Giovanni Jacopo Casanova (1725-1798) a ajouté le titre fallacieux « de Seingalt » à son nom pour impressionner les personnes qu’il tentait de manipuler. De l’avis général, il est considéré comme l’un des hommes les plus intéressants du XVIIIe siècle. Né à Venise de deux acteurs itinérants en 1725, il prétendait avoir obtenu un doctorat en droit à l’université de Padoue à l’âge de seize ans. En parcourant ses Mémoires en plusieurs volumes, il faut se rappeler que Casanova est un de ces raconteurs qui, malgré sa candeur irrépressible, laisse souvent son imagination prendre le pas sur sa maîtrise des faits. Avec Casanova, on ne sait jamais très bien où finit la réalité et où commence l’imagination. C’est peut-être l’un des secrets de sa longévité et, il faut bien le dire, de son génie.
Sa première conquête, une jolie fille de treize ans nommée Bettina, tombe malade de la variole ; Casanova prétend l’avoir soignée et avoir lui-même attrapé la maladie. Il la retrouve des années plus tard, pauvre et en mauvaise santé, et elle est censée « mourir amoureusement dans ses bras ». Il dépeint toutes ses amours comme l’ayant aimé farouchement jusqu’à leur mort.
Pauvre, ambitieux et beau, Casanova était l’une de ces personnes qui semblent toujours être au bon endroit au bon moment. Il sauve le sénateur vénitien Bragadino d’une chute dans un escalier en 1746 et bénéficie par la suite d’une certaine protection politique pour ses activités louches, pour lesquelles il a déjà acquis une réputation. Sous la tutelle de ce dernier, Casanova visite la France, l’Allemagne et l’Autriche, colportant un mélange particulier de connaissances ésotériques, de remèdes médicaux et de magie occulte.
Ses compétences linguistiques et son charme inné lui permettent de naviguer parmi les clercs, les mondains, la royauté et les riches hommes d’affaires. Condamné à cinq ans de prison à Venise pour avoir enseigné la sagesse occulte et troublé la paix, il s’évade au bout de quinze mois (1757). Il a pu s’attacher à des femmes fortunées en colportant les arts de la guérison et de la magie, et a augmenté considérablement ses revenus en trichant aux cartes et à d’autres jeux de hasard.
Au fil de ses voyages à travers l’Europe, il accumule de nombreuses maîtresses et engendre une progéniture ici et là, au gré des opportunités. Son assurance séduisante, son esprit, ses prétendues connaissances « occultes » et sa capacité inhabituelle à gagner aux jeux de casino lui ont permis d’accéder aux cercles sociaux les plus élevés des pays qu’il a visités, mais tôt ou tard, il s’est toujours retrouvé en prison ou escorté à la frontière. Comme tous les grands séducteurs, il était doté d’un intellect puissant, qu’il savait déployer sur ses cibles quand il le fallait. Et il avait l’audace et le flair d’un homme qui n’a rien à perdre. Il prétendait même avoir rencontré et débattu de philosophie et de religion avec Voltaire, le grand intellectuel de l’époque. Si l’on en croit son récit du débat avec Voltaire (et la lecture en est divertissante), Casanova est même sorti vainqueur de l’échange. De temps en temps, il se battait en duel avec des rivaux furieux, mais selon lui, bien sûr, il gagnait toujours.
Après diverses aventures et conquêtes sexuelles trop nombreuses pour être relatées ici, il finit par découvrir que ses ruses, son esprit et ses tours de passe-passe avaient atteint le point de non-retour. Il finit par accepter un poste de bibliothécaire dans un château en Bohème, ce qui était terriblement ennuyeux mais au moins stable et sûr. C’est là qu’il passe les quatorze dernières années de sa vie à travailler dans les livres, écrivant ses Mémoires dix à douze heures par jour pour soulager la solitude de son existence. Il revendique une honnêteté absolue dans son récit, et une grande partie de celui-ci concorde effectivement avec l’histoire ; mais une grande partie n’est pas non plus franchement tout à fait rigoureusement exact.
Jusqu’à la fin, Casanova a conservé un peu de son panache d’antan. Il prétend avoir été profondément religieux, ce qui semble être le cas, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure il s’agissait d’une coloration protectrice dans une époque religieuse ou d’une dévotion sincère.
