transforme en Fils de Dieu, de même, sur les autels du Sabbat, la sorcière devenait l’incarnation vivante de la Déesse.
Le rituel religieux correspond au rituel magique : l’unique différence réside dans l’objet de l’évocation.
La Messe magique est Noire, car Noire est la Vierge de la Terre, l’infernale Hécate, mère de la dissolution et des ténèbres.
Sur l’autel nocturne, la sorcière attend qu’à travers le rite magique le principe divin s’incarne en elle. La plupart du temps, elle préférait officier nue, afin que son évocation gagne en puissance, héritière en cela d’une tradition millénaire dont on trouve encore aujourd’hui des survivances dans certaines coutumes agraires remontant vraisemblablement à la même antique sapience. En Estonie et en Finlande, « on ensemence parfois tout nu, la nuit (…) (Le sorcier est nu, lui aussi, lorsqu’il chasse les sortilèges ou les autres fléaux des champs). En Estonie, les fermiers s’assurent une bonne récolte en labourant et en hersant nus. Pendant la sécheresse, les femmes hindoues traînent, toutes nues, une charrue dans les champs (…) ». Eliade n’en explique pas les raisons, mais il n’est pas difficile de les découvrir : la nudité féminine évoque magiquement, par analogie, la nudité abyssale du féminin.
Quand le rite était accompli, on participait à la communion, au mysterium conjunctionis. L’Hostie, corps du Dieu fait Homme, se reçoit ; la Sorcière, corps de la Déesse, se possède : la communion sabbatique se traduisait par une orgie sexuelle collective qui avait pour but de faire participer l’assistance à la présence du sacrum.
II est bien évident que ce n’était pas l’orgie en elle-même qui intéressait l’Inquisition : la fornication, qu’elle soit publique ou privée, n’a jamais été poursuivie comme délit par aucun tribunal ecclésiastique et pas davantage l’orgie agraire qui, dans certaines régions, avait lieu carrément sous le patronage de l’Église : qu’il suffise de rappeler l’usage — qui a survécu longtemps, même à l’époque chrétienne — selon lequel, en Ukraine et dans l’Est européen, « à la Saint-Georges, après que le prêtre avait béni la récolte, de jeunes couples se roulaient sur les sillons. En Russie, c’était le prêtre lui-même qui était roulé sur le sillon par des femmes (…) ».
Ce n’était donc pas l’orgie, mais l’orgie sabbatique et ce qui se communiquait à travers elle qui était l’objet de persécutions — c’est-à-dire le pouvoir mystérieux du féminin. Du reste, les rites agraires sont la simple survivance, désormais réduite en termes de pure superstition, des antiques orgies de la Grande Mère. Et même les dates classiques des nuits de sabbat citées plus haut se référaient spécifiquement au culte tellurique : la Chandeleur (2 février), ancienne fête païenne conservée dans le culte chrétien en tant que bénédiction des chandelles et Purification de la Vierge, correspond aux Lenea grecques, fêtes en l’honneur de Dionysos ; le Ier mai, fête de la nature en fleurs et des bourgeons, à l’origine celle de Maia, qui donna son nom au mois. Or Maia était en Grèce la mère d’Hermès-Mercure, l’Androgyne et, à Rome, elle personnifiait le réveil de la Terre au printemps. Lors des réjouissances du 1er mai, on célébrait la Nuit de Walpurgis dont Goethe a laissé une vigoureuse description ; le 1er août, c’est l’antique Lamas, fête des récoltes, et le 31 octobre, la veille des fêtes chrétiennes des Saints et des Morts. Vie, Mort et Renaissance à l’enseigne de la Vierge et de la Mère : la substance des Sabbats était véritablement l’évocation rituelle de l’éternel devenir chtonien. Mais le mode de participation au sacrum, c’est-à-dire la « communion sexuelle », se référait également à la plus originelle tradition du culte féminin, que l’Antiquité connaissait sous la forme de la prostitution sacrée et de la hiérogamie.
Les prêtresses de la déesse, qu’elle ait pour nom Ishtar, Mylitta, Athagatia, Anaïtis ou Aphrodite, avaient pour fonction de se prostituer selon un rite magique, faisant de celui qui s’unissait à elles le coparticipant du pouvoir de la déesse. Ceci était toutefois une forme déjà institutionnalisée, au service de la société patriarcale (qu’on qualifierait aujourd’hui d’androcratie), dans le sens où ce pouvoir était rituellement offert au mâle : on reproduisait les conditions du retour à l’androgyne à travers le « hieros Gâmos », les noces sacrées.
Mais, dans les sociétés démétrico-aphrodisiennes, la prostitution sacrée avait un but bien différent – utiliser le pouvoir divin pour s’approprier la virilité transcendante de l’homme. La preuve en est qu’à l’âge historique, les hiérodules (les « esclaves sacrées », c’est-à-dire les prêtresses qui pratiquaient la prostitution rituelle) étaient appelés « vierges » et « pures ». Mais, à Babylone, il en existait une autre catégorie, les « harimâte », qui étaient très craintes : au point que l’on avait coutume de dire : « L’homme qui tombe entre leurs mains est perdu ». C’est à elles que les sorcières correspondent. Ce n’est pas un hasard si l’on disait que leur principale et plus dangereuse vertu consistait à provoquer l’impuissance virile.
Peut-être est-ce là l’unique pouvoir qui, par des voies et pour des motifs tout à fait différents, soit resté aux féministes — lesquelles, à en croire Musatti (Universitaire italien), sont véritablement des « femmes castrantes ».
Féminité et féminisme moderne. (Première partie : Lorsque meurt le mythe).
Féminité et féminisme moderne. (Deuxième partie : Le marché aux femmes).
Féminité et féminisme moderne. (Troisième partie : Les chemins de la perversion).
Les femmes de l’apocalypse. (Première partie : La crise du monde moderne).
Les femmes de l’apocalypse. (Deuxième partie : La prostituée de Babylone et la Vierge-Mère).
Les femmes de l’apocalypse. (Troisième partie : Le Sabbat de l’An 2000).
Source : « Femminilità e femminismo. Saggio sulla Donna nel Mondo della Tradizione », ouvrage d’ Edy Minguzzi publié à Gênes en 1980.