En parcourant sa carrière, peut-on dire qu’il y a là un système cohérent de philosophie ? Que devons-nous conclure de la vie de ce personnage unique ? Faut-il le considérer comme un avertissement ou comme un héros ? Le lecteur devra tirer ses propres conclusions. Mais résumons un peu l’éthique selon laquelle Casanova a vécu sa vie. Les points suivants sont (consciemment ou inconsciemment) les courants sous-jacents de sa vie, et semblent avoir constitué les bases de son code de conduite :
Une vision détachée et ironique de la vie, voilà le meilleur refuge de l’esprit.
Casanova aime prétendre que les épreuves qu’il a endurées (milieu pauvre, absence de famille et d’amour permanent) n’ont pas touché ses émotions. Il supprime ses sentiments et se réfugie dans des commentaires pleins d’esprit et des déclarations philosophiques. Vous ne savez pas si vous devez croire en Dieu ou non ? Il suffit de faire le pari de Pascal et tout ira bien, suggère Casanova. (Le pari de Pascal, du nom du philosophe français Blaise Pascal, est le nom donné à une sorte d’argument « coût-bénéfice » utilisé pour justifier la croyance en Dieu. En gros, il dit que puisque nous ne saurons jamais si Dieu existe ou non, il est plus logique de croire en l’existence d’une divinité, puisque les avantages de la croyance l’emportent sur les inconvénients).
Le crime ne paie peut-être pas ; mais il rend la vie plus intéressante.
Casanova ne s’excuse jamais de ses fraudes, de ses combines et de ses tours de passe-passe au cours de sa vie. Il donne définitivement l’impression que, bien qu’il regrette la façon dont il a fini, sa personnalité n’aurait pas laissé les choses se dérouler autrement. La vie normale était de toute façon une mascarade qui détruisait l’âme, croyait-il apparemment, alors une petite fraude de temps en temps ne ferait de mal à personne.
Le caractère détermine le destin.
Cette idée remonte aussi loin que les tragédiens grecs. Casanova sait qu’il ne peut échapper à sa véritable nature, quels que soient ses efforts. Il semble avoir découvert des choses sur lui-même qu’il aurait préféré ne pas savoir à certains moments de sa vie, et cette connaissance l’a envoyé plus loin sur le chemin où il a fini. Fondamentalement, il avait un fatalisme stoïque qui suggérait que les roues du destin tournent sans tenir compte des plans ou des besoins d’un homme. Il a fini comme il l’a fait parce que « c’était son caractère ».
Le plaisir compte pour quelque chose.
Quelle que soit la façon dont il a fini, Casanova a vécu plusieurs vies d’aventures au cours de ses années sur cette terre. Il le sait très bien, et suggère toujours sournoisement que tout cela en valait la peine. S’il n’a jamais prôné la débauche effrénée, il ne fait aucun doute qu’il a structuré sa vie autour de la recherche des plaisirs sensuels.
L’aliénation est inéluctable.
Casanova prend plaisir à raconter comment il s’est joué des riches aristocrates qu’il a côtoyés. Lui, issu d’un milieu pauvre, ne pouvait que constater à quel point il était aliéné et séparé des gens qu’il côtoyait. Il avait beau essayer de s’intégrer dans la bonne société, cela ne marchait jamais. Casanova était l’outsider par excellence, condamné à vivre son existence en marge de la société. On peut dire qu’il a été le premier consommateur de pilules rouges. Et il le savait.
Tout compte fait, Casanova reste un personnage controversé. Pour la façon dont il a fini (malheureux et seul dans un château), on peut se demander : tout cela en valait-il la peine ? Toutes les ruses, les conquêtes de femmes et les jeux de hasard l’ont-ils rendu plus heureux qu’il ne l’aurait été autrement ? Je laisse les lecteurs se faire leur propre opinion. Je ne doute pas qu’il aurait répondu par l’affirmative. Et il est difficile de ne pas être d’accord avec lui. On peut penser que les Grecs avaient raison après tout : peut-être, en fin de compte, le caractère détermine-t-il vraiment le destin.
Source : « Lessons from the life of Casanova » publié par Quintus Curtius le 7 juillet 2013.